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"Le pouvoir ne se transmet pas, il se conquiert" : à Marseille, Jean-Claude Gaudin laisse un terrain miné à ses successeurs

La droite, qui a désigné Martine Vassal pour succéder à Jean-Claude Gaudin, doit composer avec le bilan du maire sortant, marqué par le drame de la rue d'Aubagne et critiqué de toutes parts, à quelques mois des élections municipales.

Article rédigé par Ilan Caro
France Télévisions
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Le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, photographié le 21 septembre 2019 devant son bureau à l'hôtel de ville. (MAXPPP)

Une petite centaine de manifestants est là, matinale, devant la rangée de barrières qui mène à l'hémicycle. Sur la grande esplanade qui jouxte l'hôtel de ville, les élus se fraient un passage, un par un, entre les pancartes et les bruits de casserole, pour se rendre à la réunion du conseil municipal du lundi 25 novembre. L'avant-dernière avant la fin de règne de l'indéboulonnable Jean-Claude Gaudin, 80 ans, qui aura passé un quart de siècle à la tête de Marseille. La séance s'annonce houleuse, puisque consacrée à deux rapports cinglants de la chambre régionale des comptes (CRC) sur la gestion des deniers publics par la municipalité. L'un concerne sa situation financière et son patrimoine, l'autre vise les dépenses de personnel.

Sur le parvis, des applaudissements accompagnent les élus de gauche, qui claquent quelques bises. Une bordée de huées couvre l'arrivée des conseillers de la majorité municipale. L'un d'eux, assigné en justice par une jeune femme pour lui avoir loué en guise d'appartement un ancien garage aux murs qui moisissent, est directement pris à partie. "Marchand de sommeil ! Loueur de taudis !", lui crache un homme, entre autres quolibets. "Jean-Claude Dingo, t'as pas fait les travaux ! Gilles, Vassal, complices", lit-on sur un carton, en référence aux deux prétendants de droite à la succession du vieux lion.

Des manifestants protestent contre la gestion de Jean-Claude Gaudin, le 25 novembre 2019, avant l'ouverture du conseil municipal de Marseille. (IAN HANNING / REA)

Bruno Gilles ou Martine Vassal ? C'était l'autre grand sujet de la semaine, à Marseille. Lequel des deux héritiers de Gaudin allait obtenir le soutien des Républicains ? Sans surprise, la commission nationale d'investiture du parti a désigné Martine Vassal, qui dirige déjà le département des Bouches-du-Rhône et la métropole Aix-Marseille-Provence. Soutenue par le maire sortant et la plupart des ténors locaux, elle a obtenu 27 voix, contre 11 à son adversaire. Amer, Bruno Gilles, qui n'est autre que le patron de la fédération LR, a immédiatement annoncé se mettre en retrait du parti et maintenir sa candidature aux municipales.

Un maire indésirable dans ses propres rues

Avec cette candidature dissidente, le brouillard s'épaissit encore autour d'une élection aux multiples inconnues. Dans la balance, que pèsera le bilan de la municipalité sortante ? "La ville va incontestablement mieux qu'il y a vingt-cinq ans", plaide Yves Moraine, le patron du groupe majoritaire au conseil municipal, interrogé par franceinfo. Moins de chômage, croissance démographique retrouvée, rayonnement international, quartiers reconquis, transports en commun en développement… "L'action de Jean-Claude Gaudin a permis de transformer Marseille", insiste ce fidèle du maire.

Un bilan flatteur loin d'être partagé, y compris au sein de la majorité. C'est surtout le drame de la rue d'Aubagne – huit morts dans l'effondrement de deux immeubles, le 5 novembre 2018 – qui plane sur cette fin de mandat. Accusé d'avoir abandonné les quartiers populaires et leurs habitants, le maire est devenu persona non grata dans le cœur de sa propre ville.

Avoir des gens qui hurlent 'Gaudin assassin' sous ses fenêtres, c'est quand même terrible. Il est temps que ça se termine.

Un membre de la majorité municipale

à franceinfo

Lors du premier anniversaire de la tragédie, le quartier de Noailles rendait hommage à ses morts. "Ni oubli, ni pardon", scandait la foule devant les trous béants laissés par les immeubles écroulés. Au même moment, Jean-Claude Gaudin dévoilait une plaque commémorative pour les victimes, retranché dans les salons de l'hôtel de ville. "Il se voyait sortir de la politique pour entrer dans les mémoires, dans l'Histoire. (...) Mais l'inertie, la sanguinaire inertie, pèse sur la ville. La dernière marche de l'échelle s'est effondrée sous le poids de son bilan", écrit le journaliste Philippe Pujol dans son livre La Chute du monstre (Seuil, 2019), un implacable réquisitoire contre "le système Gaudin".

Des habitants se recueillent et accrochent des fleurs sur les lieux des effondrements d'immeuble, le 5 novembre 2019, un an après le drame de la rue d'Aubagne, à Marseille. (ANTHONY MICALLEF / HAYTHAM / REA)

Le coup de grâce de la chambre des comptes

Les magistrats de la chambre régionale des comptes ne sont guère plus tendres sur les dernières années de gestion Gaudin. Les difficultés financières rencontrées par la ville "ont pour origine commune une absence de stratégie claire et une insuffisance dans le pilotage de ses actions, par ailleurs peu économes des deniers publics", écrivent-ils, estimant que les comptes de la ville sont "partiellement insincères". Le rapport relève de nombreux dysfonctionnements : transactions immobilières financièrement peu intéressantes, parfois à la limite de la légalité, emploi de personnel de cabinet hors cadre légal…

Comme la presse, qui s'en est déjà largement fait l'écho ces dernières années à longueur de reportages édifiants, la chambre revient aussi sur l'état de délabrement des écoles primaires de la ville. Murs fissurés, plafonds menaçant de tomber, portes et fenêtres qui ne ferment pas, plomberie défectueuse, câbles électriques apparents, suspicion d'amiante, présence de cafards ou de punaises de lit, problèmes de chauffage… Malgré les signalements de l'Education nationale concernant ces écoles (une cinquantaine d'établissements, pour la plupart situés dans les quartiers les plus défavorisés), la Ville n'a, dans l'écrasante majorité des cas, apporté aucune réponse.

A l'hôtel de ville, la critique est mal reçue. Loin de faire amende honorable, Jean-Claude Gaudin fustige un "exercice caricatural", reprochant aux magistrats financiers des "manquements à la déontologie", des "erreurs factuelles" et un "manque d'équilibre". En vingt-cinq ans de mandat, "je n'ai jamais reçu de rapport de la CRC aussi stigmatisant, aussi imparfait, injuste, infondé", tonne-t-il encore, en ouvrant le conseil municipal du 25 novembre.

Assumer ou dénoncer l'héritage ?

Au sein de la majorité sortante, rares sont ceux qui osent faire l'inventaire du gaudinisme. Le député LR Guy Teissier, alternativement compagnon de route et soutien critique du maire sortant, est de ceux-là : "Sous le couvert d'un personnage attentif et bonhomme, Jean-Claude Gaudin ne supporte pas la critique et n'écoute personne". L'ancien maire du 5e secteur se souvient des réunions hebdomadaires de la majorité, tous les lundis autour de Jean-Claude Gaudin. "C'était une parodie de démocratie interne. Toutes les décisions que nous prenions étaient transgressées sous 48 heures. Ce qui était vrai le lundi ne l'était plus le mercredi !"

Le drame des écoles ? Je l'ai averti des dizaines de fois ! Il ne voulait ni entendre la vérité, ni reconnaître qu'il s'était trompé. Sa seule réponse c'était : 'Teissier n'est pas d'accord avec moi, parce qu'il veut prendre ma place'.

Guy Teissier, député LR des Bouches-du-Rhône

à franceinfo

Martine Vassal, elle, se garde bien de telles critiques sur son mentor. "Même si elle n'en pense sans doute pas moins", selon Guy Teissier, qui la soutient. Au conseil municipal du 25 novembre, lors du débat sur le rapport de la chambre régionale des comptes, c'est à elle que Jean-Claude Gaudin a donné la parole en premier, un geste interprété comme un passage de témoin. La dauphine se sait attendue au tournant, par la presse comme par l'opposition.

Au micro, Martine Vassal ne s'attarde pas sur le rapport, dont elle élude les conclusions. La voie est étroite pour solder les comptes de l'ère Gaudin, sans manquer de respect au chef, à qui elle doit toute sa carrière politique. La patronne du département et de la métropole oscille entre hommage – "Monsieur le maire, cher Jean-Claude, permettez-moi de vous dire merci." – et prise de distance – "Il est temps de concevoir notre ville autrement""Le discours de Vassal, c'est 'il est formidable, mais il faut changer, mais il est formidable, mais il faut changer…'", raille le socialiste Patrick Mennucci. "Martine, c'est Jean-Claude chaussé d'une paire de baskets", lance le leader du RN, Stéphane Ravier.

Le sans-faute de Martine Vassal

Martine Vassal, originaire comme Jean-Claude Gaudin du quartier de Mazargues, est entrée dans l'arène à l'occasion des élections municipales de 2001, par l'entremise de son père, un industriel proche du maire. La loi sur la parité venait d'être votée et Jean-Claude Gaudin recherchait des candidates pour compléter ses listes. Elue au conseil municipal, elle occupe alors plusieurs postes d'adjointe au maire. Egalement conseillère générale, elle dirige le groupe de l'opposition au département des Bouches-du-Rhône, présidé par le socialiste Jean-Noël Guérini. La victoire historique de la droite locale aux départementales de 2015 la propulse naturellement à la tête de cette puissante institution. Avant que Jean-Claude Gaudin lui confie, en septembre 2018, la présidence de la Métropole.

Martine Vassal présente sa candidature aux municipales à Marseille, le 13 septembre 2019. (IAN HANNING / REA)

"Martine, c'est un bébé Gaudin. Elle a une conduite respectueuse à son égard, mais elle saura très vite remettre de l'ordre dans la maison", espère Guy Teissier. Pour le moment, force est de constater que la dauphine réalise un sans-faute. Avant d'obtenir haut la main l'investiture de LR à Paris, elle s'était mis dans la poche une majorité d'élus marseillais, la totalité des députés et sénateurs du cru, et le maire lui-même. Une prouesse, tant Jean-Claude Gaudin se refusa longtemps à organiser sa succession. 

"Jean-Claude Gaudin n'a jamais voulu avoir de dauphin", observe Patrick Mennucci. "A-t-il seulement, un jour, envisagé de ne plus être maire de Marseille ?", questionne l'adjoint au maire Robert Assante. "Jean-Claude Gaudin considère que le pouvoir ne se transmet pas, il se conquiert", confirme Yves Moraine, qui a un temps lorgné le fauteuil. "Mais Jean-Claude Gaudin n'a pas désigné Martine Vassal, elle s'est imposée", estime-t-il, beau joueur, rappelant que sa championne est donnée en tête de tous les sondages, quelle que soit la configuration.

Un "Game of Thrones" à la marseillaise

En vingt-cinq ans, nombreux sont ceux qui ont cru avoir été adoubés. Jean-Claude Gaudin a beaucoup promis, mais rien lâché. Il a préféré rester maître à Marseille, plutôt que finir en beauté au Sénat ou au Conseil constitutionnel, comme Gérard Larcher le lui avait pourtant proposé. Dès sa première victoire en 1995, Jean-Claude Gaudin aurait ainsi confié à son jeune allié Renaud Muselier qu'il lui succéderait lors du mandat suivant. La récompense n'arriva jamais. Pire, en 2008, Muselier est battu par un socialiste pour la présidence de la communauté urbaine, où la droite est pourtant majoritaire. L'ex-premier adjoint n'a jamais pardonné cet épisode à Jean-Claude Gaudin, qu'il tient en partie pour responsable.

Quelques années plus tard, c'est le loyal Bruno Gilles qui fait à son tour les frais des promesses de Gaudin, un jour de 2017 autour d'un dîner. "Il lui a proposé d'être son successeur. D'ailleurs, Bruno Gilles en a été très surpris. C'est pourquoi il lui a demandé confirmation lors d'un second dîner, et Gaudin lui a répété", assure Robert Assante. Le maire a fini par changer d'avis, prenant fait et cause pour Martine Vassal.

Nommer Bruno avant de lui dire 'non, ce n'est plus toi, c'est l'autre', c'est Gaudin tout craché ! Monter les uns contre les autres, diviser pour mieux régner, il a fait ça toute sa vie.

Un élu LR de Marseille

à franceinfo

Vassal, Gilles, Muselier, Moraine… Tous figurent sur un photomontage réalisé par La Provence en 2016, où chacun voit sa tête sur le corps d'un personnage de la série Game of Thrones. L'image a tellement plu à Jean-Claude Gaudin qu'il l'a installée en bonne place dans son bureau. "Voyez qu'il n'en manque pas un. Et y a que la droite, en plus !", rigolait-il l'été dernier, devant un journaliste du Point venu recueillir ses confidences.

En ne réglant pas sa succession, Jean-Claude Gaudin a créé les conditions de la division. Et le risque pour la droite de laisser échapper la deuxième ville de France. Bruno Gilles, meurtri et soutenu par un Renaud Muselier revanchard, ne fera pas de cadeau à Martine Vassal. Par chance pour la droite, les autres écuries restent dans des situations peu enviables à trois mois du dépôt des listes. Une gauche pour le moment incapable de s'unir, des Verts qui partent en solo, un parti présidentiel qui peine à se trouver un candidat, un Rassemblement national trop repoussoir pour prétendre devenir majoritaire, sans compter les velléités de l'ancienne socialiste Samia Ghali

Cette offre politique instable, confuse, morcelée à l'extrême, rend l'issue du scrutin très incertaine. Absent des listes pour la première fois depuis 1965, Jean-Claude Gaudin aura tout loisir d'observer "ses successeurs", comme il les surnomme, s'entretuer pour prendre sa suite. Même s'il risque fort d'entendre les balles siffler.

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