: Enquête franceinfo Suicide d'un anesthésiste à l'hôpital Américain : la famille réclame la nomination d’un juge
Près de quatre ans après la mort d’Emmanuel M., beaucoup de questions demeurent sur les raisons profondes qui ont poussé cet anesthésiste-réanimateur de 48 ans, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français dans sa discipline, à mettre brutalement fin à ses jours. Au moment de son geste, le médecin exerçait à l'Hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine, un établissement prisé des VIP.
Quelques mois après les faits, sa veuve a porté plainte pour harcèlement moral et professionnel, convaincue que l’atmosphère "atroce" au sein de son équipe et des dysfonctionnements graves connus de la direction de cet établissement privé sont à l’origine de la mort de son mari. Cette plainte contre X avait été classée sans suite "faute d’éléments caractérisant le délit" avait alors justifié le parquet de Nanterre.
"Une décision incompréhensible tant sur le fond que sur la forme", analyse aujourd’hui Me Benjamin Bohbot, avocat de la famille d’Emmanuel M. qui avait aussitôt porté plainte avec constitution de partie civile pour obtenir l’ouverture d’une information judiciaire et la nomination d’un juge d’instruction.
Le management du service mis en cause
Près d’un an après cette nouvelle plainte pour harcèlement moral et homicide involontaire, aucun juge n’a été désigné dans cette affaire et la famille du médecin désespère de l’ouverture d’une enquête indépendante. À l’origine de l’obstination de la famille de cet anesthésiste à réclamer justice, une série d’éléments concordants et de témoignages de collègues dont certains ont été recueillis dans l’enquête de la brigade de répression de la délinquance aux personnes (BRDP).
Selon les conclusions de cette enquête, que franceinfo a pu consulter, l’ancien chef du pôle anesthésie réanimation a nié avoir harcelé l'anesthésiste, mais 13 des 16 médecins auditionnés ont au contraire mis en cause de manière précise le management de ce service, des conditions de travail dégradées, une forme de surveillance permanente mais aussi des événements plus précis qui ont pu fragiliser leur collègue disparu.
"Je pense qu’Emmanuel a été l’objet de harcèlement moral, a ainsi déclaré un ancien chef de pôle de l'Hôpital américain aux enquêteurs. Il était victime d’une pression professionnelle importante. C’est la direction actuelle qui en est responsable. Ce qui est mis en cause, c’est tout un système de management agressif". Aux enquêteurs, un autre médecin décrit lui aussi une dégradation très nette de l’ambiance de travail parmi les équipes : "Avec la loi Touraine (qui a diminué les remboursements des hospitalisations par les mutuelles), l’hôpital a perdu une partie des revenus de sa clientèle française. Et son accréditation américaine a failli lui être retirée. Les gouverneurs ont changé la direction et il s’est installé un climat de terreur. (...) On était surveillés, contrôlés. On était en permanence sous la pression, les attaques." Un autre médecin évoque "un climat de malveillance, une ambiance pourrie. Nous avions une épée de Damoclès au-dessus de la tête puisque nous savions qu’à la moindre erreur, nous ne serions pas soutenus. Je parlais énormément avec Emmanuel et il savait qu’il n’aurait pas le droit à l’erreur."
"Des relations conflictuelles", "des dérives inacceptables"...
Dans un mail daté du 24 décembre 2019, soit deux mois avant le suicide de l'anesthésiste, le président du Conseil médical de l’hôpital avait alerté sa direction sur l’ambiance toxique et étouffante au sein du Pôle anesthésie. "Un modèle clanique", "des relations conflictuelles", "des dérives inacceptables qui fragilisent l’institution et l’esprit d’équipe", "un leadership agressif du chef de Pôle" pouvait-on lire dans ce mail. Face aux enquêteurs, ce cadre confiait qu’il avait décidé d’informer sa direction précisément à cause du "mépris" et de "l’ostracisme" dont l’anesthésiste était la cible de la part de son chef mais aussi d’autres médecins. "Emmanuel en souffrait vraiment, expliquait le cadre. Il venait chercher ma présence parce que j’essayais de lui remonter le moral".
En février 2020, le mois de son suicide, l'anesthésiste enchaîne cinq gardes en 14 jours, travaillant près de 180 heures. Un planning établi par son chef de pôle. "On se retrouvait avec une surcharge de travail ce qui est dangereux pour les patients et pour nous, a expliqué l’un des médecins aux enquêteurs. On s'en est plaint régulièrement. Quand on s'en plaignait au staff, ils hurlaient. C'était une fin de non-recevoir". C’est dans ce contexte de fatigue et de tension décrit par ses collègues et cadres, qu’un incident médical aurait déstabilisé l’anesthésiste. Quelques jours seulement avant son suicide, le médecin a dû gérer en urgence une complication lors de l’accouchement par césarienne de la femme d’un milliardaire américain.
Alors que les investigations médicales ont montré qu’il avait parfaitement réagi à la situation, en l’absence du chirurgien en charge de la patiente, l’anesthésiste se retrouve en position d’accusé selon le témoignage de plusieurs de ses collègues et de sa veuve. "Emmanuel s’est retrouvé en première ligne avec le mari de la patiente, explique l’un des médecins aux enquêteurs (...) La famille américaine a mis la pression sur la direction et on a appelé Emmanuel pour lui demander des comptes". Un autre médecin qui a échangé avec l’anesthésiste avant son suicide explique aux policiers : "Cette histoire l'a traumatisée. Il s’en est voulu alors qu’il a parfaitement bien géré le problème dont il n'était pas responsable. C'était la goutte de trop. Il ne s'en est pas remis. Il n’a pas supporté car il était à bout et parce qu’on lui pourrissait la vie".
Des dysfonctionnements dans l'enquête interne ?
Un mois après le suicide du médecin, la direction de l’Hôpital américain avait missionné une commission ad hoc sur ces faits qui ont bouleversé l’établissement. La commission a entendu une vingtaine de personnes et a conclu à des dysfonctionnements internes sans faire le lien avec le geste désespéré de l’anesthésiste. Une commission dont l’avocat de la famille d’Emmanuel M. remet en cause l’impartialité. "Cinq mois après le dépôt de ce rapport censé être indépendant et confidentiel, souligne Me Benjamin Bohbot à franceinfo, le président de cette commission qui exerçait auparavant dans un autre hôpital a été nommé directeur médical de l’Hôpital américain ! L’un des membres de cette commission est aussi entré au Governors Board (équivalent anglo-saxon d’un conseil d’administration). Il y a peut-être des dysfonctionnements qui ont été commis également lors de la réalisation de cette enquête interne". Plusieurs fois sollicité par franceinfo au sujet du suicide de ce médecin, l'Hôpital américain n’a jamais répondu à nos demandes.
L’affaire de cet anesthésiste de Neuilly-sur-Seine n’est pas sans rappeler le suicide en 2015 d'un cardiologue de l'hôpital Georges Pompidou à Paris. Le mois dernier, au terme d’une longue instruction, l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris et plusieurs membres de la hiérarchie de cet établissement ont été condamnés à des amendes pour harcèlement moral à l’encontre de ce médecin. L'AP-HP a fait appel de ce jugement.
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