Afghanistan : devant la progression des talibans, la population éprouve "un sentiment de trahison absolue tout à fait légitime", témoigne une journaliste
Récompensée pour son reportage "Afghanistan : vivre en pays taliban", Solène Chalvon-Fioriti explique le manque d'opposition des forces afghanes par une forte "démoralisation" des soldats. "Ils ont bien compris que les talibans avaient la gouaille des vainqueurs".
Les talibans continuent leur progression jour après jour en Afghanistan, à l'approche du départ des dernières troupes américaines, prévu le 11 septembre. Mercredi 11 août au matin, ils détenaient neuf des 34 capitales provinciales du pays. Solène Chalvon-Fioriti, grand reporter, nommée pour le prix Bayeux des correspondants de guerre pour son reportage Afghanistan : Vivre en pays taliban, estime qu'il y a sur place de la part de la population "un sentiment de trahison absolue qui est tout à fait légitime".
franceinfo : Les talibans sont-ils les mêmes qu'il y a vingt ans, quand les États-Unis sont intervenus au lendemain du 11-Septembre ?
Solène Chalvon-Fioriti : Les informations qui filtrent depuis les districts qu'ils ont pris récemment ne sont pas bonnes concernant les femmes. On voit bien qu'ils demandent à nouveau aux femmes de rester chez elles, de porter la burqa, de sortir uniquement avec un homme de leur famille, une sorte de chaperon qui vous suit partout. Nous avons passé du temps, pour ce documentaire, dans une province qui est très proche de Kaboul, donc c'était les plus 'évolués' d'une certaine manière, et c'était quand même extrêmement rigoriste, extrêmement conservateur. Mais à certains égards, il faut reconnaître qu'il y a des choses chez eux qui fonctionnent, qui fonctionnent même mieux qu'en territoire pris par le gouvernement, la justice en l'occurrence. On a assisté à une cour de justice où vous voyez bien qu'ils rendent la justice de façon rapide. Ils sont compris et il y a moins de petits chefs, il y a moins de corruption.
Il y a quelque chose de mitigé dans la façon dont les habitants regardent ces talibans qui, peu à peu, reprennent le contrôle de l'Afghanistan ?
La fracture entre les villes et les campagnes est toujours extrêmement ancrée en Afghanistan. Elle s'est beaucoup accentuée ces vingt dernières années où vous avez eu un effort de développement énorme, massif, de centaines de milliards de dollars qui ont été donnés principalement pour les villes et les élites. Et ce développement-là, les campagnes n'en n'ont rien vu.
"Ce qu'on l'on hume dans l'air, c'est vraiment la catastrophe à venir, un effroi, un sentiment de détresse, un sentiment d'abandon."
Solène Chalvon-Fioriti, grand reporterà franceinfo
Nous partons, nous, la coalition internationale, qui a vendu ce développement, qui a encouragé les filles à sortir dehors, à aller travailler, aller à la fac et qui a payé pour leurs bourses. Et maintenant, en fait, on délivre des visas au compte-gouttes. Il y a un sentiment de trahison absolue qui est tout à fait légitime. Vous êtes à Kaboul aujourd'hui, vous ne pouvez pas même vous rendre dans une ambassade pour avoir un visa, c'est extrêmement compliqué. Vous avez beaucoup de difficultés à passer la frontière iranienne ou pakistanaise, vous ne pouvez pas monter dans un vol. Ils sont enfermés chez eux. Je tiens quand même à dire que pour beaucoup de femmes, même dans les villes aujourd'hui, voir les talibans revenir, c'est bien moins pire que de voir la guerre civile advenir et ça, c'est en passe d'arriver. Je reviens de Bâmiyân. Les gens sont armés dans les bazars, ils ressortent les armes qu'ils avaient gardé pour certains de la guerre civile.
Comment vous expliquez la progression extrêmement rapide des talibans alors que l'armée afghane est plus nombreuse ?
D'abord, on les a très mal formés parce que cet argent a été détourné. L'argent qui était donné dans l'armée, dans la justice, en Afghanistan, c'est le plus gros poste de corruption. Et surtout, on savait que ça allait arriver. Mais tout le monde est quand même un peu pris de court. Même les gens qui connaissent bien l'Afghanistan. Mais ça fait des années qu'on annonce qu'ils arrivent, qu'il y a une démoralisation dans les troupes afghanes qui est très, très forte. Le travail de sape psychologique qui a été mené du côté des talibans est très, très réussi. Quand ils arrivent dans des capitales provinciales, en réalité, il y a assez peu de combats. Ce qui se passe souvent, c'est que les forces afghanes et les plus hauts fonctionnaires s'en vont et se cachent dans une base militaire parce qu'il y a vraiment une démoralisation profonde. Contrairement à ce que Joe Biden disait ce matin, il y a beaucoup, beaucoup de soldats qui ne touchent plus leur solde depuis six mois. Ils ont bien compris que les talibans avaient la gouaille des vainqueurs déjà et ça, ça les mine énormément.
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