"Je suis un imbécile, pas un assassin" : au procès de Jawad Bendaoud, les prévenus se défendent d'être des terroristes
Le "logeur de Daech" est jugé avec Mohamed Soumah et Youssef Aït Boulahcen depuis une semaine devant le tribunal correctionnel de Paris.
Bley Bilal Mokono était "boxeur, free fighter, garde du corps". "1m95 pour 125 kg." Peur de rien. Jusqu'à ce 13 novembre 2015, où il a vu un des kamikazes du Stade de France exploser devant lui. "Je vois le corps éclater. Boum." Aujourd'hui, Bilal est en fauteuil roulant et a peur de tout. Sauf d'affronter les trois prévenus dans le box, derrière lui, mardi 30 janvier. Jawad Bendadoud, Mohamed Soumah et Youssef Aït Boulahcen sont jugés depuis une semaine devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris pour "recel de malfaiteurs terroristes" et "non dénonciation de crime terroriste". Les deux premiers sont accusés d'avoir hébergé Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh dans un squat à Saint-Denis, le dernier d'avoir fermé les yeux sur les agissements de sa sœur, Hasna Aït Boulahcen, qui a joué les intermédiaires et est morte dans l'assaut du 18 novembre 2015.
Bilal et ces trois-là parlent la même langue. Ils sont tous issus des "quartiers populaires" d'Ile-de-France. Le tutoiement va de soi. "T'as toute ma compassion, mon amour. Mais on ne choisit pas sa famille", lui clame Youssef Aït Boulahcen, qui comparaît libre. "Bilal, tu es une des seules personnes à m'avoir respecté, je te remercie d'avoir été correct, poursuit Jawad Bendaoud depuis le box. Je te jure, tout ce que j'ai dit depuis le début, c'est la vérité. Quand j'ai dit que ces mecs étaient 'louches', j'ai pensé à de la voyoucratie. Bilal, je suis un voyou, pas un terroriste." "Bilal, je suis désolé pour ce que t'as vécu, enchaîne Mohamed Soumah. Ce que tu as dit m'a touché, wallah, sur la tombe de ma mère. J'ai fait une erreur de jugement, j'ai pas vu le mal venir."
Y a les terroristes, les fous et les imbéciles. Je suis un imbécile, pas un assassin.
Mohamed Soumahdevant le tribunal correctionnel de Paris
Ils prêchent un convaincu. Au fil de l'audience, Bilal a tranché. Il voulait savoir s'il avait affaire à des "terroristes" ou à des "imbéciles". Il a choisi la seconde option. Son témoignage vaut toutes les plaidoiries. Car depuis le début, les prévenus s'attachent à creuser une ligne de tranchée entre eux et les jihadistes. Quitte à mettre sur la table, sans filtre et sans retenue, leur vie de délinquant de "droit commun" dans ces quartiers de Saint-Denis, entre la Place rouge de la cité des Francs-Moisins et la rue du Corbillon, dans le centre-ville. Jawad Bendaoud, avec la franchise déconcertante qu'on lui connaît depuis son apparition sur BFMTV le 18 novembre au matin, a raconté sans pudeur et avec drôlerie son quotidien dans ce mouchoir de poche du "9-3" qu'il a rarement quitté, si ce n'est pour aller "place Clichy pour un mojito en terrasse et un bar à strip-tease".
Un procès rythmé par les punchlines des prévenus
Dans la salle de retransmission montée pour l'occasion, le grand écran devient une fenêtre sur un autre monde, celui de caïds de cité décomplexés. Le public, dans une ambiance pop-corn, pouffe de rire à chaque saillie de Jawad Bendaoud, qui débite phrase-choc sur phrase-choc, façon stand-up. Le prévenu-showman, les cheveux noirs soigneusement tirés en catogan et le torse bombé, ne perd pas pour autant de vue son idée fixe, qu'il rumine depuis ses 27 mois à l'isolement : prouver qu'il ne joue pas dans la cour des terroristes.
Pourquoi n'a-t-il pas reconnu Abdelhamid Abaaoud, dont le visage était diffusé sur toutes les chaînes d'information en continu ? J'étais "défoncé", répond en substance le dealer, qui vend et consomme de la cocaïne transformée en crack.
Je ne sais pas si quelqu’un prend de la cocaïne dans la salle, peut-être les avocats. Mais c’est terrible. Tu prends un gramme, deux grammes et pic et pic et colégram.
Jawad Bendaouddevant le tribunal correctionnel de Paris
Pourquoi est-il resté trois minutes au téléphone avec Hasna Aït Boulhacen le 17 novembre ? "J'ai une sale habitude, je ne raccroche jamais. Je jette le téléphone. Une fois, ma femme a appelé. J'étais avec une fille. Elle a demandé 'Où est mon string ?' J'étais grillé !", lâche-t-il devant le tribunal, médusé. Jawad Bendaoud a beau être en couple depuis cinq ans avec Laura, la mère de ses deux enfants, il la trompe régulièrement. C'est aussi d'ailleurs pour cela qu'il dit avoir consommé 7 g de cocaïne avant de croiser les terroristes dans son squat : il était perturbé d'avoir appris, le 13 novembre, qu'une de ses maîtresses était enceinte de lui.
Un monde parallèle
Sur son activité de marchand de sommeil, au cœur du dossier, Jawad Bendaoud explique sans fard sa méthode, qui n'est pas sans rappeler le film De battre mon cœur s'est arrêté. Il s'approprie des appartements vides ou squattés, virant quelques démunis au passage, change les serrures, fait quelques travaux et loue le bien à des "mafieux d'Europe de l'Est", des "prostituées" ou des sans-papiers. "Au moment où je me fais interpeller sur BFMTV, j’ai quatre squats. J’en ai vendu deux pour 3 000 euros. Il y en avait un autre dans l’immeuble d’en face, j’avais plus qu’à démonter la serrure, mais c’est là que j’ai été arrêté pour ces faits de terrorisme", explique-t-il le plus sérieusement du monde. Son dernier coup lui a rapporté 150 euros, 50 pour lui et 100 pour son intermédiaire et "poto", Mohamed Soumah.
A plusieurs reprises, les deux anciens amis et codétenus se lancent dans une explication de texte pour la présidente, Isabelle Prévost-Desprez. Ils décryptent les codes de leur monde parallèle, fait d'économie souterraine et de pratiques illégales, et les expressions qu'ils emploient avec leurs acolytes. "Je mets jamais mes puces [téléphoniques] à mon nom. Dans mon quartier, tout le monde fait comme ça, expose ainsi Jawad. Comme on n'est pas des honnêtes citoyens... Même au magasin, ils vous proposent directement : 'j'te la mets à ton nom ou je te bidouille un autre?'" Lorsque la présidente fait référence à un message où Jawad dit qu’il héberge "deux frères mus", il lui répond que cela veut dire "musulman", "quelqu’un qui est dans la religion, pas Daech ou quoi". Et l'expression "Y'a rien" ? "Cela veut dire 'pas de soucis', c'est un argot de chez nous", traduit-il.
"A force de trop jouer avec la rue...
A grand renfort de "il faut que vous compreniez madame", Mohamed Soumah tente aussi d'expliquer son univers. Sa ligne de défense tient en deux arguments : l'argent et le sexe, ses deux principales motivations à l'époque. Il développe, plus posément que son tumultueux coprévenu : "Dans la société, il y a les bons citoyens, comme vous tous dans cette salle, les délinquants, les violeurs et puis les terroristes. Moi je suis dans la case délinquant, racaille." Et dans cette case, en novembre 2015, le monde continue visiblement de tourner malgré les attentats qui ont ensanglanté Paris.
C'est sûr, à l'époque, on parle de terroristes. Mais la vie criminelle, elle continue. Ce jour-là, un mec a pris une balle à Saint-Denis, on vendait de la drogue. J'ai vu une rebeu. Pourquoi pas coucher avec elle ?
Mohamed Soumahdevant le tribunal correctionnel de Paris
Si Mohamed Soumah a joué les intermédiaires entre Hasna Aït Boulahcen, qui cherchait un lieu de repli pour son cousin Abdelhamid Abaaoud, et Jawad Bendaoud, c'est uniquement parce qu'il voulait "la baiser", assure-t-il de façon presque enfantine. Il la qualifiera ensuite de "sheitan", une "diablesse" qui "fait que foutre la merde".
Mohamed Soumah n'a pas encore 30 ans et il en a déjà passé 10 en prison. Il affiche le parcours classique du jeune qui bascule dans la délinquance : admonestations devant le tribunal pour enfants, puis prison avec sursis, puis prison tout court, dès l'âge de 16 ans. En 2012, il se fait tirer dessus, selon la technique de la "jambisation", un règlement de comptes entre dealers. Pourtant, tout cela lui paraît moins grave au regard de "cette affaire" pour laquelle il est jugé depuis une semaine. "Elle m'a appris que j'aurais pu gâcher ma vie à un fil. Au début, les faits qui m'étaient reprochés, ça m'a fait réfléchir... Je m'attendais à prendre 20 ans. A force de trop jouer avec la rue..."
Le discours est le même du côté de Jawad Bendaoud, qui cumule, lui, dix ans de détention, dont huit pour avoir tué son meilleur ami. Le fruit d'"une errance galérienne" dans un "microcosme communautaire" comme il le formule lui-même devant un expert-psychologue, qui parle d'"agir transgressif et délictuel". Désormais, tout lui paraît moins dramatique que d'être associé à "130 morts".
Après une affaire comme ça, même si je dois manger aux Restos du cœur, je fais plus rien d'illégal.
Jawad Bendaouddevant le tribunal correctionnel de Paris
"Au début j’ai merdé, je me suis défendu comme si j’avais volé un sac à main, analyse-t-il a posteriori. J’ai fait comme si je m’étais fait arrêter dans une affaire de stups : on ne balance pas. Je n'avais pas saisi l’ampleur du truc. Après, j’ai compris qu’on était dans un autre délire. Dans les affaires de terroristes, y a pas de code d’honneur."
Désapprobation des victimes du terrorisme
Mais pour plusieurs parties civiles, Jawad Bendaoud n'a pas respecté ce fameux code. "Le code d'honneur, c'est de ne pas faire la misère aux démunis et de ne pas faire la misère tout court. C'est d'être responsable des amis qu'on fréquente", lui oppose Bley Bilal Mokono, qui a grandi dans une cité du Val-d'Oise. Abdallah Saadi, qui a perdu ses deux sœurs sur la terrasse de La Belle équipe, a lui aussi "grandi dans une cité", et lui assimile ce code à du "respect", qui a fait défaut aux prévenus.
Il y a un minimum de respect à avoir, ce n'est pas un show, pas un défilé de mode, on a l'impression qu'ils n'en ont rien à foutre.
Abdallah Saadidevant le tribunal correctionnel de Paris
Pour d'autres parties civiles, la thèse selon laquelle les prévenus n'ont pas pris la mesure des attentats ni douté de l'identité de ces locataires n'est pas audible. "Tous les Français ont les yeux rivés sur ce qui s'est passé et il y en a trois ici qui nous disent qu'ils n'ont pas demandé, pas posé de questions. Ces personnes sont bien peu curieuses", a martelé mardi à la barre la mère d'un jeune de 24 ans tué au Bataclan. "'Business is business' mais l'appât du gain ne doit pas être la priorité. Nous, l'économie souterraine, ce n'est pas notre problème, on veut savoir ce qui s'est passé, comment ils ont pu donner cette planque à des assassins", avait déclaré la veille, en marge de l'audience, la mère d'une jeune femme de 35 ans, également tuée au Bataclan.
"Tant de vies détruites pour 150 euros"
"Dans toutes les cités de France, la curiosité est un vilain défaut", a fait valoir Jawad Bendaoud au cours de l'audience. Mais au-delà de la fracture qui est apparue entre le monde des prévenus et celui des magistrats, des journalistes ou du public, une autre frontière s'est dessinée entre les habitants d'une même ville, d'une même cité ou d'un même quartier. Anna* habitait Saint-Denis, dans un appartement acheté dans l'immeuble visé par l'assaut du raid au 48, rue du Corbillon. "Nous, on ne les achète pas 3 000 euros nos appartements, mais 150 000 euros sur vingt ans", s'est-elle indignée à la barre.
Aujourd'hui, elle rembourse toujours son crédit, paie des charges mensuelles alors qu'elle n'a pas toujours pas été relogée, ni indemnisée. Elle enchaîne les crédits à la consommation. "Tant de vies détruites pour 150 euros", déplore-t-elle, la voix brisée. Elle parle au nom de tous les délogés de cet immeuble, pour lesquels la date du 18 novembre n'est pas seulement la fin du cauchemar des attentats mais aussi le début d'un autre. "Je peux vous assurer que si on avait voulu mettre Saint-Denis à feu et à sang [après cet assaut], on l'aurait fait, on a tous de la famille dans les cités et dans le 93. Mais on est des gens responsables", tonne-t-elle. Pour cette femme, la ligne de Magellan entre délinquance et terrorisme, tracée avec soin par les prévenus, n'est pas si nette.
Il y a une porosité évidente entre le terrorisme et la délinquance, un monstre qui sort de nos banlieues et qui nous touche tous.
Une partie civiledevant le tribunal correctionnel de Paris
Et d'interpréter le surnom de Jawad – "666" – comme un "terrible aveu". "La délinquance sans conscience" a permis aux "cavaliers de l'apocalypse" d'"apporter la douleur, la maladie, le désespoir", cingle-t-elle. "Saint-Denis n'est pas une plaque tournante du terrorisme, c'est une certitude", avait nuancé Mathieu Hanotin, député PS de Seine-Saint-Denis, après l'assaut du 18 novembre 2015. "Il n'empêche pas qu'effectivement, il faut lutter de manière urgente contre la délinquance à Saint-Denis, parce que si ce n'est pas elle qui est le déclencheur du terrorisme, on voit bien que c'est plus facile pour des terroristes de venir se planquer dans une zone où il y a du trafic, que dans une zone avec un centre-ville où les choses seraient beaucoup plus apaisées", avait-il ajouté.
Inconscients, irresponsables, imbéciles, Jawad Bendaoud et Mohamed Soumah veulent bien endosser tous les qualificatifs, pourvu que ce ne soit pas celui de "terroristes". Depuis la requalification des faits qui leur sont reprochés, ils encourent six ans de prison, puisqu'ils sont en état de récidive. "Je vais la prendre la peine, je vais l'assumer", assure Mohamed Soumah. "Je préfère faire six ans et que la vérité soit faite", renchérit Jawad Bendaoud. Les deux ont des projets pour l'avenir. Mohamed Soumah est "retombé amoureux" et veut se marier. Jawad Bendaoud a une "très, très bonne idée, une chaîne de restaurants, pour même pas 50 000 euros". Reste que certaines parties civiles ont demandé, au début du procès, une requalification des faits en "recel de terrorisme en lien avec un acte de terrorisme". Si le tribunal retient cette qualification, les deux hommes encourent douze ans de prison.
* Le prénom a été modifié.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.