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"C'est comme ça que l'on va faire de la politique désormais" : pour les spécialistes, l'affaire Griveaux marque le début d'une nouvelle ère

Benjamin Griveaux, tête de liste LREM aux élections municipales à Paris a annoncé son retrait après la publication sur internet de vidéos intimes. Une affaire inédite en France et qui marque un tournant dans notre vie politique, analysent les spécialistes.

Article rédigé par franceinfo - édité par Cyrille Ardaud
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Benjamin Griveaux lors de l'annonce de son retrait de la campagne municipale parisienne, le 14 février 2020 (LIONEL BONAVENTURE / AFP)

"C'est la première fois dans l'histoire politique française que les réseaux sociaux font chuter un candidat, et ce n'est sans doute qu'un début." Pour Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po Paris et spécialiste des réseaux sociaux, l'affaire Benjamin Griveaux marque un tournant dans la vie politique française.

Le candidat La République En Marche aux élections municipales à Paris a annoncé son retrait après la diffusion sur les réseaux sociaux d'une vidéo et d'échanges à caractères sexuels. C'est un artiste russe contestataire, Piotr Pavlenski, qui affirme avoir diffusé les images. Contacté par franceinfo, l'avocat de Benjamin Griveaux annonce sa volonté de poursuivre "les publications qui violeront la vie privée" de son client.

Une immaturité de notre société sur la question des réseaux sociaux

Pour Jean Viard, sociologue et directeur de recherche associé Cevipof-CNRS, cette affaire ne fait que nous rappeler notre méconnaissance d'internet des réseaux sociaux : "C'est un monde dans lequel nous devons tous apprendre à circuler, parce qu'il n'y a aucune limite. Nous devons apprendre à nous protéger de cette machine géniale de communication. Et un homme politique doit doublement se protéger car il prétend incarner les autres, aller dans l'espace public, donc il est forcément plus fragile."

Selon lui, il y a une immaturité non seulement des hommes politiques, mais de toute la société et de l'État, lorsqu'il s'agit de réseaux sociaux : "Par exemple, si vous appelez la police parce que vous êtes poursuivi par un réseau qui tente de vous faire chanter sur internet, les forces de l'ordre vous répondront qu'elles ne peuvent rien faire. L'affaire numérique n'est pas encore entrée dans l'ordre publique. Et la diffusion de cette vidéo le montre bien, puisqu'elle n'a pas pu être arrêtée. Nous ne sommes pas armés."

Partager sa vie privée en ligne : un risque

Il est donc essentiel que l'ensemble des internautes prennent conscience du danger de partager des données personnelles et des contenus compromettants sur internet. Le "revenge porn", le fait de diffuser des images ou vidéos pornographiques d'une personne sans son autorisation, est un phénomène en pleine expansion depuis quelques années. Cela touche des personnalités mais aussi des anonymes. Malgré ces risques, les internautes sont de plus en plus nombreux à partager leur intimité via des réseaux sociaux. Pour Fabrice Epelboin, spécialiste des réseaux sociaux, "ce type d'usage des réseaux sociaux est extrêmement fréquent. Des études qui remontent à dix ans montrent que jusqu'à un quart de la jeunesse américaine a ce genre de pratiques en ligne. Donc autant dire que pour des individus de moins de 35 ans c'est relativement courant, il n'y a pas vraiment de quoi s'offusquer".

Le concept de vie privée n'existe plus

Ce qui peut surprendre dans cette affaire, c'est qu'une personnalité politique prenne le risque de s'exposer ainsi et d'utiliser les réseaux sociaux pour partager ce type de contenus. Pour Fabrice Epelboin, cela est révélateur d'une forme d'incompréhension de la part de Benjamin Griveaux : "Ça relève de l'incompréhension des technologies et de leur impact sur la société, de ce à quoi le politique contemporain a désormais affaire. C'est l'ancien monde qui se casse les dents sur des réalités extrêmement cruelles et qui ne peuvent pas être abordées tant que l'on n'a pas compris la technologie qui sous-tend tout ça."

En matière de politique, le concept de vie privée n'existerait plus, selon l'enseignant à Science-Po Paris. "Ce concept a commencé à s'effondrer il y a une vingtaine d'années", détaille-t-il. "Il y a deux éléments qui expliquent cela. D'abord, les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, ndlr) à qui nous avons confié notre vie privée, en échange de leurs services. D'autre part, il y a des gouvernements tout autour du monde qui ont monté des systèmes de surveillance de leur propre population. Aujourd'hui quand les politiques paient le prix du fait de leur incompréhension, ça donne presque envie de rire."

Une prise de conscience pour les autres personnalités politiques ?

Il faudra donc, dans cette nouvelle ère, se méfier de tout. Faire attention à la moindre image, au moindre propos échangé sur internet, que ce soit de manière publique ou via des messageries privées. En juillet dernier, Benjamin Griveaux avait déjà fait parler de lui en qualifiant ses rivaux à l'investiture LREM pour les municipales, d'"abrutis", ou encore de "fils de p…" Des propos tenus en privé et dévoilés par le magazine Le Point.

Mais pour Fabrice Epelboin, cet épisode ne devrait pas changer radicalement la manière dont les personnalités politiques utilisent les réseaux sociaux . Ils ne devraient par exemple par cesser de partager des fausses informations. Selon lui, "c'est comme ça que l'on va faire de la politique désormais. On a commencé à le découvrir en France avec l'affaire Cambridge Analytica. Nous sommes entrés au 21eme siècle, et il va falloir en comprendre les modalités. De l'autre côté de l'Atlantique, il y a des personnes qui maîtrisent parfaitement tout ça. Donald Trump est un maître absolu en la matière : il utilise le trolling, les memes, il est extrêmement bon là-dedans. Il faudrait arrêter de le prendre pour un idiot et comprendre ce qu'il se passe là-bas."

Reste une question : pourquoi Benjamin Griveaux s'est-il retiré aussi vite de la campagne ? Il s'agit de sa vie privée et il n'y a rien d'illégal dans les contenus échangés entre ces deux adultes consentants. "Du côté de LREM on a peut-être mesuré le danger avec une toute autre vision. Il est vraisemblable que cette vidéo remonte à quelques temps, peut-être au moment de la campagne présidentielle. Si un groupe d'individus a piégé une série de politiques durant la campagne, il n'est pas impossible qu'il y ait de nombreux épisodes à suivre", analyse Fabrice Epelboin.

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