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Entre rixes et cache-cache avec la police, la longue attente des migrants de Calais

Chaque jour, les quelque 1 200 migrants présents à Calais - principalement soudanais et érythréens - tentent de rejoindre illégalement l'Angleterre, cachés dans des camions. Seuls quelques-uns réussissent à passer outre-Manche. 

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Trois migrants érythréens, le long des routes de Calais (Pas-de-Calais), le 7 août 2014. (KOCILA MAKDECHE / FRANCETV INFO)

Abou-Salah panse ses plaies. Assis sur le bord d'une route de la zone industrielle de Calais, il enroule son bras meurtri dans un bout de tissu déjà taché de rouge. Deux jours plus tôt, le jeune Soudanais de 22 ans s'est battu à coups de barre de fer. Celle de son adversaire n'a fait que l'effleurer, mais son bout tranchant lui a tout de même entaillé le bras sur dix centimètres.

La rixe s'est déroulée dans la nuit du 3 au 4 août. Une centaine de migrants soudanais et érythréens se sont affrontés sur le port de Calais. Les combats à l'arme blanche ont fait 53 blessés, dont un grave, qui a été immédiatement transféré à l'hôpital de Lille. La veille, seize personnes avaient déjà été blessées dans une autre bagarre. Les migrants se disputaient l'accès au parking où ils tentent d'embarquer illégalement dans les camions en partance pour l'Angleterre. Comme tous les autres, Abou-Salah cherche désespérément à passer de l'autre côté de la Manche.

"Concurrence extrême"

La préfecture parle de "guerre de territoire", mais pour Abou-Salah, les rixes sont surtout la conséquence du "stress et de la concurrence extrême". C'est la première fois que les migrants sont aussi nombreux dans la ville : 1 200 personnes tentent chaque jour d'embarquer vers l'Angleterre.

Parmi eux, beaucoup de Soudanais, mais surtout des Erythréens. Ces derniers mois, ils ont été de plus en plus nombreux à fuir la dictature et un service militaire qui dure une vie. Selon un compte-rendu de la police aux frontières, que Le Figaro s'est procuré, 68 Erythréens ont été interpellés en France entre janvier et mars, 694 en avril, 1 845 en mai et 2 628 en juin. Un afflux qui crée, de fait, des rivalités.

"L'Angleterre, c'est le but de tous les migrants, explique le jeune Soudanais dans un mélange maladroit d'arabe et d'anglais. Le problème, c'est que c'est devenu très dur de monter dans un camion avec tous les contrôles de police." Et d'autant plus depuis les rixes. Le préfet du Pas-de-Calais a immédiatement mis en place un important dispositif policier : une demi-compagnie de CRS fait régulièrement des rondes dans la ville. La police aux frontières multiplie les patrouilles sur les parkings et les stations-service environnantes, où les poids lourds viennent faire le plein avant de partir outre-Manche. 

Abou-Salah a décidé de changer de stratégie. Après avoir passé trois mois à zoner sur les parkings, c'est désormais le long des routes qu'il tente d'embarquer dans les poids lourds. "Hier, j'ai failli réussir, mais le chauffeur m'a vu et m'a chassé à coups de batte de base-ball." Les transporteurs sont excédés par ces assauts incessants. "Si on se fait choper avec un clandestin dans notre camion, on paye une énorme amende de notre poche, raconte l'un d'eux sur l'embarcadère du ferry. Regardez, ils sont partout !" 

Le jeu du chat et de la souris

Quelques mètres plus loin, sur un pont d'autoroute, ils sont en effet une cinquantaine à guetter les camions. Au moindre ralentissement, les migrants courent sur les voies pour ouvrir les remorques et y plonger. Les plus inconscients vont jusqu'à s'accrocher sous les essieux.

Sur un pont d'autoroute, des dizaines de migrants guettent les poids lourds en partance vers l'Angleterre pour tenter de s'y cacher, le 7 août 2014 à Calais.  (KOCILA MAKDECHE / FRANCETV INFO)

Un migrant vient d'entrer dans la remorque d'un camion, au niveau de l'embarcadère de Calais pour les ferrys vers l'Angleterre, le 7 août 2014. (KOCILA MAKDECHE / FRANCETV INFO)

Après une folle course, l'un d'eux vient de réussir à grimper dans un poids lourd. Pour multiplier ses chances, il s'était mis en marge du groupe. Une demi-heure plus tard, c'est escorté par la police qu'il sort de la zone d'embarquement. Pendant des heures, migrants et forces de l'ordre semblent jouer à une interminable partie de cache-cache. A chaque fois que les policiers descendent de leurs voitures de patrouille, les clandestins détalent et disparaissent dans des trous découpés dans les grillages qui donnent sur les bois. Dix minutes plus tard, ils sont de retour.

A la fin de la journée, ils ne sont généralement que quelques-uns à avoir réussi à partir. Penauds, les autres retournent passer la nuit dans les différents camps de fortune, plantés un peu partout dans la ville. En marchant dans les sentiers tracés dans les bois alentour, Samuel, 21 ans, raconte son périple. L'Erythrée, il l'a quittée il y a déjà plus d'un an. Depuis, il a traversé l'Ethiopie, le Soudan, la Libye et l'Italie. Ses sandales usées et sa veste de survêtement comme seuls bagages. 

La loi des passeurs

Pour traverser le Soudan, il a marché pendant des semaines dans le désert. De même pour la Libye, où il a été arrêté et jeté en prison. Deux mois dans une cellule bondée et insalubre. "On était parqués comme des chiens. Considérés comme des animaux. C'est la pire épreuve de ma vie. Certains en sortent les pieds devant", raconte-t-il de sa voix nasillarde. Décidé à sortir de sa cage, il a fini par accepter de payer les policiers corrompus : "1 500 dollars. C'est le prix de la liberté." Ensuite, Samuel a dû donner 1 700 dollars à un passeur pour embarquer vers l'Italie, sur un bateau de fortune.

Chaque pays a ses passeurs, et chaque frontière a son prix. Au total, son voyage jusqu'à Calais lui a coûté plus de 9 000 dollars. Pour réunir une telle somme, les migrants mobilisent leur famille. "A chaque étape, j'ai appelé mes oncles et cousins pour leur demander de m'envoyer de l'argent." Un vrai "sacrifice" pour les proches de Samuel, qui vient de la campagne érythréenne. "Une fois arrivé en Angleterre, je travaillerai pour tous les rembourser." Si les clandestins sont prêts à tout pour atteindre leur but, c'est parce qu'ils savent ce que représente l'investissement familial.

Un large réseau de passeurs sévit aussi à Calais. "Certains passeurs connaissent les chauffeurs de poids lourds, tu leur donnes 500 euros et ils te disent dans quel camion monter", explique Samuel. Pour le double, les voyageurs illégaux peuvent monter dans des petites camionnettes spécialement affrétées. Certains ont tenté le coup, mais ont été arrêtés par la douane. "Bien entendu, ils n'ont pas été remboursés". Comme la plupart des migrants à cette étape du voyage, Samuel est complètement fauché. C'est pourquoi il préfère tenter sa chance tout seul. 

La "jungle", plus gros campement de la ville

Quand il n'est pas le long des autoroutes, Samuel passe son temps dans la "jungle", un camp de fortune dans la zone industrielle de Calais. Derrière une ancienne usine, tentes et cabanes jonchent le sol. C'est le plus gros campement de la ville : 400 Erythréens y patientent, sans eau ni toilettes, au milieu des déchets. Parmi eux, on trouve des femmes. Certaines sont enceintes. Il y aussi des jeunes adolescents, comme Djibril et Yassin, 12 et 13 ans. Ils ont fait le même périple que leurs aînés.

Djibril et Yassin, 12 et 13 ans, dans un camp de migrants à Calais, le 6 août 2014. (KOCILA MAKDECHE / FRANCETV INFO)

Sept paires de jambes entremêlées sortent d'une tente, normalement prévue pour un couple. Pour faire face au manque d'abris et de nourriture, le partage est de rigueur. Ici, le moindre repas, la moindre bouteille d'eau ou la moindre cigarette passent de mains en mains. Autre problème inquiétant : le développement des maladies dues à la promiscuité. La situation sanitaire oblige le Smur à intervenir quotidiennement dans le camp. Plusieurs cas de varicelle, de gale et même de malaria ont été constatés. Certains sont victimes de furonculose, éruption de nombreux furoncles récidivants.

"La solution doit être collective"

Il est 21 heures et la nuit commence à tomber sur la "jungle". Une douzaine d'hommes restent en retrait à discuter. Au milieu d'eux, Barakat, 28 ans, semble jouer le rôle de doyen. "Nous commençons à être vraiment très nombreux, mais nous sommes solidaires. C'est notre force", explique-t-il d'une voix douce mais ferme. Il est le seul à s'exprimer dans un anglais parfait. 

Abris de fortune dans la "jungle", le camp de migrants de Calais, le 6 août 2014.  (KOCILA MAKDECHE / FRANCETV INFO)

Depuis trois semaines, Barakat n'essaie plus de monter illégalement dans un camion. La concurrence est trop rude et les risques trop grands. "Il y a des femmes enceintes qui de toute façon ne pourront pas passer illégalement. Aujourd'hui, la solution doit être collective."

En 2013, après une vague d'occupations et des grèves de la faim, le Royaume-Uni a finalement accepté d'examiner au cas par cas la situation des migrants syriens de Calais. L'épisode entretient l'espoir chez plusieurs clandestins, comme Barakat. "J'attends que le gouvernement britannique vienne à notre rencontre ici et nous régularise tous." 

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