Cet article date de plus de cinq ans.

"Elle en avait assez de voir ses enfants galérer" : sur les pas de Chantal Mazet, morte le premier jour du mouvement des "gilets jaunes"

Cette retraitée de 63 ans a été renversée le 17 novembre 2018 par une voiture, sur un rond-point bloqué par les "gilets jaunes". Un an après, son souvenir reste vif à Pont-de-Beauvoisin, sa commune en Savoie.

Article rédigé par franceinfo, Elise Lambert, Charlotte Causit
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Une plaque en mémoire de Chantal, morte sur un rond-point le 17 novembre 2018, a été accrochée non loin du lieu du drame, à Pont-de-Beauvoisin (Savoie). (FRANCEINFO / ELISE LAMBERT)

"En mémoire à Chantal (...) tombée le 17 novembre, premier jour du mouvement des 'gilets jaunes'", peut-on lire, écrit en lettres capitales au feutre noir, sur une planche de bois. Accroché sur un grillage, dans la zone commerciale de la Baronnie, à Pont-de-Beauvoisin (Savoie), cet hommage discret des "gilets jaunes" tranche avec le souvenir vif de Chantal Mazet. Cette retraitée de 63 ans est morte le matin même du premier jour de blocage des ronds-points, il y a tout juste un an.

Il n’est même pas 9 heures, ce samedi 17 novembre 2018, quand Chantal Mazet est renversée par une conductrice forçant un barrage mis en place par des manifestants. Les "gilets jaunes" de Pont-de-Beauvoisin s'étaient donné rendez-vous sur le vaste parking de Super U, à l'entrée de la commune de 2 000 habitants. L'emplacement est visible et incontournable : tous les habitants y passent pour faire leurs courses ou rejoindre "Chambé", comme ils surnomment Chambéry. Ils placent leurs voitures tout autour du giratoire, bloquant quatre des cinq sorties qui relient Pont-de-Beauvoisin à sa jumelle du même nom en Isère.

"C’est maman..."

"Ce n'était pas un blocage complet. Les voitures pouvaient quand même passer, mais elles étaient obligées de faire un petit détour d'un peu plus d'un kilomètre", se souvient Julie*, présente aux côtés de Chantal ce matin-là. Comme plusieurs autres habitants de Pont-de-Beauvoisin, elles s'étaient donné rendez-vous à partir de 7 heures pour contester la hausse du prix du carburant annoncé par le gouvernement. Sur place, certains se connaissent, d'autres ne se sont jamais vus. "On avait vu sur Facebook que des gars disaient qu'il fallait mettre le gilet jaune, il y avait des affiches sur le grillage", raconte cette habitante.

Un peu après 8 heures, un SUV arrive au  niveau du rond-point. A son bord, une conductrice qui emmène son enfant chez le médecin. Les "gilets jaunes" lui montrent le détour possible, mais elle refuse et force le passage, selon le témoignage de Julie, qui a assisté à la scène.

Certains pensent que, parce qu'ils ont de grosses voitures, ils peuvent nous passer dessus. Cette attitude nous a mis en colère. On essayait de bloquer avec nos corps ceux qui essayaient de passer.

Julie, manifestante "gilet jaune"

à franceinfo

La conductrice, entourée de gilets jaunes dont certains étaient vindicatifs (comme le relate ce témoignage recueilli par Europe 1), a-t-elle paniqué ? Une chose est sûre : elle accélère brusquement et renverse Chantal. L'automobiliste est interpellée peu après les faits par les forces de l'ordre et poursuivie, à cette date, pour "violences volontaires avec arme" (la voiture) "ayant entraîné la mort sans intention de la donner".

Au même moment, à quelques kilomètres de là, Marylène est en train de regarder la télévision quand elle reconnaît la Fiat Scudo de son amie Chantal à l'écran. C'est avec cet utilitaire tout juste acheté qu'elle transportait son matériel de peinture et de bricolage et emmenait toutes ses amies au restaurant ou faire des emplettes. Elle téléphone immédiatement au domicile de celle qui lui enseigne les arts plastiques depuis plusieurs années pour se rassurer. Au bout du fil, une des trois filles de Chantal décroche. "Elle m’a dit : 'C’est maman'", raconte Marylène après un lourd silence.

"Elle s'adaptait à chacun"

Un an après l’accident, la tristesse de Marylène peine à s'estomper. Cette ancienne agricultrice de Verel-de-Montbel, commune de 300 habitants située dans les hauteurs du majestueux lac d'Aiguebelette, garde un souvenir très précis de son amie. C'est Chantal qui avait su révéler ses talents pour l'acrylique, c'est elle qui lui avait permis de rencontrer ceux qui sont désormais devenus ses amis. "Elle s'adaptait à chacun et faisait ressortir notre sensibilité", se souvient la retraitée aux cheveux blonds, assise dans sa cuisine avec d'autres anciens élèves, autour d'une tarte au sucre et d'une brioche à la praline.

Liliane (à gauche) et Marylène, deux anciennes élèves de Chantal Mazet, présentent leurs créations.  (CHARLOTTE CAUSIT / FRANCEINFO)

Tous gardent le souvenir d'une professeure enjouée, jamais de mauvaise humeur, qui aimait fabriquer ses vêtements colorés et donnait toujours plus que ce qu'elle avait.

Une fois, je m'étais fait voler ma boîte d'aquarelle, elle s'était débrouillée pour me confectionner une palette toute neuve avec des godets.

Bernard, ancien élève

à franceinfo

Bernard, un ancien dessinateur industriel à la voix douce, confie que c'est Chantal qui lui avait permis de sortir de sa "rigueur" et d'exprimer ce qu'il ressentait sur la toile. Une autre se souvient du meuble en bois sur-mesure qu'elle avait fabriqué elle-même pour ranger les affaires de tout le monde et s'assurer que personne ne manque de rien. 

Même en dehors des cours d'arts plastiques, Chantal ne comptait pas son temps pour ses élèves. Elle organisait des vernissages, des apéros, fabriquait des petits cadeaux pour chacun, comme cette salière en céramique en forme d'oiseau que chacun a reçu pour le mariage de son fils. "Ah, et puis elle nous faisait toujours sa marquisette (un mélange de rhum blanc, de vin blanc, de citron et de limonade) !" se souviennent, rieurs, les anciens membres du club. "C'était aussi une très bonne cuisinière, elle faisait des civets, des plats en sauce", renchérit Paule, son élève pendant seize ans.

Des sacrifices pour les autres

Cet optimisme inconditionnel les marquait d'autant plus que la vie de Chantal n'était a priori pas facile. En 2005, son mari est mort d'un infarctus, la laissant seule avec ses quatre enfants, dont la plus jeune entrait à peine dans l'adolescence. Mais Chantal ne se plaignait jamais, surtout pas à sa famille, dont les membres interrogés par franceinfo gardent le souvenir d'une femme pudique, "solitaire dans la vie privée et très conviviale dans le social", décrit sa fille aînée, Alexandrine, 38 ans.

Pour elle, l'amour, ça ne s'exprimait pas, ça se montrait. Il n'y avait pas de 'je t'aime' superflu, mais des câlins qui font presque mal. Elle avait 'l'amour dur'.

Alexandrine, fille aînée

à franceinfo

Chantal n’aimait pas non plus parler d’argent, et encore moins demander de l’aide. "Haute comme trois pommes assises", comme la décrit son frère Patrick Desmurs, elle menait toutefois sa famille et ses comptes à la baguette, surtout après la mort de son mari. "Pour arriver à avoir un revenu décent, elle faisait les TAP [temps d’activité périscolaire] dans plusieurs écoles (...) et travaillait dans plusieurs associations", détaille-t-il. Elle assumait ses choix. Après avoir travaillé de longues années comme laborantine, elle avait abandonné les sciences pour vivre de sa passion, les arts plastiques, malgré des revenus moins confortables.

Collage photo en hommage à Chantal Mazet morte le 17 novembre 2018. (CHARLOTTE CAUSIT / FRANCEINFO)

"Elle calculait tout", se rappelle Alexandrine, assise dans un petit local près du champ où elle élève ses chevaux, à une demi-heure d'Avignon (Vaucluse). Petite et frêle comme sa mère, elle raconte, un brin gouailleuse, son enfance dans la région lyonnaise, marquée par l’absence de parents trop pris par le travail. Un père orthoprothésiste écrasé par la pression professionnelle et une mère, Chantal, qui s'occupait seule de la gestion de la maison et de tout le reste. Les vêtements qu'elle leur cousait, sa vigilance sur leurs études, sa fermeté aussi parfois quand les demandes de ses enfants lui semblaient fantaisistes. "Je voulais faire de l'équitation, mais c'était hors de prix à l'époque, j'ai dû m'acharner pour pouvoir en faire", raconte Alexandrine, des trémolos dans la voix, consciente du sacrifice financier que cela représentait.

Maman m'avait dit : 'On n'a pas le niveau social pour assurer ce projet.' Et puis elle avait fini par me payer la meilleure école de la région.

Alexandrine, fille aînée 

à franceinfo

Malgré ces économies et son côté débrouillarde, son quotidien était "loin d'être mirobolant", pondère son frère, Patrick Desmurs. Les années passant, Chantal voyait le prix de la vie augmenter, et ses enfants une fois adultes avoir toujours des difficultés à mener leurs projets à bien. "Elle en avait marre de voir ses enfants travailler autant et galérer", décrit son amie Marylène. Elle les aidait financièrement quand elle le pouvait.

Inquiétude face à l’augmentation du coût de la vie

Quelques mois avant sa mort, elle avait demandé sa retraite et attendait, anxieuse, de connaître le montant de ses droits. "Je ne peux pas te faire de chèque cette fois", s’était-elle excusée auprès de sa fille Alexandrine lors de sa dernière visite, glissant au passage : "Avec l’augmentation du prix du fioul, quand je dois remplir la cuve, je fais la gueule, ça ne me dure même pas un hiver", cite Alexandrine, émue. Alors qu’elle avait toujours eu confiance dans l'Etat et ne prenait pas part aux manifestations, Chantal en "avait assez", selon sa fille et son frère.

Elle était révoltée ! Elle disait que Macron était le 'président des riches'.

Marylène, amie

à franceinfo

Chantal disait ne pas se reconnaître dans le gouvernement. Elle aurait aimé y voir des personnes issues de la même classe qu'elle : moyenne et populaire, confie sa fille aînée. Alors, quand Alexandrine lui a parlé de la manifestation du 17 novembre, la Savoyarde s’était renseignée et avait décidé de rejoindre Chambéry, malgré les réticences de sa famille à cause de son âge. Elle avait confectionné pour l'occasion un faux billet de banque qu'elle avait collé sur sa voiture pour dénoncer la hausse des prix. Mais en découvrant le blocage juste en bas de chez elle, elle avait décidé de s'éviter des kilomètres supplémentaires et de rester sur place. La suite est désormais connue.

Des commémorations en son nom

Le drame a marqué le mouvement des "gilets jaunes" de Pont-de-Beauvoisin. Quatre mois après l’accident, un petit groupe de manifestants, accompagnés de proches de Chantal, lui ont rendu hommage, sur le rond-point où elle a été renversée. Des textes ont été écrits. Des cagnottes régionales et une cagnotte nationale ont été créées par des "gilets jaunes", réunissant plus de 8 000 euros. Un geste solidaire qui a permis à la famille de payer les obsèques. Des fleurs jaunes ont été déposées à l'endroit où elle est morte. Une croix en bois lui a été confectionnée, détruite à plusieurs reprises, puis redressée. Certains préféreraient qu'on laisse la retraitée en paix, murmure-t-on dans le village.

Le rond-point de Pont-de-Beauvoisin (Savoie) où est morte une femme de 63 ans lors de la première manifestation des "gilets jaunes", le 17 novembre 2018. (FRANCE / ELISE LAMBERT)

"Ça nous a fait du bien de faire ces commémorations en son honneur", justifie Julie.  Même si elle ne connaissait pas la retraitée, elle reste marquée par ce souvenir douloureux du 17 novembre. "Je me réveille toutes les nuits et je pense à l'accident. J'ai été traumatisée par la scène", décrit-elle. Ceux qui ont vu Chantal mourir sous leurs yeux sont restés en contact. Comme si sa mort les avait unis. "On s’est fait une thérapie entre nous. Tous les jeudis soirs, on échangeait. On n'a pas lâché, on a tenu notre rond-point jusqu’à l’été, j’ai fabriqué la croix, Denis* a fait la plaque commémorative." Son groupe d'élèves est lui aussi resté soudé. Après avoir perdu un temps le goût de peindre, ses amis ont repris des cours ensemble. A chaque fois, "on ne peut pas s'empêcher de penser à Chantal quand on peint"

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.