Egypte : "Les militaires sont dans une logique d’éradication des Frères musulmans"
Pour Sophie Pommier, spécialiste du pays, la répression menée contre les sympathisants de la confrérie ne fait qu'accentuer l'instabilité, et aura des répercussions économiques désastreuses.
Répression violente des manifestations, interdiction d’antenne pour les chaînes de télé jugées trop proches, confiscation des biens, gel des avoirs, activités interdites, arrestation des leaders… La confrérie des Frères musulmans, dont est issu le président déchu Mohamed Morsi, semble peu à peu retomber dans l’illégalité à laquelle elle était habituée avant le "printemps arabe".
Pourtant, l’Alliance contre le coup d’Etat, mouvement mené par la confrérie pour organiser la mobilisation des partisans de Mohamed Morsi, a appelé à d’autres manifestations au cours de la semaine. Dimanche, les affrontements avec la police ont fait 51 morts.
Sophie Pommier, spécialiste de l’Egypte et professeure à Sciences Po, dresse un état des lieux de la situation dans laquelle se trouve actuellement le mouvement islamiste.
Francetv info : Quels organes des Frères musulmans ont été interdits au cours de ces derniers mois ?
Sophie Pommier : Historiquement, le mouvement exerce trois types d’activités. Une activité politique, officielle, depuis la révolution, caritative depuis toujours (aide aux nécessiteux) et, bien sûr, religieuse (encadrement dans les mosquées…). Jusqu’à récemment, la confrérie des Frères ne possédait aucun statut défini. Elle s’est d’abord constituée en parti politique – le Parti de la liberté et de la justice (PLJ) – après la révolution de février 2011, puis a obtenu le statut d’organisation non gouvernementale (ONG) en mars 2013.
Le 23 septembre, une décision de justice assez ambiguë a été rendue. On ne comprend pas très bien sur quoi elle porte. Il y a d’ailleurs actuellement une polémique quant aux compétences du tribunal à se prononcer sur ce sujet. Les Frères ont fait appel de la décision.
Cette décision interdit désormais aux Frères musulmans toutes leurs activités, notamment caritatives – qui leur ont, par le passé, attiré la sympathie de la population. Le nouveau régime au pouvoir a également fait le ménage sur le plan religieux, notamment en ayant recours aux arrestations. Mais on ne sait pas ce qui va se passer pour Liberté et Justice, le parti politique de la confrérie.
Quelle marge de manœuvre légale leur reste-t-il ?
Ils n’ont presque plus de marge de manœuvre puisque leurs trois forces (religieuse, politique et caritative) sont désormais menacées ou interdites. Mais les Frères musulmans ont longtemps connu cette situation. La confrérie a été interdite en 1954, après la prise de pouvoir de Nasser, et a alors vécu des années très dures de répression. Pendant l’ère Moubarak, les relations étaient plus fluctuantes, le pouvoir plus ou moins restrictif, selon les périodes. La confrérie était interdite mais tolérée. Aujourd’hui, on pourrait se retrouver dans ce cas-là. Mais il faut reconnaître qu’actuellement, la répression est beaucoup plus dure que ce qu’elle était sous la présidence Moubarak. Elle fait davantage penser aux purges nassériennes. Les militaires sont dans une logique d’éradication. Les membres plus modérés du gouvernement n’arrivent pas à faire entendre leur point de vue et à fixer une ligne de négociation.
Comment s’organise aujourd’hui la confrérie, alors que ses principaux leaders ont été arrêtés ?
La structure de la confrérie est très hiérarchique et la plupart des dirigeants ont été envoyés en prison ou se sont réfugiés à l’étranger. De nombreux Frères sont "sortis du bois" après la révolution de 2011 et sont désormais exposés. L'ampleur de la répression a produit un effet de sidération. Désormais, il y a un manque d’encadrement flagrant au sein de la confrérie. Cela peut, par exemple, laisser la porte ouverte à la radicalisation de jeunes islamistes qui n’ont plus de consignes, comme ce fut le cas au cours des années 1990. Cela peut devenir dangereux.
Comment réagit la population vis-à-vis des Frères ?
La répression est très dure, mais la population est aussi très remontée contre les Frères musulmans. Les affrontements de ces dernières semaines ont eu lieu avec les forces de l’ordre, mais aussi avec des habitants lambda. Beaucoup de membres de la confrérie se sont rasé la barbe au cours de ces derniers mois pour passer incognito. Cependant, le rejet est peut-être moins fort dans les campagnes, où la population avait massivement voté pour eux.
L’opinion publique est renforcée par les médias qui se sont mis au service du nouveau régime. Les propos sont parfois très violents envers les Frères musulmans et le rejet est total, avec de quasi-appels au meurtre.
Comment évolue la mobilisation des pro-Morsi ?
Il est difficile de le savoir. On a eu l’impression que la mobilisation s’essoufflait, mais elle a repris. La violence appelle la violence. Même s’il y a répression, la colère fait que les manifestants peuvent braver le danger. Les Frères ont renoncé à la violence dans les années 1970. Pour le moment, ils s’en tiennent, au moins officiellement, à cette ligne. S’ils s’estimaient contraints de changer de stratégie, ce serait un tournant historique, mais on ne semble pas en être arrivé là.
Un attentat non revendiqué et "condamné énergiquement" par les Frères musulmans a visé le ministre de l’Intérieur le 5 septembre. C’est la première fois depuis les années 1990 que se produit une opération de ce type : contre une personnalité politique, avec ce modus operandi, dans la capitale. Des connexions pourraient éventuellement se créer entre la confrérie et les mouvements jihadistes du Sinaï, qui sont confrontés à des opérations militaires très violentes. Mais pour l’instant, les liens ne sont pas avérés.
Quelle sortie de crise peut-on envisager ?
Les Frères musulmans ont trois options : quitter le pays, adopter un profil bas et se faire oublier ou se radicaliser et entretenir l’instabilité pour faire échouer le gouvernement. Ils n’appellent pas à la violence, ils refusent de coller à l’image de terroristes que veulent leur attribuer les militaires. En revanche, ils peuvent s’efforcer d’empêcher l’économie de redémarrer en poursuivant les manifestations pour maintenir l’instabilité dans le pays.
Le problème est que les militaires ne se rendent pas compte de l’inefficacité de cette ligne éradicatrice. Or, s’ils continuent, ils finiront par installer dans le pays une instabilité chronique avec, à la clé, la désertion des investisseurs et des touristes. Les militaires auront alors besoin de quémander à nouveau de l’argent aux pays du Golfe. Ils versent à l'Egypte une aide de 12 milliards de dollars, qui leur permet de financer des mesures sociales destinées à s’attirer les faveurs de la population. Cela ne pourra pas durer éternellement et il faudra alors entamer des discussions. Chacun souhaite les aborder dans les meilleures conditions, ce qui explique la manière forte des militaires d’un côté, la mobilisation désespérée des islamistes de l’autre.
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