: Reportage "Ça me coûte de voter Darmanin" : au second tour des législatives à Tourcoing, les électeurs de gauche face au dilemme du barrage au RN
Leslie Mortreux est encore un peu en campagne. Qualifiée en troisième position dans la 10e circonscription du Nord, la candidate du Nouveau Front populaire a choisi de se désister pour le second tour pour faire barrage à l'extrême droite.
Elle est pourtant venue passer une tête, mercredi 3 juillet, à Tourcoing, dans le quartier de La Bourgogne, qui l'a placée en tête du premier tour. Tout en remerciant ses électeurs, elle rumine encore : a-t-elle bien fait de laisser la voie libre à Gérald Darmanin ?
"Si cela avait été quelqu'un d'autre, je n'aurais pas hésité une seconde mais Darmanin, ce n'est pas un macroniste comme les autres", grince l'ex-candidate, qui concède que ce retrait était une "question de dignité".
"Il y a des gens que je ne pourrais plus regarder dans les yeux si le RN passe et on ne joue pas avec la vie des gens."
Leslie Morteux, candidate du Nouveau Front populaire dans la 10e circonscription du Nordà franceinfo
Dans le fief de Gérald Darmanin, Leslie Mortreux, investie par La France insoumise, a obtenu 24,82% des voix, derrière le ministre de l'Intérieur (36,03%), qui a devancé de seulement 837 voix le candidat du Rassemblement national, Bastien Verbrugghe (34,31%).
"Ça donne presque envie de voter blanc"
Dans ce territoire frontalier avec la Belgique, qui couvre une partie de Tourcoing où Gérald Darmanin a été maire entre 2014 et 2017 avant d'entrer au gouvernement, la question du barrage à l'extrême droite s'est immédiatement posée pour les électeurs du Nouveau Front populaire. Et le dilemme aussi, tant la personnalité et la ligne politique du ministre de l'Intérieur crispent à gauche. "Entre Darmanin et le RN, ça donne presque envie de voter blanc", ironise Fatima, rencontrée dans le quartier de La Bourgogne.
"Quand je pense à lui, je pense à sa phrase sur les rayons halal [en 2020, il s'était dit choqué par les rayons de cuisine communautaire]. On n'a pas des problèmes plus importants en France, comme la santé, l'éducation, le coût de la vie ?" s'interroge l'étudiante de 25 ans. A l'instar d'autres électeurs interrogés par franceinfo, elle considère que Gérald Darmanin et le camp présidentiel ont participé à faire monter l'extrême droite.
"Et le RN, c'est une politique qui vise à monter les gens les uns contre les autres, jouer sur les peurs", ajoute-t-elle, se sentant stigmatisée en raison de sa religion musulmane. Elle vote à gauche depuis sa majorité et a déjà fait barrage à l'extrême droite deux fois : en 2017 et en 2022, après avoir voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour.
"J'ai du mal avec le personnage"
Cécile aussi a voté pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle il y a deux ans. La jeune femme hésite à voter blanc. "De toute façon, il va passer. Je pense que je me déciderai dimanche dans l'isoloir", témoigne-t-elle.
"Ça me coûte de voter Darmanin."
Cécile, habitante de Tourcoingà franceinfo
Cécile fait face à un "dilemme énorme" : elle ne veut pas d'un député RN dans sa circonscription – "Ils ont une politique assumée et leur histoire parle pour eux, c'est un parti qui a été créé par des nazis" – mais ressent une inimitié profonde pour le ministre de l'Intérieur. "J'ai du mal avec le personnage, ce qu'il représente, sa fonction", développe Cécile, heurtée par les accusations de viol à son encontre, même s'il a été définitivement mis hors de cause par la justice.
"LFI à fond", Cécile fait quand même la "différence" entre la politique d'Emmanuel Macron, que Gérald Darmanin défend depuis 2017, et le Rassemblement national. "Mais au plus loin de moi il est, au mieux je me porte", sourit-elle en marge de la cérémonie de passage de la flamme olympique à Tourcoing. S'il a assisté au départ de la flamme en tant que ministre de l'Intérieur et non comme candidat, selon son entourage, le locataire de Beauvau a quand même profité de l'événement pour s'offrir un bain de foule, enchaîner les selfies et glisser à certains de ne pas oublier d'aller voter dimanche.
Très discret depuis le premier tour, l'ancien maire de Tourcoing a rappelé sur X que "jamais il ne s'allierait avec l'extrême gauche". "L'homme de droite", comme il se qualifie, sait pourtant qu'il a besoin des voix des électeurs de gauche pour l'emporter dimanche. "On a besoin de ces voix comme des voix de tout le monde", rectifie son suppléant, Vincent Ledoux, qui explique que "quand on n'est pas fade, pas eau minérale, on clive plus" au sujet de celui qu'il qualifie de "candidat social".
"Il n'y a même pas à se poser la question"
Elsa et Vivien tiennent un restaurant dans le centre de Tourcoing. Et ils trouvent une qualité à celui qu'ils ont déjà croisé dans des réunions de commerçants. "C'est un bon orateur", admettent-ils. A part ça, pas grand-chose : "Mais si Darmanin fait des trucs bien, on n'aurait pas de soucis à le dire", assure Vivien, qui vote dans la circonscription voisine. "Si l'idée c'est de faire barrage au RN, on le fait, point barre. Et si on doit le refaire, on le fera. Ce n'est pas plus dur, mais plus fatigant", développe Elsa. "Et la question ensuite, c'est comment faire société ensemble ?" s'interroge son conjoint, qui s'inquiète des résultats de dimanche.
"Le RN, c'est l'opposé de nos valeurs, de la devise liberté, égalité, fraternité."
Vivien, restaurateur à Tourcoingà franceinfo
Le couple a affiché une citation d'Albert Camus à l'entrée de son restaurant : "Quand une démocratie est malade, le fascisme vient toujours à son chevet, mais ce n'est jamais pour prendre de ses nouvelles."
Comme plusieurs électeurs de gauche interrogés, la question du barrage est une évidence pour Alice*. Cette soignante à l'hôpital de Tourcoing votera "contre le Rassemblement national" et pas pour Gérald Darmanin. "Il n'y a même pas à se poser la question", dit-elle, même si elle juge sévèrement la politique d’Emmanuel Macron vis-à-vis de l'hôpital : "Cela fait quinze ans que je travaille dans le public, et on fait toujours plus avec moins."
"Je n'aime pas les idées de Gérald Darmanin et son camp, mais il y a quand même une différence avec le RN."
Alice*à franceinfo
Elle a aussi été marquée par la loi immigration et les discussions sur la question de l'aide médicale d'Etat, dont la réforme voulue par la droite n'est finalement pas passée. "Je ne vois pas pourquoi je ne soignerais pas quelqu'un qui n'est pas français. Quelqu'un qui arrive aux urgences, on le soigne, on ne va pas commencer à vérifier s'il a une carte d'identité", estime-t-elle.
Au quartier de La Bourgogne, Abdel a lui voté Gérald Darmanin au premier tour et votera encore pour le ministre au second tour. "C'est un homme de terrain. Quand on lui envoie un message, il répond", justifie ce sexagénaire "déçu de Macron", qui a pourtant voté Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle.
"Mais la question, ce n'est pas Darmanin, c'est la lutte contre l'extrême droite. Qu'est-ce que vont devenir les quartiers populaires s'ils passent ? Il faut penser à nos enfants, nos petits-enfants..."
Abdel, habitant de Tourcoingà franceinfo
Leslie Mortreux a prévu de distribuer 10 000 tracts de remerciements à ses électeurs, dans le quartier de La Bourgone et ailleurs dans Tourcoing. Avec un message : "La vie n'est pas finie, le combat continue."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
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