: Document franceinfo 80 ans de la libération de Paris : le carnet de bord d'un habitant raconte dix jours d'insurrection
La calligraphie est soignée et le style, précis. Agent commercial de profession, Roger Trentesaux est âgé de 27 ans en août 1944, lorsque l'insurrection contre l'occupant nazi éclate à Paris. Son épouse et ses deux enfants, eux, se trouvent dans les Vosges. L'homme décide donc d'enfourcher sa bicyclette, son appareil photo dans la sacoche, et de parcourir les rues de la ville malgré le danger, motivé par "la passion de voir", écrira-t-il. Cette bataille de Paris, qui s'achève le 25 août par la libération de la ville, fera près de 1 000 morts ou blessés parmi les résistants des Forces françaises de l'intérieur (FFI), 150 morts parmi les soldats de la 2e division blindée (DB) et 600 morts civils. Quelque 3 000 soldats allemands seront également tués.
Du 15 au 25 août, le père de famille parisien consigne quotidiennement ses explorations de la capitale dans un carnet. Son travail, un temps tombé dans l'oubli, est retrouvé par sa famille lors de son décès, en 1993. Sous l'impulsion de Françoise Lancelot, sa fille, et Bruno Lancelot, son beau-fils, l'ensemble est publié dans un premier temps sur le blog de Gilles Primout, amateur d'histoire.
Avec l'accord de sa famille, franceinfo publie, à l'occasion du 80ᵉ anniversaire de la libération de Paris, dimanche 25 août, des extraits choisis des écrits de Roger Trentesaux. Un témoignage fort de ce moment historique, à hauteur d'homme.
Mardi 15 août 1944 : "Nous n'avons plus ni métro, ni gaz, ni électricité"
"Depuis quelques jours, les événements militaires semblent se précipiter ; des rumeurs circulent sur la présence d'éléments blindés alliés à moins de 100 kilomètres de Paris. Nous n'avons plus ni métro, ni gaz, ni électricité. Paris est calme mais ce matin la police s'est mise en grève ; les cheminots le sont depuis 24 heures. 20 heures : boulevard Brune, des coups de feu sont tirés vers la Porte d'Orléans ; je vais voir ; une fusillade nourrie éclate, les patrouilles allemandes tirent de partout, je rentre en vitesse ; accalmie, je vais jusqu'au terrain vague, les Boches se remettent à tirer ; un homme tombe à 100 mètres avenue Ernest-Reyer ; je rentre en courant."
Vendredi 18 août 1944 : "Paris a revêtu un visage nouveau"
"Nous voici rue de Provence, le spectacle devient alors inouï : de longues théories [des défilés] de fourragères de ferme [des véhicules agricoles], remplies de Boches fatigués et sales, se dirigent vers la gare de l'Est par la rue La Fayette… Triste caricature de l'orgueilleuse armée motorisée que nous étions accoutumés de voir. Et la foule dense et goguenarde les regarde passer. Au carrefour de Châteaudun, l'immeuble de la milice est fermé, il n'y a plus de garde. Mais voici qu'à Saint-Georges nous assistons au déménagement de la LVF (Légion des volontaires français) qui entasse ses bagages dans des camions hâtivement réquisitionnés, sous la protection de légionnaires rageurs qui braquent sur la foule les canons de leurs mitraillettes.
Rue de la Chaussée-d'Antin, la foule est compacte, l'air chargé d'électricité, chacun semble vivre intensément l'Histoire qui se fait en ce moment ; Paris a revêtu un visage nouveau, tout semble transformé et cependant rien n'est définissable ; des impressions nous saisissent que l'on ne peut analyser.
Samedi 19 août 1944 : "Sur le fronton des bâtiments publics apparaissent nos couleurs"
"Des bruits circulent, qui disent les organismes de Résistance maîtres des bâtiments publics tels que l'Hôtel de ville et la Préfecture de police.
11h15 : Je me rends à pied chez un ami, rue de Tournon (..) Soudain, voici que s'offre, avenue d'Orléans, le spectacle le plus extraordinaire dans sa simplicité : un cycliste, entouré de quatre autres, descend vers Alésia en tenant un immense drapeau déployé ; le drapeau que nous n'avons pas vu depuis quatre ans ; sur leur passage, on applaudit à tout rompre et cependant de nombreuses voitures allemandes circulent encore dans Paris, qui pourraient faire payer cher cette témérité.
Sur le fronton des bâtiments publics apparaissent nos couleurs, comme un défi à l'occupant battu : ce sera le signe de l'insurrection. J'arrive au Luxembourg. L'état-major de la Luftwaffe a depuis plusieurs jours quitté le Palais mais une garnison de SS l'a remplacé ; elle garde toutes les issues, occupe les postes de tir bétonnés qui prennent toutes les rues en enfilade.
A Saint-Sulpice, j'entends claquer des coups de feu ; des gens affolés me conseillent de rebrousser chemin : les Allemands et les hommes de la Résistance sont aux prises Faubourg Saint-Germain.
Roger Trentesauxdans son carnet
(...) Là-bas, vers Saint-Germain-des-Prés, des coups de feu déchirent le silence oppressant. Je prends le boulevard Raspail, où les gens n'osent s'aventurer car il y a fusillade près du Bon Marché, la curiosité m'y pousse ; je passe devant le Lutetia, où des mitrailleuses apparaissent aux fenêtres ; je traverse le boulevard Saint-Germain, où des balles claquent en s'écrasant contre les murs : elles viennent du carrefour Cluny. Rue du Bac, j'apprends que les Allemands passent en voiture à toute allure et tirent sur tout ce qui est à leur portée : il y a des morts partout."
Dimanche 20 août 1944 : "Des coups de sifflet donnent le signal de la fusillade"
"8h15 : Je passe à vélo devant le poste allemand de la Porte d'Orléans, qui s'est retranché derrière des remblais de sacs à terre et des chevaux de frise [des barrières de défense]. Tout est calme et quasi désert jusqu'au boulevard Saint-Michel.
Mais voici qu'au carrefour Cluny un camion allemand criblé de balles obstrue la chaussée ; tout autour, des civils à brassard tricolore, le revolver ou le fusil au poing.
Roger Trentesauxdans son carnet
La vitrine du magasin de chaussures Raoul est démolie ainsi que le kiosque à journaux ; sur la chaussée, un casque allemand dans lequel des morceaux de cervelle sanguinolents adhérent au cuir. On me laisse passer, mais je ne vais pas loin : au coin de la rue Saint-Séverin, il y a des hommes armés, une grande planche avec des clous formant une herse renversée barre la chaussée ; je descends de vélo et pose quelques questions aux insurgés parmi lesquels des femmes, pistolet à la main.
Tout à coup, des coups de sifflet donnent le signal de la fusillade : on tire de partout sur un camion allemand qui vient des quais ; j'abandonne ma bicyclette et me réfugie sous une porte cochère durant un quart d'heure que dure la bagarre, car les Allemands ripostent."
Lundi 21 août 1944 : "Dans l'immeuble en face, un homme a été tué à sa fenêtre"
"Nous nous dirigeons vers l'avenue d'Orléans par la rue d'Alésia. Une voiture de FTP (Francs-tireurs et partisans) arrive à vive allure, s'arrête à cinquante mètres de la place d'Alésia et des gamins de 17 ans au plus en descendent, la mitraillette au poing pour se mettre en position de tir… on se demande contre qui ! Nous rentrons alors qu'une vive fusillade éclate entre le poste allemand de la Porte d'Orléans et des insurgés postés au coin du boulevard Brune et de la rue Friant ; elle se poursuit sans grands résultats des heures durant. (...)
La pluie tombe et le soir vient ; des enragés tirent toujours boulevard Brune contre un petit char boche qui riposte de la Porte d'Orléans au canon de 37. Dans l'immeuble en face de chez nous, un homme a été tué à sa fenêtre et tandis que le feu s'arrête avec la nuit, les brancardiers l'emportent."
Mardi 22 août 1944 : "J'ai quand même eu chaud !"
"17h00 : La fusillade est infernale, le tac-tac rageur des mitrailleuses répond aux détonations sèches des fusils, aux rafales plus grêles des mitraillettes. J'observe la bagarre de chez monsieur Jaussaud, mais là-bas sur la zone, une femme hurle tandis qu'un homme affolé s'enfuit ; je la vois serrer quelque chose dans ses bras et l'angoisse m'étreint comme les autres personnes présentes dans la loge en pensant qu'il s'agit sans doute d'un enfant.
D'un bond j'ai franchi la grille sans avoir raisonné, sans avoir supputé les chances de m'en tirer au milieu de ces rafales de tir.
Je fonce vers la zone, des balles me sifflent aux oreilles et j'arrive pour recevoir dans mes bras une vieille femme qui serre un paquet contre elle.
Roger Trentesauxdans son carnet de bord
Il ne s'agit pas d'un enfant mais de ses hardes ; le sang lui coule du visage. Je la porte et reviens aussi vite que possible vers la maison où on m'ouvre la porte… J'ai quand même eu chaud !"
Mercredi 23 août 1944 : "On s'égorge partout dans Paris, le sang coule"
"Nous remontons maintenant l'avenue des Gobelins vers la place d'Italie et nous avons été bien inspirés. Voici le chef-d'œuvre du genre, une barricade d'artistes ou de professionnels, on ne sait.
La barricade barre toute l'avenue à 50 mètres plus haut que la manufacture des Gobelins, cela représente certes un joli travail sur la largeur de l'artère, mais surtout elle s'échelonne sur 30 à 40 mètres de profondeur !
Roger Trentesauxdans son carnet
(...) Quai de Jemmapes, nous tombons sur un extraordinaire spectacle, un gag qui détend l'atmosphère de la tragédie : 300 personnes sont massées, qui regardent un match de water-polo auquel se livrent des jeunes gens dans le canal Saint-Martin ! On s'égorge partout dans Paris, le sang coule, le canon gronde… et il se trouve des petits bourgeois très dignes pour compter gravement les buts d'un match de water-polo, se désintéressant momentanément de la soute aux poudres sur laquelle ils se meuvent en toute quiétude ! J'avoue que cela me fait éclater d'un rire énorme !"
Jeudi 24 août 1944 : "Pour empêcher les Boches en retraite de rentrer dans Paris, on construit des barricades à la Porte d'Orléans"
"7 heures : la sonnerie du téléphone m'arrache du lit : c'est Loiseau qui me demande d'essayer de venir au bureau en compagnie de Sainte-Marie ; il désire nous donner des instructions pour procéder à la saisie des stocks de charbon allemands sur différents chantiers.
(...) 14 heures : on vient me prévenir que pour empêcher les boches en retraite de rentrer dans Paris, on construit des barricades à la Porte d'Orléans et qu'il faut en organiser une au coin de la rue Friant et du boulevard Brune.
Il s'agit de faire vite, car les Allemands se replient en tirant sur tout ce qui sort des maisons.
Roger Trentesauxdans son carnet
Je me rends rue Friant, où un lieutenant des Milices patriotiques me demande de prendre la direction de quelques volontaires pour ériger un obstacle solide. Les sacs de sable Défense passive sont descendus des immeubles : je fais aussi barrer la rue par un mur d'un mètre de haut, puis je fais abattre trois arbres qui viennent le protéger et le camoufler."
Vendredi 25 août 1944 : les troupes du général Leclerc sont entrées dans Paris
Pris par le manque de temps ou emporté par l'allégresse du moment, Roger Trentesaux détaille très peu la journée du 25 août. Sur une demi-page, il rapporte brièvement que les troupes du général Leclerc sont entrées dans Paris au milieu d'une foule joyeuse, non sans coups de feu. Le style se fait télégraphique : "délire", "rafales de partout", "fusillade". Il photographie cependant la journée avec grand soin : les chars et leurs passagers, les Parisiens qui se pressent autour des blindés...
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