Interdiction des "emplois sensibles" aux binationaux : "Cela renvoie très clairement à l'idéologie du régime de Vichy", dénonce un juriste

Le Rassemblement national veut "empêcher" l'accès des binationaux à certains postes haut placés dans l’administration ou l’armée, par exemple. Selon Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, membre du Centre de recherche juridique, dénonce une proposition inconstitutionnelle.
Article rédigé par franceinfo
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L'entrée principale du Conseil constitutionnel à Paris, le 19 avril 2024. (ANDREA SAVORANI NERI / NURPHOTO / AFP)

"Nous n'entendons pas remettre en cause la double nationalité (...). En revanche, nous entendons effectivement réserver un certain nombre d'emplois stratégiques dans les secteurs notamment liés à la sécurité et à la défense exclusivement à des citoyens français", a insité Jordan Bardella, lundi 24 juin, lors de la présentation du programme du Rassemblement national pour les élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet. Une proposition qui a provoqué des remous au sein de la classe politique.

Pour Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, membre du Centre de recherche juridique, derrière cette mesure "contraire à la Constitution", "la légitimité du Conseil constitutionnel" pourrait être visée par le RN.

franceinfo : Cette mesure est-elle applicable, selon vous ?

Serge Slama : C'est contraire à la Constitution. Mais si vous avez bien entendu ce que dit Jordan Bardella, il veut réserver ces emplois exclusivement à des citoyens français. Or, quand il parle de citoyen français, en fait, il veut dire citoyen français d'origine. Cela renvoie très clairement à l'idéologie du Front national de Jean-Marie Le Pen, et plus largement à l'idéologie de Vichy. Le seul gouvernement, en France, qui avait réservé aux Français d'ascendance française, de père français, un certain nombre d'emplois, c'est le Vichy de Pétain. Et on retrouve exactement le même ADN ici, qui est contraire évidemment aux principes de la République. Et il n'y a absolument aucun doute, si un tel texte était pris, ça serait contraire au principe d'égalité, d'égal accès des citoyens, aux emplois publics.

Cela signifie-t-il que le Rassemblement national enclenche déjà un duel possible avec le Conseil constitutionnel en cas d'accession à Matignon ?

Oui, tout à fait. Et même avec les institutions françaises et la Constitution elle-même. En réalité, en France, quand il y a des emplois de sécurité, on peut déjà avoir des avis d'un haut fonctionnaire de défense pour savoir si, en cas de double nationalité, cela peut poser des problèmes de divulgation de secrets ou de vulnérabilité en termes de sécurité défense. Mais cela est normal. Quand on vérifie une personne qui est habilitée "secret-défense" ou qui a accès à des secrets, il y a des vérifications. Mais là, l'idée est d'exclure une partie des Français de ces emplois. C'est d'autant plus étrange que Jordan Bardella est lui-même probablement binational. Il est en effet d'origine italienne et on ne peut pas perdre la nationalité italienne.

Alors, à quoi sert de proposer l'adoption d'une loi contraire à la Constitution et qui n'aura donc pas de possibilité en réalité de passer ?

Le RN a déjà beaucoup reculé. Au début, ils souhaitaient remettre en cause le principe même de la binationalité. Ensuite, il y a eu une proposition de loi constitutionnelle de janvier 2024 qui affirme que les binationaux n'auront pas accès à des emplois publics. Et désormais, ce sont "juste" certains emplois qui seraient interdits aux binationaux. Le RN a donc beaucoup reculé, mais ils s'affrontent aujourd'hui au mur du réel. 

"C’est-à-dire qu'ils s'aperçoivent que le discours porté par le Front national depuis 30 ou 40 ans est contraire aux principes républicains est contraire à la Constitution : que ce soit la préférence nationale, que ce soit la suppression du droit du sol, que ce soit ici le fait d'exclure les binationaux d'un certain nombre d'emplois..."

Serge Slama

à franceinfo

On l'a vu avec la loi immigration : il y a quelques mois, l'extrême droite avec les LR et une partie de la majorité présidentielle avaient remanié un texte qui avait ensuite, dans sa version adoptée par l'Assemblée nationale, été censuré par le Conseil constitutionnel. Cela peut-il faire partie du jeu politique ?

Oui, tout à fait. Comme l'avait alors dit le Conseil constitutionnel, la préférence nationale est contraire à notre Constitution, contraire au principe de solidarité nationale. Or, le Rassemblement national voit ainsi déjà ce qu'il peut se passer. Le risque est donc le rapport de force, le risque de dévoyer nos institutions à partir du moment où il y a blocage. Une autre mesure annoncée par Jordan Bardella est le fait de réformer la Constitution par l'article 11 de la Constitution. Or, ce n'est pas possible : si on veut réformer la Constitution, il s'agit de l'article 89 et cela suppose que le Sénat soit d'accord et que le président de la République convoque le Congrès. On ne peut donc pas ici remettre en cause la légitimité du Conseil constitutionnel. On peut bien sûr le critiquer, il n'est pas parfait. Nous sommes de nombreux juristes a critiqué sa composition, parfois le manque de motivation des décisions des "Sages". Mais l'instance, elle-même, est légitime : installée depuis 1958, elle a développé le contrôle de constitutionnalité depuis 1971. Dans un Etat de droit, dans une démocratie, c'est normal d'avoir une juridiction suprême qui censure des lois qui violent la loi fondamentale.

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