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"Quelque chose que je n'avais jamais rencontré" : le déni "absolu" de grossesse, un fait inédit au cœur du procès de la mère de Séréna

Rosa-Maria Da Cruz a été condamnée à cinq ans de prison, dont trois avec sursis, par la cour d'assises de Corrèze, vendredi à Tulle. Une sentence qui peut paraître clémente alors que l'accusée risquait jusqu'à vingt ans de réclusion.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Rosa-Maria Da Cruz, la mère de Séréna, lors de son procès à Tulle (Corrèze), le 12 novembre 2018. (GEORGES GOBET / AFP)

Son visage est resté impassible à l'énoncé du verdict. Rosa-Maria Da Cruz, 50 ans, a été condamnée à cinq ans de prison, dont trois avec sursis, par la cour d'assises de Corrèze, à Tulle vendredi 16 novembre. L'avocat général avait requis huit ans ferme. Cette peine, assortie d'un suivi socio-judiciaire de cinq ans avec obligation de soins, a pris en compte "le parcours de cette femme", mais aussi "le trouble à l'ordre public" provoqué par les faits et leurs "conséquences gravissimes sur la santé" de son quatrième enfant, Séréna. L'accusée risquait vingt ans de prison.  

>> RÉCIT. Comment la mère de Séréna a caché son bébé pendant deux ans dans une pièce en sous-sol et un coffre de voiture

Malgré l'apparente clémence de cette décision, les jurés l'ont jugée responsable de ses actes. Responsable d'avoir, pendant près de deux ans, exercé des violences, privé de soins et d'alimentation Séréna, irrémédiablement atteinte d'autisme. Sans avoir plaidé directement l'abolition ou l'altération de son discernement pendant ces vingt-trois mois, son avocate, Me Chrystèle Chassagne-Delpech, avait demandé l'acquittement de sa cliente, "victime du déni de grossesse", une "loterie diabolique dans lesquels il faut avoir beaucoup de facteurs chance". 

Bien sûr que c’est de sa faute, mais qui en est responsable ? Le déni de grossesse. Elle n’a rien choisi madame Da Cruz, elle a subi la situation.

Me Chrystèle Chassagne-Delpech, avocate de la mère de Séréna

devant la cour d'assises de Corrèze

Le déni de grossesse de Rosa-Maria Da Cruz, pourtant, n'a jamais été contesté devant cette cour. Certes, sa terminologie et son degré ont été discutés, faisant parfois verser l'audience dans "un débat de colloque", comme l'a souligné Me Rodolphe Costantino, avocat d'Enfance et partage. Dans son rapport lu à l'audience, une psychologue décédée depuis estime que le terme même de "déni" est "impropre", lui préférant celui de "dénégation" "Je sais bien que je suis enceinte, mais je ne veux rien savoir" versus "je sais bien que je suis enceinte, mais ce n’est pas possible que je le sois". Dans ses premières déclarations en garde à vue, Rosa-Maria Da Cruz avait affirmé avoir deviné sa grossesse au huitième mois, avant de revenir sur ses propos au cours de l'instruction et à la barre, expliquant avoir fait cette déduction a posteriori. 

Un "déni absolu"

"Mon intime conviction, c’est que nous sommes dans une situation de déni, mais un déni de grossesse partiel", a martelé l'avocat général lors de son réquisitoire, estimant qu'elle avait eu "conscience" qu'elle allait accoucher ce 27 novembre 2011 dans le sous-sol de sa maison. Olivier Kern n'a pas souscrit à l'avis de trois experts, qui ont diagnostiqué dans cette affaire un "déni absolu", fait inédit dans les annales criminelles.

Il s'est passé quelque chose pour Rosa-Maria Da Cruz que je n'avais jamais rencontré, un déni de grossesse absolu sans que le nouveau-né meurt des suites de l’accouchement ou d’un geste 'néonaticide'.

Michel-Henri Delcroix, gynécologue-obstétricien

devant la cour d'assises de Corrèze

A la barre, le gynécologue-obstétricien Michel-Henri Delcroix, qui s'est vu reprocher par le ministère public d'utiliser sa mission d'expertise comme une tribune, a fait la distinction entre le déni de grossesse "total", qui concerne "300 femmes par an" et qui perdure jusqu'à l'accouchement et ce "déni absolu", qui a persisté, dans ce dossier, au-delà de la naissance du bébé et évolué en "déni d'enfant".

"Pas de geste agressif"

Contrairement aux affaires de déni de grossesse qui finissent devant une cour d'assises, Rosa-Maria Da Cruz, elle, n'a pas tué ce qui est "sorti" d'elle. Pourquoi ? Elle a livré une explication au cours de l'enquête qui, selon son avocate, n'a jamais varié. "Elle a vu le regard de son garçon, A.", lui aussi né à la suite d'un précédent déni de grossesse neuf ans plus tôt et "c’est ce flash-là qui lui a permis de ne pas avoir de geste agressif", a souligné Michel-Henri Delcroix, comme l'avait écrit la psychologue dans son rapport.

C’est sorti, j’ai attrapé, c’est difficile de dire, la chose, je la prends, je la regarde, ça me ramène neuf ans en arrière pour A., je ne voulais plus ça, surtout pas.

Rosa-Maria Da Cruz, citée par une experte-psychologue

dans un rapport lu devant la cour d'assises de Corrèze

"Cette répétition va finalement lui donner une lueur. Là, elle se dit 'je ne peux pas tuer, je ne peux pas'", a plaidé son avocate devant les jurés. Sa sœur, Adélaïde, a raconté à la barre qu'après cet accouchement en plein déjeuner de famille au Portugal en 2004, elle était "l’ombre d’elle-même" et avait eu "du mal" à créer "un lien" avec cet enfant. A son retour en France, Rosa-Maria Da Cruz dit en avoir parlé à son médecin généraliste et que ce dernier lui a simplement "souri". Cinq ans plus tard, elle a accouché chez elle d'une petite fille après un nouveau déni, partiel cette fois-ci. 

Un "symptôme", pas une pathologie psychiatrique

A la maternité de Brive, aucun suivi psychologique ne lui a été proposé. "C’est cette même société qui ne l’a pas suivie pour ses récents dénis de grossesse qui vous demande de la mettre en prison !", a tonné Me Chrysthèle Chassagne-Delpech pendant sa plaidoirie. Mercredi, le psychiatre David Mizrahi en a convenu : le déni de grossesse, qui n'est pas référencé dans la classification des maladies mentales, "n'apparaît pas dans les cours [des futurs médecins] et on ne peut pas faire de la prévention". Or, l'expert a souligné le "caractère récidivant" (dans "3 à 11%" des cas) de ce qu'il définit comme un "symptôme", et non comme une pathologie psychiatrique.

Une distinction essentielle pour le traitement judiciaire de ce trouble : si les faits commis par l'accusée ne peuvent être reliés à une maladie mentale, Rosa-Maria Da Cruz ne pouvait bénéficier de l'abolition du discernement et donc, de l'irresponsabilité pénale. Même l'altération du discernement, qui atténue la peine encourue, n'a pas été retenue par le Dr Mizrahi et son confrère, Jacques Bertrand. Sans nier le déni absolu, ce dernier a estimé que l'on pouvait observer chez Rosa-Maria Da Cruz "un mode de fonctionnement similaire" à celui de certaines personnalités perverses qui "chosifient autrui sans état d’âme, sans empathie""La présence de cet enfant était dérangeante, elle n'a pas raisonné en fonction de l’enfant, mais en s’autocentrant", a analysé Jacques Bertrand à la barre.  

"Un variateur de lumière"

Une interprétation incompatible, selon le gynécologue Thierry Delcroix, avec l'état de "sidération" ou de "psychose puerpérale" dans lequel devait se trouver Rosa-Maria Da Cruz au moment de son accouchement. Un état qui, selon ce spécialiste, peut se prolonger un certain temps avec une "oscillation permanente plus moins étanche" entre le déni et le retour à la réalité. Si Rosa-Maria Da Cruz a caché son enfant pendant deux ans, "ce n’est pas une dissimulation, puisque cela suppose l’a priori judiciaire qu’on est chez une femme qui a conscience de ses actes", a-t-il martelé. 

Le déni de grossesse, on ne le choisit pas ! Il vous tombe dessus comme ça ! Et peut vous retomber dessus ! La prison, c’était la réponse moyenâgeuse quand on ne connaissait pas grand-chose à l’accouchement.

Michel-Henri Delcroix, gynécologue-obstétricien

devant la cour d'assises de Tulle

Rosa-Maria Da Cruz avait-elle conscience de ce qu'elle faisait subir à Séréna pendant ces vingt-trois mois ? Dans sa plaidoirie, son avocate a comparé le déni dont elle et son enfant étaient prisonnières à un "variateur de lumière", avec des moments où elle s'occupait de sa fille et d'autres où elle l'oubliait. "On a des espèces de jour-nuit", a confirmé Me Rodolphe Costantino. "Peut-être que cet enfant pouvait être un objet sur le plan psychique, c’est possible. Juger, c’est comprendre. Comprendre, c’est tout prendre. Mais on ne juge pas quelqu’un sur sa réalité psychique, on le juge sur ses actes", a-t-il plaidé pour la partie civile. 

La mère change de version

Rosa-Maria Da Cruz n'a jamais contesté les faits, terribles. Mais son discours a évolué au fil du temps. Après avoir raconté en garde à vue et dans l'émission "Sept à huit" qu'elle avait prénommée l'enfant, qu'elle l'avait nourrie au biberon, qu'elle s'allongeait parfois à côté d'elle, lui mettait de la musique et lui disait qu'elle l'aimait, elle a changé de version lors de sa dernière comparution devant le juge et surtout devant la cour d'assises. Séréna est devenue "une chose" dont elle ne s'occupait pas et dont elle a inventé le prénom au moment de sa découverte par des garagistes le 25 octobre 2013. La réalité se situe sans doute à mi-chemin, sans quoi l'enfant serait morte. Mais ces revirements ont été interprétés par l'accusation et les parties civiles comme une stratégie soufflée par la défense pour coller à la thèse du déni d'enfant. 

On a volé à madame Da Cruz son procès, son histoire. On a mis entre ses mains un étendard qui ne lui correspond pas. Elle a adhéré à cette thèse dans l’espoir d’échapper à une condamnation.

Olivier Kern, avocat général, pendant son réquisitoire

devant la cour d'assises de Corrèze

Si l'accusée a été capable de mentir à des fins utilitaires, n'a-t-elle pas été capable de dissimuler et négliger volontairement son enfant ? Non, a répondu l'expert-psychiatre Jacques Bertrand. Avec son confrère, ils n'ont décelé aucune "dimension manipulatoire" dans le propos de Rosa-Maria Da Cruz. Ils interprètent l'évolution et les contradictions de son récit comme une adaptation au discours que l'on attend d'elle, que ce soit les enquêteurs, le juge, les experts ou la cour. "Elle dit ce qu’il convient de dire. On lui donne un récipient, elle prend la forme du récipient", métaphorise Jacques Bertrand, décrivant une personnalité "non unifiée" caractérisée par "un vide affectif". Des mots qui font penser à Dominique Cottrez, condamnée pour huit infanticides et décrite ainsi dans Les Monstres n'existent pas, de la journaliste Ondine Millot : "Elle qui n'a jamais existé, ni bébé, ni enfant, ni femme, dans les mots des autres, devient à l'infini ce qu'on lui dit." 

"Quelque chose qui court-circuite la conscience"

Maria Da Cruz n'existe guère non plus dans les mots de ses proches et de sa famille, où la pudeur fait loi. Elle est dépeinte comme une "femme normale, une "bonne mère". Seule sa meilleure amie a permis de lever un peu le voile, en racontant "deux Rosa". Celle d'avant la rencontre avec Domingos et les maternités, coquette et sociable, et celle d'après, femme au foyer négligée, recluse chez elle. Entre les deux, un premier accouchement "terrible", qui a "duré plus de 20 heures", Rosa-Maria Da Cruz ne parvenant pas à pousser et broyant les mains de son amie, qui l'assistait pour cette première naissance, le père étant encore au Portugal.

"Madame Da Cruz est bien une femme de mystère, ses actes nous les connaissons, mais les mots nous ne les avons pas eus car les mots de madame Da Cruz ne sont pas les siens", a regretté Rodolphe Costantino. Selon l'expert-psychiatre, le déni "est quelque chose qui court-circuite la conscience, elle ne peut rien en dire, elle ne peut que le déplorer". "Si, demain, on lui donne une autre carte que celle du déni de grossesse, elle la prend ?", a demandé Me Marie Grimaud pour Innocence en danger. "Non, il y a quand même une évidence, une problématique spécifique par rapport à la grossesse, mais cette problématique peut être résolue", a estimé le docteur. 

Au contraire du gynécologue-obstétricien, Jacques Bertrand considère qu'une "sanction pénale peut avoir une portée. Sinon, ce serait laisser les choses dans le symbolique." Pour l'expert, la justice joue le même rôle que "le tiers découvrant" Séréna, ce garagiste qui a ouvert le coffre et exposé l'enfant à la lumière. 

La lumière viendra de cette cour, nul besoin de haine, nul besoin de peur, nul besoin de larmes pour offrir cette lumière à Séréna, nous la lui devons tous.

Marie Grimaud, avocate d'Innocence en danger lors de sa plaidoirie

devant la cour d'assises de Corrèze

Les débats n'ont pas vraiment permis, en revanche, d'éclairer la personnalité de l'accusée. "Je ne l’ai pas rencontrée, j’ai cherché son regard, je n’ai vu que les ténèbres de ses cheveux et son poing" devant son visage, a déploré Marie Grimaud. Une phrase qui fait écho à celle de Me Isabelle Faure-Roche, avocate du conseil départemental, pour décrire Séréna : "Vous la voyez, mais vous ne la rencontrez pas." La cour n'est pas parvenue à s'immiscer réellement dans le huis-clos suffocant entre cette mère et sa fille. Mais elle a choisi de ne pas enfermer trop longtemps la première, afin qu'elle puisse continuer à "élever" ses trois autres enfants. Et a libéré un peu plus la seconde en retirant son autorité parentale à Rosa-Maria Da Cruz.

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