Reportage Emeutes en Nouvelle-Calédonie : dans les rayons d'un hypermarché de Nouméa, "ce sont les courses de la survie"

Article rédigé par Raphaël Godet - (envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Un panneau fixe les règles provisoires d'achat dans un hypermarché de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 20 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Après une semaine de fermeture forcée, une enseigne Géant a rouvert ses portes "en mode dégradé" dans la capitale du "Caillou". Derrière les 5 700 mètres carrés de linéaires, une version miniature de l'archipel où personnel, clients et voisins tentent de faire face.

La caissière elle-même semble confuse. "Je suis désolée madame, mais vous avez pris trop de produits. Que voulez-vous que j'enlève ?" La cliente, prise de court, examine en quelques secondes les articles sur le tapis. "L'un de mes savons, alors", bredouille-t-elle, pas tout à fait convaincue de son choix. Une semaine après le début des violentes émeutes qui secouent la Nouvelle-Calédonie, l'immense hypermarché Géant du quartier Sainte-Marie, au cœur de Nouméa, vient de rouvrir ses portes le week-end dernier. Mais à l'image de l'archipel français du Pacifique, l'enseigne fonctionne, elle aussi, en "mode dégradé".

Lundi 20 mai, sept vigiles filtrent les entrées et les sorties du magasin. Trois autres sont postés sur le parking. Les clients pénètrent à l'intérieur par groupe de trente. Les chariots sont interdits. Tout doit tenir dans un sac, il faut rationner. Un responsable, chasuble jaune sur le dos, préfère prévenir les prochains clients : "Vous n'allez pas pouvoir faire vos courses du mois !" Partout, des écriteaux rappellent les règles : "Deux articles par cycle de produit lors du passage en caisse" et "deux kilos de fruits et légumes par personne". Toutes les cinq minutes, les agentes de l'accueil se relaient pour répéter le message dans les haut-parleurs.

Un hypermarché rouvre ses portes à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) mais avec des restrictions, le 20 mai 2024..
Un hypermarché rouvre ses portes à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) mais avec des restrictions, le 20 mai 2024. Un hypermarché rouvre ses portes à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) mais avec des restrictions, le 20 mai 2024.. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

L'enseigne a, en quelque sorte, retrouvé sa configuration "Covid-19", avec une place de choix pour les produits de première nécessité. Un réassort de rouleaux de papier toilette arrive justement sur un transpalette. Mosa se charge de la mise en rayon. "L'idée, c'est que les gens trouvent rapidement ce dont ils ont besoin. Juste après le papier, on a donc mis le jus d'orange." 

Impossible, en revanche, de profiter de la "méga maxi promo" sur l'électroménager. Le rayon est bloqué par des palettes de bois et un ruban de signalisation. "Produits non-essentiels", juge la direction. Il fait 25°C à l'extérieur, mais personne ne semble s'intéresser non plus aux transats. "Qui voudrait aller à la plage alors que ça a encore tiré à la kalachnikov la nuit dernière ?", s'interroge Violaine, infirmière à l'hôpital de la capitale, Nouméa. Un autre client fait remarquer que la publicité qui flotte au-dessus des linéaires a mal vieilli. "'Deux voyages par jour à gagner. Bali, Los Angeles, Dubaï.' Il faudrait déjà que l'aéroport rouvre chez nous…"

"Pâtes, œufs et rouleau de gros Scotch"

L'hypermarché de 5 700 mètres carrés ressemble à une version miniature de la Nouvelle-Calédonie, où personnel et clients tentent tant bien que mal de faire face à la crise et à ses conséquences. Ce jour-là, celle qui tient la caisse numéro 1 est habituée à brasser de l'argent mais des sommes bien plus importantes : Ingrid travaille normalement dans les étages comme directrice financière du groupe Bernard Hayot, propriétaire de l'enseigne. "Aujourd'hui, on n'en est pas à faire l'appel, à compter les absents et les présents. On est dans un esprit de solidarité, moi-même je découvre le poste, commente la cadre, vêtue comme tout le monde du tee-shirt rouge floqué du nom de l'enseigne. Nous avons des salariés qui ne peuvent pas travailler, soit parce qu'il n'y a plus d'essence, soit parce qu'il y a des barrages routiers". 

Une employée fait de la mise en rayon de produits dans un hypermarché de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 20 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dans les rayons, une femme âgée traîne sa canne. Elle cherche des piles pour ses lampes de poche. C'est "au cas où, s'il faut se cacher". Sur le reste de sa liste de courses, "pâtes, œufs, et rouleau de gros Scotch". "Vous avez ça ?", demande-t-elle à un employé. "C'est pour consolider nos barricades dans mon quartier."

Le rayon des rubans adhésifs reste bien achalandé. Pas comme la poissonnerie, déjà fermée. La boucherie ne devrait pas tarder à faire de même. Au rayon fruits et légumes, Sylvie passe sa journée à retirer les étiquettes des étals vides. Aubergines, finies. Pommes de terre, finies. Carottes, finies. Chou, fini. La voilà qui tremblote devant le bac à céleri. "Ça me fait mal au cœur, car il y a des mamans, des enfants, qui arrivent et qui n'ont plus rien dans leur frigo. Je ne sais pas si on peut le dire ainsi, mais la vérité, c'est que les gens tentent de survivre. Ce sont les courses de la survie !" 

"Ce matin, un monsieur a pleuré, car ça fait trois jours qu'il n'a pas à manger. Il avait promis de rapporter de la nourriture à ses enfants. Mais quoi ? Il n'y a plus rien."

Sylvie, employée de Géant

à franceinfo 

Un peu plus tard, une camionnette traverse le parking. "Arrivage des œufs", croit savoir un employé. Raté, ce sont plutôt des plantes. "Vous serez réapprovisionnés quand ?", demande poliment un couple. "Je ne vais pas vous mentir, personne ne le sait." Le 16 mai, trois jours après le début des violences urbaines, David Guyenne, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Nouvelle-Calédonie, estimait, auprès de l'AFP, de "80 à 90 %" la part du circuit de distribution de Nouméa (à savoir les magasins, les entrepôts, les grossistes) "anéanti".

A la pesée, Richard tente un rappel à l'ordre : "C'est 2 kg par personne. Là, vous êtes à 3,5 kg". "Quelqu'un a déjà tenté 8 kg, se souvient Eugénie, sa collègue. A 2,1 kg, moi, je laisse passer. Même à 2,2 kg." A la boulangerie, un ravitaillement est annoncé dans quinze minutes. Quoique, fausse joie : "plutôt une heure".

Des rayons interdits d'accès dans un hypermarché de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 20 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Mais le temps presse. Le magasin a en effet réduit temporairement ses horaires d'ouverture pour les clients : de 9 à 15 heures, au lieu de 8 heures-20 heures. Le temps, ensuite, de laisser les salariés faire eux-mêmes leurs courses dans les rayons et de rentrer à temps chez eux avant le couvre-feu qui démarre à 18 heures.

"On a veillé sur notre magasin"

Au fond du parking, un abri à Caddies bringuebale, calciné. Seuls dégâts à signaler sur le site. Si l'hypermarché de Sainte-Marie est encore debout, c'est grâce à la vigilance des voisins. "Il faut le dire, ils ont assuré sa protection, reconnaît l'enseigne. Lorsque nous étions fermés, ils ont fait des rondes jour et nuit pour éviter le pire."

"Il y a eu un élan incroyable entre nous, reconnaît Patrick, qui habite à 300 mètres du magasin. On a veillé sur nos maisons, notre quartier, et donc notre Géant. On s'écrivait dès qu'il y avait un soupçon, on était prêts à appeler les forces de l'ordre". A ce jour, le groupe WhatsApp des "Voisins de Sainte-Marie" compte 450 membres.

Le rayon boulangerie d'un hypermarché de Nouméa (Nouvelle-Calédonie) est entièrement vide, le 20 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Les autres enseignes du groupe Bernard Hayot en Nouvelle-Calédonie ont eu moins de chance. "Cinq d'entre elles ont été pillées, incendiées, ou les deux, se désole Michel Mees, le directeur général. Quatre Leader Price, un Vival. Il y en a pour plusieurs millions d'euros. Alors voir le Géant de Sainte-Marie rouvrir, ça compense. C'est une manière de voir la vie qui reprend, c'est garder un lien avec nos clients." 

Dans la file d'attente, à l'extérieur du magasin, un homme interpelle, grand sourire, les agents de sécurité : "Je vais vous dire la vérité, je pensais que vous aviez brûlé vous aussi. J'ai lu ça sur Facebook." Les deux personnels ne bronchent pas. Ils pourront s'exprimer plus tard, s'ils le souhaitent. Le groupe réfléchit à la mise en place "prochaine" d'un temps de parole pour l'ensemble des salariés pour libérer les traumatismes.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.