: Reportage "Le boycott, c'est ma façon de manifester" : en Martinique, face au coût de la vie, des habitants tentent de s'affranchir de la grande distribution
Deux briques de lait, un paquet de sucre et quelques fruits. À la sortie du Carrefour de Dillon, à Fort-de-France, Béatrice et son fils portent leurs maigres emplettes jusqu'à leur voiture. "J'essaye d'éviter les grands distributeurs", assure la quadragénaire. À l’exception de ces quelques achats de première nécessité, la mère de famille se contente désormais des légumes de son jardin et des échanges avec sa famille. "Le boycott, c'est ma façon de manifester", s'exclame cette employée du BTP, près de sa voiture. Le parking de cette grande surface est devenu, depuis la fin de l'été, l'un des points de ralliement des manifestants contre la vie chère en Martinique.
En quelques mois, les rassemblements et les blocages de supermarchés se sont enchaînés sur l'île, à l'appel du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC). Leur revendication est claire : l'alignement des prix sur ceux pratiqués dans l'hexagone. Aujourd'hui, les denrées alimentaires sont en moyenne 40% plus chères en Martinique, selon l'Insee. Et l'institut observe une inflation plus forte que celle mesurée à l'échelle de la France entière, qui continue de grever le porte-monnaie des Martiniquais.
Pour de nombreux habitants, les responsables de cette situation se trouvent à la tête des réseaux de distribution de l'île. "Nous sommes dans une situation oligopolistique en Martinique", explique Aude Goussard, secrétaire et membre fondatrice du RPPRAC. "Quelques grandes familles, héritières de l'époque coloniale, contrôlent tout le réseau de distribution", décrypte la militante. Parmi elle, la famille Hayot, propriétaire des enseignes Carrefour de l'île, est particulièrement pointée du doigt.
Une concentration contestée
"On cible tout ce qui fait partie du Groupe Bernard Hayot (GBH)", clame Florence, face au barrage installé devant un autre Carrefour Market de l'île, sur la commune du François. Décathlon, Monsieur Bricolage, La Brioche dorée... La militante, en tee-shirt rouge, connaît par cœur la liste des enseignes appartenant à GBH en Martinique et refuse désormais d'y mettre les pieds. En 2018, le rachat d'un Géant-Casino de l'île par le même groupe l'a mise "doublement en colère".
"Que fait le gouvernement face à ce manque de concurrence sur l'île ?"
Florence, militante du RPPRACà franceinfo
L’Autorité de la concurrence s'est bien penchée sur le sujet, mais elle a autorisé l'opération. Un feu vert "sous condition", qui imposait notamment au groupe d'exploiter le magasin sous une autre enseigne, Euromarché, "afin de remédier au risque d’atteinte à la concurrence engendrée par un tel niveau de parts de marché". Interrogé dans le cadre de la commission d’enquête sur le coût de la vie en Outre-mer en mai 2023, Stéphane Hayot, directeur du groupe fondé par son père, a contesté tout abus de position dominante, mais confirmé que le groupe était bien le leader de l'alimentaire en Martinique, avec 25% de parts de marché.
Pas de quoi convaincre Florence, qui a décidé de privilégier ses propres terres pour se nourrir ou de passer par des coopératives de producteurs martiniquais. Une initiative qui commence à prendre de l'ampleur sur l'île.
Le défi du local
Armés d'un stylo, plusieurs militantes du RPPRAC griffonnent un à un les tracts imprimés par le mouvement. Sur un fond rouge, vert et noir, le slogan clame : "Ton caddie est plus léger ? T'inquiète, ce n'est pas de ta faute... c'est les prix !" Un cri de ralliement désormais accompagné d'un lien, ajouté à la main, vers une application "pour trouver des maraîchers, producteurs et petits commerçants". Mise en ligne le 25 août par le RPPRAC, Mada'Cop répertorie des boutiques indépendantes et locales dans les différentes régions de Martinique.
Sur le marché de l'Asile Lafcadio Hearn, à Fort-de-France, l'initiative est saluée par les producteurs et les vendeurs de fruits et légumes. "Il faut travailler avec les produits qui sortent du sol du pays", insiste Florence, devant son stand de bananes, de miel et d'épices. La vendeuse de 24 ans se félicite de voir de plus en plus de Martiniquais se rendre au marché plutôt qu'en grande surface, pour tenter d'acheter moins cher, "mais aussi pour la qualité !"
Avec ses deux gros avocats à 5 euros et son sachet de madeleines fraîches à 2,5 euros, Julien n'est pas mécontent de son passage dans les étals. "Moi, j'essaye de marchander", glisse le fonctionnaire de 59 ans. À chacun de ses voyages dans l'hexagone, il constate l'écart toujours plus grand avec les prix pratiqués dans les supermarchés de Martinique. "C'est cher parce que ça vient de loin", reconnaît-il, avant d'ajouter : "J'essaye d'acheter local pour aider la production. Mais il faut aussi transformer local. Et là-dessus, nous avons beaucoup de travail."
La tache est en effet immense. Seule 17% de la viande consommée en Martinique était produite localement en 2019, selon l'Insee. C'est encore moins pour les boissons non-alcolisées, qui sont importées à 90% sur l'île. Tout le système de production de la Martinique, encore largement lié "au pacte colonial avec la France", doit ainsi être revu, selon Aude Goussard, du RPPRAC. "On nous a drogués à l'importation", dénonce le président du mouvement, Rodrigue Petitot, dans une interview à Zitata TV. Le leader de "l'armée du ruban rouge" ne perd pas espoir : "Nous sommes comme des junkies qui réclament. Mais un junkie peut se désintoxiquer."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.