"Il m’a expliqué qu’il n’avait pas l’impression de faire du mal aux enfants" : l'omerta autour du docteur Le Scouarnec
Selon notre enquête, la CGT de l’hôpital de Quimperlé avait alerté en vain la direction dès 2006 sur le cas du chirurgien soupçonné d’avoir agressé sexuellement 349 enfants. Par ailleurs, deux autres médecins délinquants sexuels ont pu exercer en même temps que lui.
Joël Le Scouarnec, 69 ans, est soupçonné d’avoir agressé sexuellement au moins 349 victimes durant près de trente ans, principalement dans une dizaine d’établissements hospitaliers en Indre-et-Loire, en Bretagne et en Charente-Maritime.
C’est à Jonzac (Charente-Maritime) qu’il est arrêté en 2017 après avoir été dénoncé par une petite fille de 6 ans, sa voisine. Il est depuis incarcéré à la maison d'arrêt de Saintes dans l’attente de son premier procès qui se tiendra du 13 au 17 mars 2020 pour viol, exhibition, atteinte sexuelle sur quatre enfants, et pour consultation et détention d’images pédopornographiques. En plus de sa jeune voisine, on compte parmi les victimes deux nièces du chirurgien et une patiente de l’hôpital de Loches. Un second procès, concernant les 349 victimes comptabilisées à ce jour par la justice, ne devrait pas intervenir avant plusieurs années. Le temps pour les enquêteurs de retrouver toutes ses victimes présumées, âgées de 3 à 18 ans à l’époque des faits.
"Il faut savoir être patient et compter sur sa chance"
C’est au début des années 1980 à la clinique de Loches, en Indre-et-Loire que Joël Le Scouarnec aurait fait ses premières victimes. Dans un journal intime qu’il tient scrupuleusement, il dit avoir ressenti à 25 ans ses premières "pulsions" pédophiles, avec sa petite nièce. Après cela, "le pli était pris", écrit Joël Le Scouarnec. À l’hôpital, il décrit un mode opératoire bien rôdé, que nous avons décrypté à partir des centaines d’agressions détaillées dans son journal intime.
Première étape : il raconte qu’il met en confiance les parents des enfants qu’il va opérer, les rassure, et s’arrange pour que certains restent plus longtemps que prévu à l’hôpital. C’est ce que nous a raconté Guillaume (le prénom a été changé), un garçon qui figure dans le journal du chirurgien. Il devait être hospitalisé en journée pour une opération banale, mais il a dû rester dormir à l’hôpital de Quimperlé. Il est alors âgé de 12 ans : "Je me rappelle des visites répétées du chirurgien. Je n’avais pas de sous-vêtements, j’avais seulement une blouse. Il l’ôtait et c’est là qu’il agissait. Le soir-même j’ai fait un malaise, et le chirurgien a voulu que je reste au moins une nuit de plus."
Je souhaitais absolument rentrer, j’en pleurais. Je n’ai pas verbalisé à mes parents qu’il s’était passé un viol ou une agression. Je n’ai pas pu mettre de mots dessus.
Guillaumeà franceinfo
Une situation qui se reproduit avec plusieurs personnes que nous avons pu interroger.
Une fois les jeunes patients hospitalisés, Joël Le Scouarnec fait en sorte, selon ses écrits, d’être seul avec eux dans les chambres. C’est là que la grande majorité des actes qu’il décrit se seraient déroulés. Il raconte : "Il faut savoir être patient et compter sur sa chance." Michèle Jacquelin, une infirmière qui a travaillé quatre ans avec lui, se souvient qu’il faisait la plupart du temps ses examens seul, contrairement aux autres médecins. "Pour nous c’était plus simple, on gagnait du temps. Personne n’a jamais trouvé surprenant qu’il agisse comme cela", reconnaît-elle.
Fantasme ou réalité ?
Le chirurgien explique qu’il prétexte des gestes médicaux pour justifier ses actes. Il demande par exemple aux enfants s’ils cicatrisent bien, s’ils ont "des brûlures en faisant pipi", leur passe la main sur le bas ventre. Des gestes qui n’ont rien d’anormaux pour un chirurgien digestif. "Non seulement il a le droit, mais il a le devoir de toucher [les enfants]", résume Michèle Jacquelin. Le problème, c’est que le médecin va beaucoup plus loin, selon ses écrits. Il raconte effectuer des attouchements, des pénétrations digitales et rectales, voire plus.
Une stratégie qui va permettre au chirurgien d’agresser, toujours selon son journal intime, des centaines d’enfants, même si pour l’heure il est impossible de faire la part de ce qui relève du fantasme et de la réalité. L’avocat de Joël Le Scouarnec, Me Thibaut Kurzawa, confirme que son client est bien l’auteur de ces milliers de pages mais "de là à dire que derrière chaque écrit il y a le récit d’un fait qui s’est précisément déroulé tel qu’il l’a écrit c’est un raccourci qui me paraît aujourd’hui un peu prématuré".
Pourtant, pour les victimes présumées que nous avons rencontrées, il y a clairement dans leur vie, un "avant" et un "après" leur passage à l’hôpital. Le nom d’Amélie par exemple, figure dans le journal intime du chirurgien en 1991. Elle développe après cela une phobie de l’hôpital et notamment des piqûres. La jeune femme, âgée d’une dizaine d’années à l’époque, se souvient d’une opération des dents de sagesse qui a viré au cauchemar : "Ils n’ont même pas pu me mettre le masque pour m’endormir. Le chirurgien a dit à ma mère : 'Je suis obligé de remonter Amélie parce que si je l’opère elle va se laisser mourir'." La jeune femme souffre ensuite d’anorexie pendant plusieurs années.
Pour d’autres victimes que nous avons rencontrées, le traumatisme se traduit différemment. C'est pour certaines l’impossibilité d’avoir des relations sexuelles, pour d’autres une addiction à la drogue ou à l’alcool. Guillaume, lui, n’a plus réussi à appeler sa mère "maman" pendant 13 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne, par les gendarmes, avoir été victime d’agression sexuelle de la part du chirurgien.
"Beaucoup d’hommes aiment les petites filles"
Difficile d’imaginer, si ces écrits sont avérés, que ce chirurgien ait pu agir si longtemps sans jamais avoir été démasqué. Notre enquête révèle que plusieurs personnes savaient, à commencer par sa famille. Notamment son épouse qui, selon Joël Le Scouarnec, était au courant dès 1996. "Elle sait que je suis pédophile", écrit le chirurgien à cette date dans son journal intime. Elle dément, mais plusieurs membres de la famille vont raconter aux enquêteurs son implication dans l’omerta familiale qui s’installe autour de Joël Le Scouarnec.
Il y a d’abord cette discussion en 1997 entre l’épouse du chirurgien et sa sœur. Cette dernière soupçonne son beau-frère d’agressions sur sa fillette. Elle raconte aux enquêteurs : "J’ai dit à ma sœur que j’avais des soupçons pour ma fille. Elle m’a raconté que beaucoup d’hommes aiment les petites filles. Je lui ai répondu que non, je ne le pensais pas et que moi j’avais un mari, qui, je pense, était sain."
Deux autres nièces de Joël Le Scouarnec racontent aussi à leur mère les agressions répétées commises par leur oncle. Cette dernière déclare aux enquêteurs être allée voir son frère après un repas de famille : "Il a reconnu immédiatement en ajoutant que sa femme était au courant […] Il a pleuré et fumé cigarettes sur cigarettes sans discontinuer. Il semblait avoir des remords. Il m’a expliqué qu’il n’avait pas l’impression de faire du mal aux enfants, qu’il cédait à des pulsions et qu’il n’aurait jamais assez de sa vie pour réparer tout le mal qu’il avait fait." Aucune plainte n’est déposée par la famille à l’époque.
Quelques années plus tard, au début des années 2010, deux des nièces auraient été dissuadées par leur entourage familial de se rendre à la gendarmerie. À cette époque, un homme aurait joué un rôle important dans cette omerta : le père de Joël Le Scouarnec. Mis au courant des agressions qui auraient été commises sur ses deux petites-filles, le patriarche aurait répondu : "Ce n’est même pas un vrai viol, il n’y a pas mort d’homme."
"J’ai demandé à Joël Le Scouarnec de démissionner"
Dans les hôpitaux aussi, le silence est de mise. Et notamment à partir de 2005. Cette année-là, Joël Le Scouarnec est condamné par le tribunal correctionnel de Vannes à quatre mois de prison avec sursis pour détention de nombreuses images pédopornographiques. Aucune obligation de soin n’est prononcée, ni d’interdiction d’exercer. Comme franceinfo, avec la cellule investigation de Radio France, le révélait en février 2020, c’est grâce à la persévérance d’un homme, Thierry Bonvalot, psychiatre dans l’hôpital de Quimperlé et président de la commission médicale de l’établissement, que la condamnation est connue par la direction de l’hôpital.
Dans une lettre adressée au directeur le 14 juin 2006, le psychiatre explique "avoir des doutes quant à la capacité du Dr Le Scouarnec à garder toute sa sérénité au contact de jeunes enfants". Thierry Bonvalot rencontre lui-même Joël Le Scouarnec pour lui demander de démissionner. Réponse du chirurgien : "On ne peut pas m’y obliger."
L’information est ensuite communiquée à l’Ordre des médecins qui convoque Joël Le Scouarnec au mois de novembre 2006. Aucune sanction n’est prise : à l’époque, l’Ordre des médecins n’a pas autorité pour sanctionner un médecin hospitalier. L’organisme estime aussi ne pas devoir en faire plus que la justice. L’information est communiquée à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales du Finistère (DDASS), qui, à notre connaissance, n'a pris aucune mesure. Contactée, l’ARS Bretagne (nouveau nom de la DDASS) n’a pas souhaité répondre à nos questions.
La CGT a aussi alerté la direction
Ce manque de réaction s’explique aussi peut-être par l’ambiguïté de la lettre adressée à l’époque à la DDASS par le directeur de l’hôpital de Quimperlé. Dans ce courrier, le directeur (aujourd’hui décédé) prend acte de sa condamnation, mais il défend le chirurgien : "Je considère le Dr Le Scouarnec comme un praticien sérieux et compétent. Il est disponible pour travailler dans l'intérêt de l'établissement […] il est affable et entretient d'excellentes relations tant avec les patients et leur famille qu’avec le personnel." Pourtant, selon nos informations, le directeur de l’hôpital est aussi alerté par un syndicat, la CGT, qui assure lui avoir fait part de ses doutes quant aux pratiques du chirurgien. Le responsable du syndicat à l’époque, Didier Quémat, a même pris soin d’interroger les collègues du Dr Le Scouarnec. Ils l’ont mis en garde notamment sur l’habitude "un peu spéciale" du chirurgien qui refusait d’être accompagné lorsqu’il allait voir ses patients.
Le directeur de l’hôpital se veut alors rassurant, raconte aujourd’hui Didier Quémat : "Il nous a dit qu’une enquête était en cours auprès des collègues chirurgiens [de Joël Le Scouarnec]. On lui a demandé, plus tard [où cela en était] et il nous a dit que ce n’était pas notre rôle. Il ne nous a jamais donné l’aboutissement de cette enquête." Une enquête interne dont nous n’avons trouvé aucune trace. La direction actuelle de l’hôpital de Quimperlé a refusé de répondre à nos sollicitations.
Le psychiatre Thierry Bonvalot dit avoir également prévenu oralement un autre médecin de la condamnation de Joël Le Scouarnec, et pas n’importe lequel. Il s’agit de Daniel Le Bras, alors anesthésiste à l’hôpital mais surtout maire de Quimperlé. Thierry Bonvalot, affirme lui avoir parlé à plusieurs reprises. Des échanges que Daniel Le Bras dément avoir eus : "Ça ne me dit rien du tout, rien. J’ai appris que Joël Le Scouarnec avait été condamné quand il a été arrêté à Jonzac en 2017 pour des problèmes de pédophilie. Mais avant, je n’en avais pas du tout entendu parler. Si j’avais eu cette information, j’aurais fait part aux infirmiers qui m’entouraient de la gravité qu’il pouvait représenter, je leur aurais demandé de le surveiller." En dépit de toutes ces alertes, Joël Le Scouarnec a continué d'exercer à Quimperlé, puis à Jonzac (Charente-Maritime) où il est engagé à partir de 2008.
Les versions contradictoires de l’ancienne directrice
À l’hôpital de Jonzac, la directrice de l’époque, Michèle Cals, prend connaissance de la condamnation du chirurgien. Elle le dit aux enquêteurs le 18 mai 2017, dans un PV d’audition que nous avons pu consulter : "Il m'a expliqué qu'il avait fait l'objet d'une procédure judiciaire quelques années auparavant pour des visites internet sur des sites pédopornographiques." La directrice relativise alors les faits : "De son aveu c'était de la consultation Internet chez lui. Comme il n'y avait pas eu d'agression physique, ce genre de précaution [éviter qu’il soit seul] ne m'a pas paru nécessaire", explique-elle. Selon Michèle Cals, que nous avons interrogée, l’hôpital de Jonzac a été "épargné" par les agressions de Joël Le Scouarnec, "il n’y a jamais eu de victimes chez nous", poursuit l’ancienne directrice.
Selon le décompte que nous avons effectué à partir de son journal intime, Joël Le Scouarnec s’attribue pourtant une vingtaine de victimes au sein de l’établissement. À Jonzac, un chirurgien viscéral a des doutes sur son collègue. Les deux hommes s’entendent bien. À tel point que Joël Le Scouarnec est invité à dîner chez ce médecin. Son épouse, très vite, a des soupçons. Il le raconte aux enquêteurs : "Ma compagne a remarqué des gestes qui lui ont paru déplacés vis-à-vis de nos enfants en bas âge. C’est-à-dire qu'il prenait ma fille sur ses genoux, qu'il la serrait, et notamment une fois où il a mis la main sur ses fesses." Suite à cette scène, le médecin assure ne plus avoir invité Joël Le Scouarnec.
Nombreux sont ceux qui semblaient connaître les penchants pédophiles de Joël Le Scouarnec, sans qu’aucune mesure n’ait été prise. Le même phénomène s’est reproduit à Jonzac avec un autre médecin. Un anesthésiste a été condamné en 2008 pour détention et diffusion d’images pédopornographique à trois mois de prison avec sursis. Là encore, sans aucune obligation de soin, ni aucune interdiction d’exercer.
D’autres médecins condamnés autour de Joël Le Scouarnec
En 2017, après l’arrestation du Dr Le Scouarnec, il est interrogé par les enquêteurs qui ont trouvé la trace de trois appels téléphoniques entre les deux hommes. L’anesthésiste a donc été interrogé par les gendarmes et il est revenu à cette occasion sur son intérêt pour les images pédopornographiques avec cette confidence troublante : "Je ne consulte plus ce genre d'images de façon aussi régulière", dit-il. Ces propos sont immédiatement transmis à la juge d’instruction en charge de l’affaire à l’époque. Une enquête est ouverte, toujours en cours, pour consultation d’images pédopornographiques "à titre privé". L’anesthésiste, qui a refusé de répondre à nos questions, a continué d'exercer, y compris auprès de patients mineurs, selon nos sources. Il n'a été suspendu qu'après la publication de nos premières révélations, jeudi 6 mars.
L’histoire semble bégayer, puisqu’à Quimperlé aussi, au moment où Joël Le Scouarnec était en poste, des rumeurs enflaient déjà autour d’un radiologue, le Dr Fréhat. Deux plaintes sont déposées en 2005 par des patientes qui disent avoir été victimes de viols et d’agressions sexuelles alors qu’elles étaient venues faire une mammographie.
Thierry Bonvalot, le psychiatre qui plus tard alerte l’hôpital sur le cas du Dr Le Scouarnec, décide d’aller voir le radiologue. Il le retrouve dans le bureau de Joël Le Scouarnec. Il raconte cette scène troublante : "J’ai demandé [au Dr Fréhat] de modifier sa pratique et d’avoir à ses côtés des manipulateurs radio pendant les examens gynécologiques."
Il m’a répondu qu’il s’en foutait, qu’il faisait ce qu’il voulait. Il a été secouru par le Dr Le Scouarnec qui m’a dit que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas.
Thierry Bonvalotà franceinfo
L’hôpital puis la justice interdisent alors au radiologue de rester seul avec ses patientes, en vain. D’autres plaintes suivent. Le Dr Fréhat est mis en examen et placé en détention provisoire en 2007. Il est condamné par contumace à 18 ans de prison pour agressions sexuelles et viols sur une trentaine de patientes, dont huit mineures. Après des aveux à demi-mot, il s’enfuit au dernier jour de son procès. Il est introuvable à ce jour.
Ces cas interpellent Francesca Satta, l'avocate qui défend plusieurs victimes de Joël Le Scouarnec : "Deux praticiens qui se retrouvent en même temps à commettre des exactions sur des patients dans le même hôpital, cela pose des questions énormes. Il faudra comprendre pourquoi autant de personnes se retrouvent au même endroit et visiblement se connaissent. Il faudra que l’enquête puisse démontrer s’il y a des liens ou pas, et comment on peut les expliquer", conclut l’avocate.
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