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Grand entretien Présidentielle 2022 : comment interpréter le résultat de Marine Le Pen, entre "banalisation" et "plafond de verre" ?

Article rédigé par Louis Boy - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Une affiche déchirée de Marine Le Pen sur un panneau électoral, à Grenoble (Isère), le 15 avril 2022. (FRANCOIS HENRY/REA)

La candidate du Rassemblement national a récolté 41,46% des voix au second tour, dimanche, bien plus que son score de 2017, mais toujours loin derrière Emmanuel Macron. L'historien Nicolas Lebourg met son score en perspective.

"Les idées que nous représentons arrivent à des sommets." Marine Le Pen s'est efforcée de jeter une lumière positive sur son score au second tour de l'élection présidentielle, dimanche 24 avril. Nettement battue par Emmanuel Macron, elle a recueilli 41,46% des suffrages, selon les chiffres définitifs du ministère de l'Intérieur. Ainsi, elle améliore son score de 2017 de plus de sept points et de quelque trois millions de voix.

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Annonçant qu'elle "poursuivra son engagement", Marine Le Pen s'est déjà tournée vers les élections législatives et a ouvert la voie à une autre candidature en 2027. Faut-il voir dans son résultat un signe de progression des idées portées par le Rassemblement national et des chances qu'elle arrive à l'Elysée un jour ? Est-ce plutôt une illustration des obstacles qui lui barrent toujours la route ? Franceinfo a interrogé Nicolas Lebourg, historien spécialiste de l'extrême droite.

Franceinfo : Le Rassemblement national échoue encore au second tour, mais il réalise de loin le meilleur score de son histoire. Est-ce une "éclatante victoire", comme le revendique Marine Le Pen, ou une nouvelle preuve qu'elle se heurte à un plafond de verre ?

Nicolas Lebourg : Il n'y a pas de plafond de verre, c'est un mythe : on voit bien que l'extrême droite progresse à chaque fois. Mais une "éclatante victoire", non, il ne faut pas exagérer. En 2017, le bruit circulait qu'un score de 40% serait vu comme un succès. Finalement, Marine Le Pen en était loin (33,9%). Là, la barre a été atteinte. Mais on ne peut pas dire que la progression soit énorme.

Elle a tout de même comblé la moitié de l'écart qui la séparait d'une victoire. Comment expliquer cette progression ?

Au premier tour, on voit que les 500 000 électeurs supplémentaires de Marine Le Pen sont issus des mêmes régions et classes sociales qui votent déjà beaucoup pour le RN. L'approfondissement de son électorat s'est fait sur son socle d'électeurs. Eric Zemmour a su aller chercher des électeurs de classes plus aisées, mais il n'est pas dit qu'ils aient voté pour Marine Le Pen au second tour, et on verra ce qu'ils feront aux législatives.

A l'issue de ce premier tour, les premiers sondages plaçaient Marine Le Pen à quelques points de la victoire, à portée de l'Elysée, ce qui était également inédit. Comment expliquer que l'écart se soit à ce point creusé en deux semaines ? Le front républicain est-il toujours une réalité ?

Cela me rappelle les élections régionales de 2015. A l'issue du premier tour, on imaginait déjà Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen diriger deux régions pour le FN et, déjà, on expliquait que le front républicain n'existait plus. Et on a vu que des tonnes d'électeurs, de manière instinctive, ont constitué une sorte de "front républicain populaire".

"C'est ça, le vrai plafond de verre : le Rassemblement national continue de provoquer des surmobilisations contre lui."

Nicolas Lebourg, historien

à franceinfo

Cela fait vingt ans qu'on nous explique qu'il est mort, mais on voit encore des gens qui, en l'espace de 15 jours, se sont décidés à aller faire barrage à l'extrême droite, quoi qu'ils aient pensé, énervés, au soir du premier tour. 

Pourtant, cette campagne était aussi analysée comme celle où Marine Le Pen avait poussé la "dédiabolisation" plus loin que jamais. Touche-t-elle les limites de cette stratégie ?

Elle est dans une impasse complète à ce niveau-là. Depuis les années 1980, les enquêtes montrent que le motif principal du vote des électeurs du FN puis du RN, c'est la préférence nationale. C'est aussi la préférence nationale qui motive les électeurs qui se mobilisent contre elle. Pour aller plus loin dans son changement d'image, il faudrait qu'elle renonce à cette idée. Mais si elle le fait, elle perd beaucoup de ses électeurs.

Il y a tout de même une normalisation de l'extrême droite qui se fait avec le renouvellement des générations : dire que le FN a été fondé par d'anciens collabos portait davantage en 1995 qu'auprès de primovotants d'aujourd'hui. C'est naturel. Après 2017, elle a aussi décidé de lâcher des thèmes comme la vision ethnique de la société et la défense de Vichy, sur lesquels Eric Zemmour a décidé de se positionner. Son résultat donne plutôt raison à Marine Le Pen.

Malgré sa défaite, le résultat de Marine Le Pen valide-t-il sa stratégie de campagne et l'accent mis sur le pouvoir d'achat ? 

C'est sa troisième élection présidentielle et la première où, au premier tour, elle fait un meilleur score que celui que prévoyaient les sondages à l'automne. C'est le signe d'une campagne réussie. Mais le pouvoir d'achat ne lui est pas tombé du ciel. Eric Zemmour est venu la concurrencer sur l'immigration, et elle s'est repliée sur le thème qui était la première préoccupation des Français.

Quelle est la base de l'électorat de l'extrême droite ?

Ça reste d'abord un vote des catégories populaires inquiètes de la mondialisation et de la baisse de leur pouvoir d'achat. Marine Le Pen a encore fait carton plein sur les employés et ouvriers. Dans ces catégories, son enracinement est extraordinaire. Lors du débat, elle a "parlé des prédateurs d'en haut et d'en bas"

"C'est le discours qui a toujours marché pour l'extrême droite : la dénonciation des 'assistés' et des immigrés d'un côté, et des riches qui se 'gavent', de l'autre."

Nicolas Lebourg

à franceinfo

Elle tient ce discours depuis 20 ans, elle est donc parfaitement identifiée comme celle qui défend cette idée. S'ajoute le discours unitariste : elle a répété le mot d'"unité", déjà au cœur du livre qu'elle avait publié en 2012, Pour que vive la France. Par ailleurs, contrairement aux élections précédentes, elle avait face à elle un président sortant, sur le dos duquel elle a pu rejeter la faute de la fragmentation de la société.

Faut-il déduire du résultat de cette élection que les idées de l'extrême droite sont de plus en plus partagées en France ?

Paradoxalement, les sondages de la Commission consultative des droits de l'homme montrent depuis 20 ans une progression de la tolérance en France, notamment concernant l'islam, et du rejet de l'antisémitisme. Mais, à cause de l'abstention, on perd en route beaucoup de jeunes, notamment, alors que ces études montrent qu'ils sont plus ouverts sur les questions liées à la religion ou à l'homosexualité.

J'observe aussi une tendance générale à se sentir beaucoup plus autorisé à exprimer toutes les opinions. Dans les médias, il est beaucoup plus courant d'entendre des discours d'extrême droite. 

"Paradoxalement, à cause de cet espace public où les idées les plus dures s'expriment, on finira peut-être par élire une présidente d'extrême droite dans un pays de plus en plus tolérant."

Nicolas Lebourg

à franceinfo

La dynamique du Rassemblement national peut-elle déjà se poursuivre en juin lors des élections législatives, comme semble l'espérer Marine Le Pen ? Et passer par un ralliement d'une partie des Républicains ?

Quand on regarde le résultat du premier tour, elle est arrivée en tête dans 10 circonscriptions de moins qu'en 2017, et Emmanuel Macron dans 16 circonscriptions de plus. On ne voit pas comment le Rassemblement national ferait un score formidablement différent de celui de la dernière fois.

Quant à la recomposition de la droite, c'est un serpent de mer. Depuis cinq ans, à l'évidence, Emmanuel Macron et Marine Le Pen achètent l'électorat de François Fillon à la découpe et, au vu des résultats du premier tour, c'est manifestement une bonne idée. Mais ça ne peut se poursuivre que si ça tire des deux côtés : si Emmanuel Macron récupère une partie des Républicains, il sera plus facile pour Marine Le Pen d'attirer l'autre bord. Mais on sait comment ça marche : les députés sortants de la droite vont aussi regarder les scores dans leurs circonscriptions et se positionner en fonction de ceux-ci.

Finalement, le score de Marine Le Pen dimanche, jamais atteint par l'extrême droite, vous semble-t-il historique ?

Il y a un palier qui est franchi, c'est une évidence, et une banalisation qui est passée. Mais pour en faire quoi ? Pour l'instant, ce n'est toujours pas évident. D'autant que, alors que le FN/RN était le parti des primovotants depuis 1988, il ne l'est plus pour la deuxième présidentielle de suite. Ça interpelle, car si vous commencez à perdre le renouvellement générationnel, votre électorat se réduit.

Par ailleurs, les élections législatives vont sans doute se terminer avec moins de dix députés RN [ils étaient huit à avoir été élus en 2017], alors que sa candidate vient de recueillir 41,46% des suffrages à l'élection présidentielle. Ça créera forcément à nouveau des tensions, et ça reposera la question des institutions : comment intègre-t-on ces électeurs ?

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