Piratage de masse, exil et déchéance : l'épopée des fondateurs de The Pirate Bay
Alors que la plateforme de téléchargement illégal est menacée en France, ses trois créateurs, provocateurs et controversés, ont été rattrapés par la justice.
C'est sans doute le site qui porte le plus haut l'étendard du téléchargement illégal. Né en Suède en 2003, The Pirate Bay se présente comme un moteur de recherche donnant accès à des millions de fichiers - films, morceaux de musique, épisodes de séries - mis en ligne par les internautes, le plus souvent au mépris de la loi et des droits d'auteur. Jeudi 4 décembre, le tribunal de grande instance de Paris a donné deux semaines aux quatre principaux fournisseurs d'accès à internet (Orange, Bouygues Telecom, SFR et Free) pour "mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre (…) toutes mesures propres à empêcher l'accès" au site depuis le territoire français. Le lendemain, Google faisait aussi le ménage, supprimant de son catalogue d'applications plusieurs programmes permettant d'accéder à The Pirate Bay.
En outre, le site a été mis hors service, mardi 9 décembre, après une intervention de la police suédoise dans un centre informatique de Stockholm où des serveurs ont été saisis.
Ce n'est que la dernière salve de mesures qui ont visé le site depuis sa création, sans jamais parvenir à le couler. Ses trois fondateurs ne s'en sortent pas aussi bien. Après avoir longtemps défié la justice, se retranchant derrière la liberté d'expression et de partage, ils ont tous été arrêtés, en Thaïlande, début novembre pour le dernier d'entre eux. Entre arrogance et naïveté, idéalisme et mauvaises fréquentations, portrait d'un trio qui aura laissé sa marque sur internet.
Le plus gros site de partage de fichiers au monde
Le succès arrive très vite après le lancement de The Pirate Bay, en novembre 2003. D'abord créé par le "Piracy Bureau", un groupe informel d'activistes anticopyright, il est confié en 2004 à deux programmeurs proches de ce milieu, les Suédois Gottfrid Svartholm Warg et Fredrik Neij, vite rejoints par le Finlandais Peter Sunde.
Pour résumer leurs rôles, Simon Klose, auteur d'un documentaire sur les trois jeunes hommes (The Pirate Bay - Away From Keyboard), explique au site Ars Technica (en anglais) que Svartholm est "le cerveau", qui s'occupe de programmer le site, Neij "les mains", concentré sur la gestion de The Pirate Bay et son financement, et Sunde "la bouche", le porte-parole du groupe. Ils s'attirent rapidement des ennuis : dès 2006, la police perquisitionne leurs locaux et confisque leurs serveurs. The Pirate Bay trouve un autre hébergeur et est de retour en ligne seulement trois jours plus tard. Des manifestations de soutien réunissent des centaines de personnes dans deux villes de Suède dont Stockholm, où Fredrik Neij est accueilli sous les ovations.
Très vite, Svartholm, Neij et Sunde deviennent des stars dans le milieu des pirates suédois et mondial. Quand, en 2009, s'ouvre le procès de The Pirate Bay en Suède, où ils sont tous les trois sur le banc des accusés, leurs supporters se mobilisent devant le tribunal. Les plus fervents se déplacent dans un bus aux couleurs du site internet. "Ce que j’aime chez eux ? Leur radicalité", explique un de leurs fans au magazine Technikart.
Condamné, le trio fuit aux quatre coins du monde
Le trio ne cache pas ses activités et adopte dès ses débuts une attitude provocatrice. En 2007, alors que la police leur tourne autour, les compères annoncent leur intention d'acheter la principauté de Sealand, une ancienne plateforme de l'armée britannique située en pleine mer du Nord, et qui s'est autoproclamée nation indépendante et souveraine. Ils lancent un appel aux dons et promettent la citoyenneté à leurs bienfaiteurs, raconte The Local (en anglais), mais le projet ne sera jamais mené à terme.
La provoc continue lors de leur procès. Devant la caméra du documentariste Simon Klose, Svartholm confie continuer à travailler sur The Pirate Bay depuis son ordinateur, en plein tribunal : "Le plus drôle, c'est de penser au CD piraté de Depeche Mode que j'ai sur mon disque dur." Durant les audiences, le trio ne cache pas son ennui, raille le manque de connaissances techniques du procureur, et se montre d'une confiance sans faille sur l'issue des débats. Les pirates se considèrent visés par un procès politique et se retranchent derrière l'idée qu'ils ne violent pas eux-mêmes le droit d'auteur, puisqu'ils ne font que fournir la plateforme sur laquelle les internautes postent leurs fichiers.
C'est raté : la justice suédoise condamne tous les accusés - le trio et un homme d'affaires qui les finançait - à un an de prison (une peine légèrement réduite en appel l'année suivante) et une très lourde amende. Les pirates mettent les voiles et quittent la Suède : Gottfrid Svartholm, le programmeur, part au Cambodge et Fredrik Neij fonde une famille au Laos. Deux pays qui présentent l'avantage de n'avoir aucun accord avec la Suède pour l'extradition des condamnés. Après l'échec, en 2012, du second et dernier appel des fondateurs de The Pirate Bay auprès de la justice suédoise, la police perd la trace du troisième homme, Peter Sunde.
Des liens troubles avec un businessman d'extrême droite
Derrière leur posture de défenseurs de la liberté, quelques faits ternissent l'image des trois Scandinaves. Au procès, l'accusation insiste lourdement sur la présence de publicité sur le site. Pour la justice, The Pirate Bay n'est pas une simple plateforme de partage, mais bien un service commercial, aux revenus annuels estimés à 2,5 millions d'euros, des chiffres vigoureusement contestés par les pirates.
Pour se financer, le site s'est aussi allié avec une figure douteuse et a priori bien loin des convictions politiques de ses supporters. Carl Lundström, le quatrième accusé au procès, est un businessman qui a financé des partis d'extrême droite suédois. Dans le documentaire The Pirate Bay - Away From Keyboard, Fredrik Neij, manifestement ivre, défend celui qu'il a personnellement convaincu de soutenir financièrement le site : "Si Carl Lundström est xénophobe, qualifiez-moi de xénophobe. Chaque fois que j’ai été frappé ou volé, c’était par des immigrés."
Règlements de comptes à distance
"C’est un connard alcoolique et raciste, mais je l’aime quand même", réplique, au sujet de Neij, son camarade Peter Sunde, qui ne cache pas ses convictions antiracistes et antifascistes. Le documentaire de Simon Klose fait apparaître des tensions naissantes au sein du trio, qui réunit des personnalités très différentes. L'ambition de Neij est avant tout de gérer "le plus gros site du monde", comme il l'a expliqué à Lundström. Après sa condamnation, Sunde continue, lui, de militer pour le libre partage sur internet, et se présente aux élections européennes, en mai 2014, comme tête de liste du Parti pirate finlandais. Quant à Svartholm, le piratage est sa seule passion, et il vit en ermite. Dans le film, Neij fait son procès en incompétence : le génie autoproclamé de l'informatique serait incapable de crypter ses e-mails, et aurait ainsi offert des éléments précieux à la justice suédoise.
C'est pour lui que l'aventure de The Pirate Bay se termine le plus mal : en 2012, il est arrêté et expulsé en Suède par les autorités cambodgiennes, officiellement pour une question de visa. Il a depuis été condamné à deux reprises pour d'autres faits de piratage. Peter Sunde, lui, a été rattrapé en mai 2014 dans le sud de la Suède, après avoir vécu deux ans sous une fausse identité. Il est sorti de prison le 10 novembre. Six jours plus tôt, Fredrik Neij, qui vivait au Laos et se pensait hors d'atteinte, était arrêté en Thaïlande. Aucun fondateur de The Pirate Bay n'aura réussi à échapper à la justice.
Leur site, dont on ignore qui le gère aujourd'hui, se porte mieux que jamais. Entre 2011 et 2014, malgré les mesures de blocage mises en place par plusieurs pays, son trafic a doublé. Il est devenu en 2013, selon le site spécialisé Torrentfreak, le site de partage de fichiers le plus fréquenté, bien aidé par la fermeture de Megaupload. Peter Sunde considère toutefois que le site a perdu son âme, comme il l'explique sur son blog (en anglais).
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.