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Elections européennes : Jordan Bardella, l'ascension éclair d'un "bébé Front national"

Article rédigé par Ilan Caro, Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national, le 6 avril 2019 lors d'une conférence de presse à Chantepie (Ille-et-Vilaine) en compagnie de Marine Le Pen. (MAXPPP)

A seulement 23 ans, le candidat du Rassemblement national aux élections européennes a gravi en un temps record les échelons du parti de Marine Le Pen.

"Je trouve cette décision pitoyable !" Jordan Bardella vient tout juste de décrocher son bac, en ce début juillet 2013, lorsqu'il donne sa première interview. Interrogé par le site Orientation Education, le jeune homme de 17 ans, auréolé de son 16,2/20 de moyenne, s'indigne de la suppression des bourses au mérite pour les bacheliers lauréats d'une mention très bien, décidée par le gouvernement de François Hollande. Sur Twitter, où il n'est encore qu'un illustre inconnu, il envoie des dizaines de messages pour faire connaître la pétition qu'il vient de mettre en ligne, et qui atteindra tout de même 1 500 signatures.

Le lycéen, déjà encarté au FN, ne se doute alors pas qu'il deviendra, moins de six ans plus tard, la tête de liste de son parti aux élections européennes de 2019.

Des premiers pas au FNJ

C'est au Front national de la jeunesse (FNJ), l'antichambre du parti pour les jeunes pousses, que Jordan Bardella fait ses premières armes. Il devient rapidement l'un des habitués des réunions du "forum FNJ", organisées chaque mercredi soir dans les locaux de la fédération de Paris, rue Jeanne d'Arc. "C'était l'occasion de nous retrouver, mais c'était aussi un lieu d'échanges sur la politique nationale. On était au début du mandat de François Hollande, avec l'idée que Marine Le Pen triompherait de lui en 2017", se souvient Arnaud de Rigné, membre du bureau de Génération nation (ex-FNJ), dirigé depuis 2018 par… Jordan Bardella.

A l'époque, je me disais que pour son âge, il montrait une certaine précocité. Il avait un vrai talent oratoire et des convictions bien ancrées.

Arnaud de Rigné, membre de la direction de Génération nation

à franceinfo

Le jeune Jordan, né à Drancy et scolarisé dans un lycée privé de Saint-Denis, s'investit aussi dans son département, la Seine-Saint-Denis. Une terre de conquête pour le Front national, qui y enregistre élection après élection des scores bien en deçà de sa moyenne nationale. Un jour de 2012, lors d'un événement organisé par le FNJ au Raincy, Jordan Bardella est présenté au secrétaire départemental du FN 93 de l'époque. "J'ai découvert un jeune de 16 ans bien sérieux", raconte Gilles Clavel, qui le met en contact avec le responsable des activités militantes dans le département.

"C'est Florian qui l'a fait monter"

Tractages, boîtages… Tiré à quatre épingles sur les marchés, le garçon met la main à la pâte chez les "grands" et donne entière satisfaction. Jusqu'à se voir proposer d'intégrer le bureau départemental et la responsabilité d'une circonscription législative. Le niveau d'exigence s'élève : il ne s'agit plus seulement de tracter mais de mobiliser les adhérents, d'organiser des actions sur le terrain, d'informer la presse locale…

Il était force de proposition, répondait rapidement aux sollicitations et avait le sens de la communication. Il n'avait jamais un mot plus haut que l'autre, c'était très agréable de travailler avec lui.

Gilles Clavel, ancien secrétaire départemental du FN 93

à franceinfo

A l'été 2014, Gilles Clavel, qui souhaite passer la main à la tête de la fédération, soutient son poulain pour le remplacer. Et il n'est pas le seul. Car entre-temps, Jordan Bardella a réussi à se faire remarquer de Florian Philippot, le très influent vice-président du parti, chargé de la stratégie et de la communication. "C'est Florian qui l'a repéré et qui l'a fait monter. On voulait promouvoir des jeunes qui savaient travailler. Et Jordan Bardella avait ces qualités", assure un proche de Florian Philippot, qui a claqué la porte du parti en 2017. Le 7 juillet 2014, la décision du bureau exécutif tombe : Jordan Bardella est nommé secrétaire départemental du FN en Seine-Saint-Denis. Il a 18 ans et 10 mois.

Sur place, sa nomination ne fait pas que des heureux, notamment chez les plus anciens, qui ne goûtent guère cette opération "dédiabolisation" au sein du parti. "Il a une belle gueule, il apprend bien ses fiches, mais en voilà encore un qui n'a pas foutu les pieds dans une entreprise", peste alors l'un de ses concurrents.

Un baptême du feu en Seine-Saint-Denis

Quelques mois seulement après sa prise de fonctions, Jordan Bardella doit affronter une grosse polémique en interne : les cadres du FN en Seine-Saint-Denis apprennent que Maxence Buttey, jeune adhérent en vue qui lui aussi lorgnait le poste de secrétaire départemental, s'est converti à l'islam. Tollé dans les rangs frontistes, où Buttey est accusé de faire du "prosélytisme" ou de l'"entrisme islamiste".

L'histoire aurait pu se régler en famille. Mais un membre du bureau de l'époque ne l'entend pas de cette oreille : excédé par l'attitude de Jordan Bardella et des instances dirigeantes du FN, qu'il soupçonne d'être au courant depuis plusieurs semaines sans agir, Didier Labaune décide de révéler l'affaire à la presse. Florian Philippot annonce dans une conférence de presse commune avec Jordan Bardella la suspension du jeune converti.

Ils ont su utiliser ma conversion à bon escient. Dans le 93, ceux qui adhèrent au FN ont un ras-le-bol de l'islam.

Maxence Buttey, ancien membre du FN converti à l'islam

à franceinfo

Si elle lui vaut quelques inimitiés locales, l'affaire Buttey ne stoppe pas l'ascension de Jordan Bardella. Début 2015, pour sa première participation à une élection, il vire en tête du premier tour aux départementales dans le canton de Tremblay-en-France, avant d'échouer avec les honneurs (41%) au second tour face au Front de gauche. Dans la foulée, il est choisi par Wallerand de Saint-Just, tête de liste aux régionales en Ile-de-France, pour défendre les couleurs du FN en Seine-Saint-Denis lors du scrutin de décembre. Et même un peu plus : désormais, Jordan Bardella passe beaucoup de temps à la fédération FN de Paris, où il partage le bureau d'Aurélien Legrand, le directeur de campagne de Wallerand de Saint-Just.

"On voyait en lui quelqu'un qui pourrait devenir un cadre solide du mouvement, mais ce n'était pas le petit jeune qui a les dents qui rayent le parquet", se rappelle Aurélien Legrand. Le 6 décembre au soir, lors du premier tour, le FN atteint pour la première fois la barre des 20% en Seine-Saint-Denis. La semaine suivante, Jordan Bardella conquiert son premier mandat électif.

"Une haute estime de lui-même"

Wallerand de Saint-Just ne tarit pas d'éloges sur les premiers pas du jeune homme dans l'hémicycle francilien. "Je l'ai vu œuvrer, il sait prendre la parole, il a toujours la bonne repartie", assure celui qui préside le groupe RN du conseil régional d'Ile-de-France. D'autres ne sont pas de cet avis. Yasmine Benzelmat a quitté le groupe en décembre 2017 et siège désormais parmi les non inscrits. "Jordan Bardella faisait partie des privilégiés du siège qui travaillaient avec Marine et Florian. Il avait une haute estime de lui-même", se souvient-elle.

Comme tous les collaborateurs du siège, il ne se prenait pas pour de la merde.

Yasmine Benzelmat, conseillère régionale d'Ile-de-France

à franceinfo

Une chose est sûre : le tout nouveau conseiller régional ne compte pas se désinvestir du Front national. Fin 2015, le parti lance le collectif Banlieues patriotes, dans l'optique de contribuer au programme présidentiel. A sa tête : Jordan Bardella. "Il existe une fronde des oubliés des quartiers sensibles. On veut clairement réinvestir ces zones", déclare-t-il à France 3. A l'époque, les collectifs fleurissent au FN et Banlieues patriotes est "un des plus en vue", selon un ancien membre de l'équipe. "Jordan en a tiré une pleine récompense, mais c'était un travail collectif", rappelle-t-il.

Pourtant, la machine va se gripper. En octobre 2016, une émission web est imaginée par la petite bande. "Bienvenue dans 'Mon quartier la France', qui est animé par le collectif Banlieues patriotes", lance Jordan Bardella en ouverture du premier numéro. Il a lui-même choisi le premier invité : Camel Bechikh, membre actif de La Manif pour tous, qui se présente comme musulman et patriote. Mais son discours sur le plateau va choquer en interne, d'autant que son appartenance à l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) n'est pas mentionnée, rapporte Mediapart. "Le Français de base, dans sa frustration consciente et inconsciente, voit comme un défouloir, un punching-ball de toute cette destruction de son identité, le musulman et l'islam", assène-t-il devant un Jordan Bardella qui ne bronche pas. Un vrai couac : il n'y aura jamais de deuxième numéro.

"Une sacrée promotion"

Banlieues patriotes disparaît après la présidentielle, mais Jordan Bardella, lui, est déjà passé à autre chose. Candidat aux législatives, il échoue dans la 12e circonscription de Seine-Saint-Denis (15,1%) face au candidat LREM, Stéphane Testé (33,8%). Au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen y avait pourtant engrangé les voix, dépassant les 40% à Vaujours et Coubron. Mais cet échec ne freine pas la progression du jeune homme au sein du Front. En septembre, il est nommé, à 22 ans, porte-parole de son parti. "Une sacrée promotion", écrit Le Parisien, qui va l'occuper grandement.

Quand il est devenu porte-parole, il s'inquiétait moins de la région. Il a vraiment pris le melon et travaillait moins ses dossiers.

Yasmine Benzalmat, conseillère régionale d'Ile-de-France

à franceinfo

Et ce n'est pas fini. En mars 2018, Jordan Bardella est promu à la tête du Front national de la jeunesse (FNJ), qui devient Génération nation trois mois plus tard. "Il était prédestiné à ce poste, assure Emilien Noé, délégué à l'implantation locale du mouvement, acquis à la cause de son patron. Sous son impulsion, on a vu une grande professionnalisation du mouvement avec la création de gros pôles formation et communication."

"Il ne fera pas d'ombre à Marine"

Le bon élève Bardella ne s'arrête pas en si bon chemin : moins d'un an plus tard, le 7 janvier 2019, il est nommé tête de liste du Rassemblement national pour les élections européennes. Sans surprise, tant son nom circulait avec insistance depuis des semaines. "L'idée de mettre Jordan Bardella est née à la rentrée 2018, explique à L'Obs un proche de la présidente du parti. Marine Le Pen a laissé son intuition mûrir. Elle l'a fait monter sur le devant de la scène et aller dans les médias pour voir ce qu'il avait dans le ventre."

Comment expliquer cette ascension éclair à seulement 23 ans ? "Je ne me l'explique pas", élude un ancien membre de Banlieues patriotes, sans oser en dire davantage. D'autres ont bien leur petite idée.

Jordan Bardella n'était détesté par personne et ce n'était l'homme d'aucun clan. Il n'a pas eu à tuer grand monde pour y arriver.

Un proche de Florian Philippot

à franceinfo

Le prétendant le plus naturel, Nicolas Bay, eurodéputé sortant et coprésident du groupe Europe des nations et des libertés au Parlement européen, a fait les frais de son image de potentiel traître, lui qui suivit Bruno Mégret lors de la scission du FN en 1998. Autre nom cité : Louis Aliot, également député européen sortant et compagnon de Marine Le Pen. Mais lui-même semblait davantage motivé pour s'emparer de la mairie de Perpignan en 2020.

Jordan Bardella, lui, présente au contraire le profil parfait, sans autre ambition à court terme que de servir son parti, dans un scrutin où les autres formations n'ont pas hésité à mettre de jeunes candidats sur le devant de la scène.

"Il n'a pas été choisi pour la hauteur de ses idées ou sa réflexion sur l'UE mais parce que c'est quelqu'un qui passe bien et reproduit très bien les schémas qu'on lui donne", juge Maxence Buttey. "C'est un bébé Front national. Je pense qu'il sera d'une loyauté sans faille, il ne fera pas d'ombre à Marine, c'est pour cela qu'elle l'a choisi. En plus, il n'a pas de casseroles", ajoute Yasmine Benzelmat.

Il ne fait pas d'ombre, il est malléable et répète ce que dit la patronne.

Un proche de Florian Philippot

à franceinfo

Les révélations, en avril, de Challenges sur "le passé caché d'assistant parlementaire de Jordan Bardella" auprès de l'eurodéputé Jean-François Jalkh sont passées quasi inaperçues. Tous soulignent au contraire l'absence de couacs et la bonne dynamique de la campagne. "Il est en pleine forme, tout se passe très naturellement", s'enthousiasme Aurélien Legrand. "Marine s'est sortie du piège habituel des vieux grognons du FN. C'est un garçon qui est loin d'être idiot et apprend ce qu'on lui dit d'apprendre, conclut un frontiste qui a bien connu le Bardella des débuts. Ça suffit pour plaire à l'électorat."

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