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Adoucir son image sans perdre en route les électeurs du RN, le délicat jeu d'équilibre de Marine Le Pen pour contrer Eric Zemmour

Face à son adversaire d'extrême droite, la candidate du Rassemblement national a fait le choix de lisser son discours pour se différencier et rassembler largement.

Article rédigé par Antoine Comte
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Marine Le Pen en meeting à Vienne (Isère), le 18 février 2022. (OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP)

Samedi 5 février 2022, la nuit tombe sur le Parc des expositions de Reims. Marine Le Pen s'apprête à conclure un discours d'une heure consacré en grande partie au pouvoir d'achat. Mais la candidate du Rassemblement national n'a pas l'intention de mettre fin à son premier grand meeting de campagne comme d'habitude. Quelques minutes plus tôt, Eric Zemmour a multiplié les phrases chocs au Zénith de Lille et il la talonne toujours dangereusement dans les sondages. Il faut donc marquer les esprits. Marine Le Pen quitte alors soudainement son pupitre, s'avance sur le devant de la scène devant plusieurs milliers de personnes euphoriques et lance, les mains jointes : "Maintenant mes amis, je vais prendre quelques minutes pour vous parler de moi."

On pourrait croire que l'exercice est une promenade de santé pour celle qui participe à sa troisième élection présidentielle. Mais il n'en est rien. Ses proches l'avouent sans détour : "Marine Le Pen est une femme très pudique." Un jeune cadre du parti, ravi que sa championne se dévoile enfin, confirme : "A part sa passion pour les chats, les Français ne savent quasiment rien d'elle, c'est dommage. Il faut qu'elle continue à se faire violence pour montrer vraiment qui elle est."

"Arithmétiquement, la dédiabolisation, ça marche"

Pour cette campagne, la candidate du RN a ainsi été contrainte de briser la carapace. L'objectif de cette nouvelle tactique ? Se démarquer le plus possible d'Eric Zemmour et de ses propos extrêmes pour apparaître comme une candidate raisonnable, donc présidentiable. "Quand on regarde les chiffres, Jean-Marie Le Pen en 2002 fait 17%. Marine Le Pen en 2017 rate son débat et fait 33,9%. Si elle accède au second tour en avril prochain, les sondages lui donnent 44-45%. Arithmétiquement, la dédiabolisation, ça marche", analyse Jean-Yves Camus, politologue et spécialiste de l'extrême droite en France.

>> Présidentielle 2022 : comment Marine Le Pen et Eric Zemmour se sont affrontés par meetings interposés

Pour contrer l'ancien polémiste et tenter de reprendre le leadership à la droite de la droite, la finaliste du dernier scrutin présidentiel a choisi depuis quelques semaines les confidences personnelles plutôt que la surenchère. 

Son enfance, marquée par "la violence politique" après l'attentat à la bombe qui a visé le domicile familial en 1976, lorsqu'elle avait 8 ans, fait partie des nouveaux sujets qu'elle aborde lors de ses réunions publiques. Elle n'hésite plus à détailler l'engagement de son père au Front national "qu'on lui a fait payer en classe", les difficultés de sa vie de femme politique ou de "mère de famille nombreuse et monoparentale"… Pour la première fois, Marine Le Pen a choisi de mettre sa vie privée au service de ses ambitions présidentielles.

Reconnaître ses erreurs, comme le débat raté de l'entre-deux-tours en 2017 face à Emmanuel Macron, et faire valoir son expérience sont également de nouveaux atouts que la candidate a décidé de mettre en avant pour se distinguer d'Eric Zemmour.

"J'ai beaucoup appris, j'ai tâtonné, j'ai parfois échoué, je suis tombée, mais je me suis toujours relevée. (...) Alors à l'heure où je me présente devant vous pour la fonction suprême, je suis prête !"

Marine Le Pen

en meeting à Reims, le 5 février

Apparaître plus humaine, c'est ce que tente Marine Le Pen depuis plus de dix ans pour rompre avec un héritage paternel parfois lourd à porter. Mais dans le cadre de cette nouvelle campagne présidentielle, cette stratégie lui sert aussi à minimiser les nombreuses défections d'élus de son parti au profit d'Eric Zemmour.

Plusieurs cadres du RN, comme Jérôme Rivière, Gilbert Collard, Stéphane Ravier ou, plus récemment, Nicolas Bay ont en effet quitté le navire pour rejoindre l'équipe de son adversaire direct. Des ralliements que Marine Le Pen a taclés en évoquant "les quelques nazis" qui gravitent selon elle autour d'Eric Zemmour. "Marine Le Pen a raison de jouer sur les trahisons et de montrer que c'est dur à vivre pour elle. C'est plutôt habile et cela semble fonctionner", analyse le sociologue et politologue Erwan Lecœur.

La députée du Pas-de-Calais s'épanche aussi sur sa relation avec Marion Maréchal, sa nièce, qui ne soutient pas sa candidature. "J'ai avec Marion une histoire particulière parce que je l'ai élevée avec ma sœur pendant les premières années de sa vie, donc évidemment, c'est brutal, c'est violent, c'est difficile pour moi", a confié Marine Le Pen sur le plateau de CNews.

"Dans les années 1990, Jean-Marie Le Pen s'était fait passer pour le gentil papy face aux traîtres partis chez Bruno Mégret. Aujourd'hui, Marine Le Pen reproduit exactement le même schéma avec Eric Zemmour."

Erwan Lecoeur, politologue spécialiste de l'extrême droite

à franceinfo

Dans l'entourage de Marine Le Pen, en revanche, on dément catégoriquement la dimension stratégique de ces confidences. Pour plusieurs cadres du parti interrogés par franceinfo, elle "n'a pas du tout adapté son discours" à la candidature d'Eric Zemmour.

"Notre principal adversaire, c'est Emmanuel Macron. Si Eric Zemmour n'avait pas été candidat, Marine Le Pen aurait aussi parlé d'elle comme elle le fait aujourd'hui, assure Marie Dauchy, jeune membre du bureau national du RN. Quand vous êtes la fille de Jean-Marie Le Pen et que vous avez été persécutée dès l'école, c'est difficile de parler de vous-même. Aujourd'hui, Marine Le Pen parvient à montrer qui elle est vraiment. Elle a raison de donner de sa personne et de se confier comme elle le fait."

"Elle est obligée d'être un peu plus modérée si elle veut rassembler"

Du côté des sympathisants RN, les avis divergent. Pour Mickaël, réalisateur drômois de 32 ans, qui a tenu à assister à son meeting à Vienne (Isère), Marine Le Pen s'est adoucie. "Elle est obligée d'être un peu plus modérée si elle veut rassembler le plus largement possible, contrairement à Eric Zemmour qui n'y parviendra jamais", assure le jeune homme, encarté au RN depuis quatre ans. 

Ce n'est pas ce que pense Hugues, Auvergnat de 68 ans, cadre retraité de l'industrie. "Je ne crois pas du tout qu'Eric Zemmour l'oblige à se 'centriser'. C'est vrai qu'elle est peut-être un peu moins radicale qu'avant, mais il ne faut jamais oublier qu'elle est une femme et qu'il a fallu qu'elle s'impose dans ce monde politique très masculin."

Pourtant, même si l'entourage de la candidate martèle que "le projet est le même qu'en 2017", certains reconnaissent une adaptation de ligne politique pour pousser Eric Zemmour dans ses retranchements. "C'est vrai qu'elle a changé sur l'Europe et sur la sortie de la monnaie unique. Mais elle a surtout adapté son discours sur l'immigration et ne considère pas que cela doit être la première des priorités, contrairement à Eric Zemmour", explique un ténor du parti.

"A l'inverse d'Eric Zemmour, notre cheval de bataille n'est pas le "grand remplacement". Nous avons des propositions dans tous les domaines, comme le pouvoir d'achat, et sans doute même davantage de mesures sociales que des candidats provenant d'autres bords politiques."

Marie Dauchy, élue et membre du bureau national du RN

à franceinfo

Des différences programmatiques et un positionnement politique moins radical qui ne semblent pas décevoir les sympathisants de Marine Le Pen. "Eric Zemmour est trop extrême et n'a pas les épaules d'un président de la République. Marine Le Pen, elle, est à l'écoute de notre quotidien", juge Mélanie, une aide-soignante stéphanoise de 39 ans, qui soutient notamment les propositions de la candidate en matière de santé.

"Ne pas confondre dédiabolisation et silence"

Mais apparaître plus sympathique et modérée que son rival d'extrême droite suffira-t-il à faire mieux qu'en 2017 ? Pour Jean-Yves Camus, cette stratégie a ses limites. "La dédiabolisation, ça marche, mais ça ne permet pas de conquérir le pouvoir. Cependant, je ne vois pas très bien quelle alternative s'offre à elle. Elle ne peut pas refaire le FN de Jean-Marie Le Pen. Après onze ans de dédiabolisation, elle ne va pas dire qu'elle s'est trompée et qu'il faut en fait se radicaliser. Et de toute façon, c'est trop tard puisque Eric Zemmour a pris le créneau", assure le politologue.

Un sentiment que partage Nicolas Dupont-Aignan. "Je pense qu'elle a raison de faire ça. Par contre, il ne faut pas confondre dédiabolisation et silence. Ça peut être à double tranchant", estime le candidat de Debout la France à la présidentielle, qui avait signé un accord de second tour avec Marine Le Pen en 2017 pour devenir son Premier ministre en cas de victoire face à Emmanuel Macron.

A moins de 50 jours du premier tour, le pari est donc risqué pour Marine Le Pen. Pour espérer l'emporter, la candidate du RN va devoir poursuivre sa présidentialisation tout en évitant de trop lisser son discours, au risque de perdre en route ses électeurs traditionnels.

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