La France va-t-elle devenir ingouvernable après la présidentielle ?
A trois semaines d'un scrutin à l'issue incertaine, la perspective d'un vainqueur sans majorité claire issue des législatives n'est pas impossible. Pour Philippe Raynaud, professeur de philosophie politique, nous sommes face à une crise du système partisan.
Un FN au plus haut, l'irruption d'En marche !, un PS aux abois, Les Républicains en grande difficulté... L'élection présidentielle s'annonce incertaine. Face à cette recomposition du paysage politique à marche forcée, les élections législatives de juin comportent de nombreuses inconnues. Et si le locataire de l'Elysée n'arrivait pas à dégager une majorité à l'Assemblée nationale ? La France serait-elle ingouvernable ?
Philippe Raynaud, professeur de philosophie politique à l'université Paris II Panthéon-Assas, vient de publier L'Esprit de la Ve République. L'histoire, le régime, le système (Perrin). Pour lui, une forte abstention, une alternance de plus en plus fréquente et les scores élevés du FN conduisent à une crise du système politique et une décomposition des partis.
Franceinfo : A trois semaines du premier tour de l'élection présidentielle, l'absence du PS et des Républicains (LR) au second tour ne paraît pas improbable. Sommes-nous face à une recomposition du paysage politique ?
Philippe Raynaud : Revenons en 2012. A l'époque, le FN rassemble moins de 20% des voix au premier tour [17,9%], Nicolas Sarkozy fait un assez bon score au second tour [48,36%] mais échoue, et François Hollande gagne, tout en suscitant un enthousiasme très limité. Une grande partie de l'électorat a donc voté pour deux candidats qui ne l'emballaient pas forcément. Cela a suffi à maintenir le système politique. Aujourd'hui, la gauche est minée par des conflits idéologiques et des haines assez graves. A droite, après avoir triomphé à la primaire, le candidat se retrouve en difficulté.
Effectivement, nous sommes dans une situation nouvelle. Les "grands partis" ne sont pas en forme. Et si le PS et Les Républicains sont absents du second tour de la présidentielle, ce sera une crise majeure. Pas encore une crise de régime, mais une crise du système des partis.
Comment en est-on arrivé là ?
Depuis environ trente-cinq ans, nous connaissons l'alternance, à une fréquence assez élevée, entre un bloc de droite (RPR, UMP, Les Républicains et ses satellites) et un bloc de gauche (le Parti socialiste et ses alliés). Une alternance qui se fonde sur un consensus à la fois libéral, social et européen entre ces deux blocs. Cela repose, en principe, sur le fait que les grands partis ont des valeurs, des objectifs communs.
Ce système bipartisan s'est toujours accompagné d'une abstention et d'un vote contestataire importants, excluant de fait nombre d'électeurs. Par ailleurs, il est corrélé au mode de scrutin majoritaire à deux tours. Or, aujourd'hui, ce système ne fonctionne plus du tout.
Vous décrivez une crise qui semble profonde et ancienne…
Cette crise couve depuis longtemps. Elle a pour déterminant essentiel un Front national systématiquement au-dessus de 20% des voix dans les intentions de vote et aux élections intermédiaires. A partir du moment où, pour une élection décisive, on sait, ou on croit savoir à l'avance, que le FN sera présent au second tour à un niveau élevé, cela montre qu'il y a potentiellement au moins 20% de l'électorat qui n'a pas de place dans le système bipartisan.
Souvenons-nous du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Les deux camps étaient extrêmement divisés entre les supporters du "oui" et du "non", et ce clivage n'était pas pris en compte au sein des partis. Il y a donc un décalage entre le système partisan et l'état des forces idéologiques ou des intérêts dans la France d'aujourd'hui.
Traditionnellement, les législatives confirment ou amplifient le résultat de l'élection présidentielle. Doit-on envisager un autre scénario compte tenu de la crise actuelle ?
Avec moins de 20% des électeurs au premier tour de la présidentielle, on ne voit pas comment le PS et LR pourraient prétendre écraser tous les autres à l'Assemblée.
Ensuite, il est difficile d'affirmer qu'il n'y aura pas d'amplification du vote présidentiel lors des législatives. L'hypothèse d'une élection de François Fillon est improbable mais pas impossible. Il ne faut pas oublier que chaque candidat se situe dans les sondages aux alentours des 20%. Certes, Emmanuel Macron est devant le candidat de la droite, mais avec un électorat moins déterminé, moins stable, quand François Fillon dispose, lui, d'un noyau dur. Dans l'hypothèse d'une victoire de François Fillon, celui-ci pourrait avoir une majorité, mais qui ne serait pas très solide, car il y aurait beaucoup de dégâts et de rancunes dans son camp et du côté de l'UDI. On peut envisager une majorité de coalition ou une situation similaire à celle de François Mitterrand en 1988 [le PS et ses alliés soutenus par des centristes].
Autre hypothèse, sans doute la plus probable, celle d'une victoire d'Emmanuel Macron. Il est difficile de dire s'il aura une majorité. Il est, en tout cas, certain qu'il devra passer des accords pour l'obtenir. On peut quand même envisager un certain "effet présidentiel" sur le scrutin législatif. Mais le paysage sera bouleversé : les communistes auront sans doute du mal à former un groupe parlementaire. En revanche, le FN semble en mesure d'en obtenir un, en raison du probable nombre important de triangulaires. Dans ce contexte nouveau, Emmanuel Macron pourrait composer une majorité (avec une partie du PS, des centristes...), mais elle serait fragile et ses frontières risqueraient d'être fluctuantes.
Dernier cas de figure : si Marine Le Pen est élue, l'incertitude sera totale. Pour qu'elle remporte la présidentielle, il faudrait une abstention record. On peut donc imaginer une cohabitation directe issue des législatives. Dans tous les cas, la présidente du FN serait en grande difficulté pour obtenir une majorité.
Quel que soit le vainqueur le 7 mai, vous décrivez des difficultés pour former une majorité à l'Assemblée…
On va avoir un système partisan un peu plus éclaté, où l'on ne pourra pas faire émerger de vraies majorités cohérentes à partir des deux grands partis (LR et PS). Certaines situations peuvent conduire à des gouvernements de coalition, mais ce n'est pas dans la culture française. Et, pour l'instant, le système électoral ne s'y prête guère.
Que préconisez-vous pour adapter les institutions à cette crise des partis ?
Il faut une réforme électorale de taille qui influencera, dans une certaine mesure, la signification de l'élection présidentielle. Il faudrait non seulement de la proportionnelle lors des législatives, mais aussi de solides outils comme le 49.3, qui, malgré les polémiques, est utile. D'autant plus avec des majorités de plus en plus fragiles.
La Ve République est-elle menacée par la crise actuelle ?
Cette crise du système partisan va remettre en cause, tôt ou tard, le système électoral. Il faut donc mettre en place des changements importants. Sinon, cela pourrait conduire, à la longue, à une crise de régime. Mais, pour l'instant, la Ve République tient.
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