Afghanistan : pourquoi l'avancée des talibans semble-t-elle inarrêtable ?
Depuis vendredi, les insurgés ont conquis six capitales provinciales sur les 34 que compte le pays. Les autorités risquent de perdre le contrôle du nord du territoire.
L'avancée des talibans se poursuit jour après jour en Afghanistan, à l'approche du départ des dernières troupes américaines, prévu le 11 septembre. Mardi 10 août, les insurgés se rapprochaient de Mazar-i-Sharif, la plus grande ville du nord du pays, obligeant de nombreux civils à s'enfuir.
Après plusieurs semaines d'avancée, les talibans sont aujourd'hui à la tête de neuf des 34 capitales provinciales de l'Afghanistan. Entre vendredi et lundi, ils ont pris le contrôle de Zaranj, de Sheberghan, puis de la grande ville du Nord-Est, Kunduz, mais aussi de Taloqan et Sar-e-Pul. Et dans la nuit de mardi à mercredi, c'est la ville de Faizabad qui est tombée.
Pour mieux comprendre l'ampleur de cette offensive et sa rapidité, franceinfo a interrogé Georges Lefeuvre, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l'Afghanistan, du Pakistan et de l'Inde.
Franceinfo : quels sont les événements qui ont conduit les talibans à repartir à l'offensive ?
Georges Lefeuvre : En décembre 2018, le président américain Donald Trump, pressé de pouvoir "ramener les boys à la maison" avant la prochaine échéance présidentielle de novembre 2020, annonce qu'il va retirer la moitié de ses troupes dans les trois mois, c'est-à-dire 7 000 soldats environ. A ce moment-là, les talibans comprennent que le rapport de force est en leur faveur, puisque le seul souci du président est alors d'en finir à tout prix avec cette désastreuse aventure américaine de presque vingt ans en Afghanistan.
En février 2020, les Américains et les talibans signent à Doha, au Qatar, un accord fixant les conditions et le calendrier précis du retrait des troupes. Les conditions sont clairement au seul avantage des talibans, qui ne s'engagent à presque rien, sauf ne pas attaquer les forces étrangères dans le processus de retrait. Le gouvernement afghan est d'ailleurs absent de l'accord.
En revanche, les Américains s'engagent au nom de ce gouvernement absent à libérer 5 000 prisonniers talibans et, au nom des 39 pays de la coalition internationale, à retirer toutes les forces étrangères actives en Afghanistan sous commandement de l'Otan. Enfin, les Etats-Unis s'engagent aussi à demander à l'ONU d'approuver cet accord, ce qui sera fait dix jours plus tard, par le vote de la résolution 2513.
"L'accord de Doha est un boulevard pour les talibans : l'Amérique devient impotente sur le terrain, l'Otan est obligée de s'en aller. Il ne s'agit pas d'un accord de paix."
Georges Lefeuvre, spécialiste de l'Afghanistanà franceinfo
Ainsi, lorsque Joe Biden arrive au pouvoir, il essaie bien de tergiverser, mais il ne peut plus rien renégocier. Dans son communiqué officiel du 14 avril, il annonce, dépité, le retrait total sans autres conditions. Il obtient juste un délai supplémentaire pour retirer l'ensemble de ses troupes d'ici le 11 septembre au lieu du 1er mai initialement prévu.
Quelle est la stratégie adoptée par les talibans ?
Ils n'ont pas fait la même erreur qu'en 1994-96, lorsqu'ils menaient une guerre de conquête du pays en proie depuis quatre ans à la guerre civile. A cette époque, ils avaient d'abord conquis toutes les zones pachtounes dans le Sud et l'Est – à l'origine, les talibans étaient tous d'ethnie pachtoune – avant de prendre le pouvoir à Kaboul. Puis, ils ont essayé de prendre le Nord, où vivent principalement des Ouzbeks, Turkmènes, Tadjiks, mais n'avaient que partiellement réussi à cause de la résistance de l'Alliance du Nord dirigée par Rachid Dostum et le commandant Massoud.
Pour cette fois-ci, ils avaient préparé de longue date le terrain en obtenant d'importantes défections ouzbèkes et tadjikes venues gonfler leurs propres rangs, et se sont ainsi rendus maîtres en moins de trois mois de la quasi-totalité des districts du Nord et de l'Ouest.
"Seul le centre de l'Afghanistan reste sous contrôle de l'État. Le reste du pays, de peuplement pachtoune dans l'Est et le Sud, d'où sont originaires les talibans, leur est déjà quasiment acquis."
Georges Lefeuvreà franceinfo
Il y a des endroits où il y a des combats acharnés, mais dans 80% des cas, l'armée afghane rend les armes sans résistance. Dimanche dernier, les talibans se sont emparés de la ville de Zarandj, une commune de 200 000 habitants à la frontière avec l'Iran, sans que l'armée ne montre la moindre opposition. On a pu voir des talibans parader ensuite dans des Humvees [véhicules de transport militaire américains], donc on voit bien qu'ils récupèrent des moyens que les Etats-Unis avaient mis à disposition de l'armée afghane.
Pourquoi le gouvernement afghan est-il si impuissant face à cet ennemi ?
Après la réduction du nombre des troupes étrangères en 2014, en gros de 150 000 soldats à moins de 20 000, la lutte contre les talibans s'est faite essentiellement par voie aérienne. Mais les Américains se sont bien gardés de transmettre leur haute technologie et leurs systèmes sophistiqués de guidage. L'armée afghane est désormais incapable d'entretenir l'aviation laissée par les Américains et les capacités de l'armée de l'air sont déjà très diminuées.
L'armée afghane pâtit également des actions menées par la coalition, son image n'est pas forcément bonne auprès de la population. Ces dernières années, selon les rapports de la Mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), la majorité des victimes civiles ont été tuées par les opérations aériennes des armées afghane et américaine.
Résultat, dans les zones tribales pachtounes, des chefs de tribus encouragent les soldats à ne pas se faire tuer pour rien, à rendre les armes.
"Même au niveau national, le président Ashraf Ghani ne compte plus sur l'armée pour se défendre contre les talibans."
Georges Lefeuvreà franceinfo
Le 9 août, Ashraf Ghani a ainsi invité au palais présidentiel des "seigneurs de la guerre" – ces anciens chefs moudjahidines qui ont combattu avec succès l'armée soviétique et qui ont pour la plupart entretenu des milices privées – et s'est engagé à leur fournir des armes pour combattre les talibans. Mais ces chefs de guerre n'ont rien à voir les uns avec les autres, ne forment pas une force nationale homogène et leurs intérêts personnels et leurs propres parcours ne sont que rarement compatibles. En 1992, c'est dans un contexte similaire que l'Afghanistan avait sombré dans une guerre civile épouvantable.
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