Suicides à France Télécom : "Il faut qu'ils soient punis, et bien punis"
Le parquet de Paris a demandé le renvoi en procès pour harcèlement moral de France Télécom et de son ex-patron Didier Lombard. Des plaignants et leur avocat réagissent à cette annonce pour francetv info.
S'il a bien lieu, ce sera le plus gros procès de harcèlement moral jamais organisé en France. Le parquet de Paris a demandé le renvoi devant la justice de France Télécom, de son ex-patron, Didier Lombard, et de plusieurs autres cadres dirigeants de l'entreprise, frappée par une vague de suicides qui a culminé entre 2008 et 2009. Ces réquisitions, prises le 22 juin, ont été communiquées aux parties mardi 5 juillet.
Yves Manguy a ressenti "un grand soulagement" en apprenant la nouvelle. Cet ancien développeur informatique de 62 ans fait partie de la trentaine de plaignants dans cette affaire. En arrêt depuis 2009, il a créé l'association des "blessés de Next", ce plan annoncé en 2005 et mis en place l'année suivante pour négocier brutalement le virage de la privatisation. Objectif de l'époque : obtenir 22 000 départs, soit 1 salarié sur 5, sans plan social, et 14 000 mutations.
"Quatre ans d'antidépresseurs"
"Depuis trois ou quatre ans, on n'entendait plus parler de rien", note Yves Manguy. Didier Lombard, l'ex-PDG de France Télécom mis en examen en 2012, avait même été nommé à la commission innovation 2030 du gouvernement, une décision qui avait ulcéré les syndicats du groupe.
La justice est très lente mais la perspective d'un procès, ça fait du bien.
Il appartient désormais au juge d'instruction d'ordonner un procès ou un non-lieu. Selon Le Monde, la décision devrait être communiquée dans quelques semaines. Pour l'avocat d'Yves Manguy, Jean-Paul Teissonnière, qui représente également une dizaine de parties civiles ainsi que le syndicat Sud-PTT, le premier à avoir porté plainte en 2009, il est peu probable d'aller vers un non-lieu. "Cela me paraîtrait aberrant que la juge d'instruction n'aille pas dans le sens du parquet, dont les réquisitions sont très motivées", indique-t-il.
Yves Manguy vivrait lui aussi comme "un coup de massue" un non renvoi devant la justice. "Ce serait un très mauvais message. Socialement, cela voudrait dire que la porte est ouverte à tout", estime-t-il. Cet homme se souvient encore très bien du jour où son supérieur hiérarchique l'a appelé pour lui dire "tu es muté sur une plateforme téléphonique". Yves Manguy dit avoir échappé au pire grâce au médecin du travail qui a constaté "son état de choc" et l'a mis tout de suite en arrêt maladie. Après "quatre ans d'antidépresseurs", Yves Manguy voit toujours un psychologue, qui lui répète : "Ce n'est pas toi qui est malade, c'est eux qui t'ont rendu malade."
60 suicides recensés en trois ans
Yves Manguy a perdu quatre à cinq collègues dans le Nord-Pas-de-Calais et se dit très marqué par les obsèques de Rémy, ce salarié qui s'est immolé par le feu sur le parking d'un bâtiment France Télécom à Marignane (Bouches-du-Rhône) en 2011. "C'est horrible. Comment voulez-vous pardonner cela?", glisse-t-il.
Au total, 60 personnes se sont donné la mort entre 2006 et 2009, dont 35 entre 2008 et 2009. "Il y a sûrement eu beaucoup plus de suicides en réalité. Ceux-là sont directement liés à France Télécom par une lettre d'adieu qui met en cause l'entreprise", souligne Jean-Paul Teissonnière. C'est le cas de Robert, technicien de 51 ans appelé à se reconvertir dans le commercial, qui s'est suicidé en mai 2008 à Strasbourg. "Il parlait de harcèlement au travail, c'était clair, net et précis", confie sa sœur, Marie-Laure, à francetv info. Cette retraitée de 70 ans, qui a hérité de la charge de leur père de 95 ans, tombé malade après le suicide de son fils, attend beaucoup d'un éventuel procès.
Il faut qu'ils soient punis. Et bien punis. Surtout le PDG, Didier Lombard. Il a fait souffrir tellement de monde, il faut qu'il comprenne.
"Ça va cogner"
"En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte", avait lâché Didier Lombard en octobre 2006 devant des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom. En 2009, il avait parlé de "mode du suicide". "Le procès, ça va être un vrai règlement de comptes, ça va cogner, prédit Yves Manguy, qui promet aussi des révélations. Certains, qui avaient peur à l'époque, vont oser parler."
L'avocat Jean-Paul Teissonnière s'attend, lui, à un nombre de parties civiles beaucoup plus important qu'actuellement. "Depuis ce matin, plusieurs personnes se sont déjà manifestées auprès de mon cabinet", fait-il savoir, pronostiquant un procès fleuve, sur plusieurs semaines, avec de très nombreux témoins. Si le renvoi devant la justice est confirmé, il faudra au moins un an pour organiser l'audience, ajoute le conseil. S'il regrette, comme les syndicats, que les qualifications "d'homicides involontaires" et "mise en danger de la vie d'autrui" n'aient pas été retenues par le parquet, Jean-Paul Teissonnière ne s'engagera pas sur la voie de multiples recours, pouvant encore ralentir le cheminement de la justice. Et de citer l'affaire de l'amiante, dont il défend plusieurs victimes : "La première plainte a été déposée en 1996 et le premier procès n'a toujours pas eu lieu."
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