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Témoignages "Je ne pensais pas en arriver là" : écrasés par l'inflation, ils ont commencé à voler pour manger

Ils faisaient déjà des sacrifices pour tenir leur petit budget, mais depuis que les prix ont augmenté, ils ne s'en sortent plus. Alors, ils ont commencé à chaparder dans les supermarchés. Franceinfo a recueilli les témoignages de cinq d'entre eux.
Article rédigé par Marine Cardot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
En 2022, les vols à l'étalage ont augmenté de 14%, selon les chiffres transmis par le ministère de l'Intérieur. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Plantée devant les étals de fruits et légumes, elle regarde les étiquettes. Elle ne peut quasiment rien se payer. Des mois qu'elle ne mange presque plus de viande ou de poisson à cause de l'inflation. Ce jour-là, pour la première fois, Nabiya* glisse discrètement une poire dans son sac à main. Les semaines suivantes, ce sera une boîte de thon, une conserve de haricots ou du concentré de tomates. 

En France, l'inflation sur les denrées alimentaires a atteint 13,2 % sur un an, selon les dernières données de l'Insee. Ce chiffre atteint même 15,6% sur un an, sur une sélection d'une quarantaine de produits du quotidien, dont franceinfo suit l'évolution des prix depuis plusieurs mois, via un panier de courses spécifique.

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Les prix des produits laitiers ont augmenté de 16,9%, ceux de la viande de 14%. Des augmentations qui, mois après mois, ont grignoté les budgets des plus modestes, jusqu'à ce que certains se mettent à voler de la nourriture. Face à ce phénomène, des supermarchés s'équipent d'antivols pour protéger leurs produits, rapporte 20 Minutes.

En 2022, les vols à l'étalage ont augmenté de 14%, selon les chiffres transmis par le ministère de l'Intérieur. Sans affirmer que ce phénomène est entièrement lié à l'inflation, franceinfo a recueilli le témoignage de plusieurs personnes qui ont commencé à voler cette année, écrasées par la hausse des prix.

"Tout a augmenté, sauf nos salaires"

Malgré sa discipline à toute épreuve, Nabiya ne s'en sort plus. L'étudiante en audiovisuel de 21 ans a toujours tout calculé. Indépendante financièrement depuis ses 18 ans, la petite brune bataille pour financer ses études avec son job à temps partiel dans une boutique de vêtements. Depuis longtemps, elle a appris à répertorier chacune de ses dépenses et à se fixer un budget de 150 euros de courses par mois. Jusque-là, c'était ric-rac, mais elle se débrouillait. En 2022, l'inflation a fait voler en éclats cette organisation à l'euro près.

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Pour la première fois, Nabiya se rend à une distribution d'aide alimentaire, dans le 13e arrondissement de Paris. Sur des centaines et des centaines de mètres, des silhouettes encapuchonnées patientent en bas des immeubles géants du quartier. Il ne fait pas plus de 1°C dehors. Nabiya est emmitouflée dans son manteau et son écharpe. Des bénévoles de l'association Linkee, qui organise la distribution, offrent du thé chaud aux étudiants. Certains attendent depuis plus de 45 minutes. 

"Ça fait plusieurs mois que j'arrive déjà à mon budget au bout de trois semaines de courses, donc je mange moins sainement, confie l'étudiante. Tout a augmenté, sauf nos salaires." Alors, pour continuer à consommer des fruits et des légumes, elle a commencé à voler dans les supermarchés.

"Même en volant, parfois, j'ai faim. Je me prive de dîner pour économiser."

Nabiya, étudiante en audiovisuel à Paris

à franceinfo

A la distribution alimentaire de l'association Linkee, les étudiants repartent avec un panier de fruits et légumes frais. Mais pas de laitage, ni de viande ou de poisson, pas de conserves non plus. Ceux qui ont déjà attendu 30 minutes ou une heure doivent enchaîner avec des courses au supermarché pour compléter. Plusieurs avouent à demi-mot avoir déjà volé. Ils se justifient ou expliquent : "Je n'ai pas été élevé comme ça", "je ne pensais pas en arriver là", "on ne va pas se mentir, ça fait mal à l'ego".

"Tu crèves la dalle, tu les prends, les pommes"

A 65 ans, François* vole désormais deux ou trois kilos de fruits et légumes par semaine dans le supermarché de la petite ville de Picardie où il habite. Il a commencé il y a un an. "Il n'y a pas de déclic, confie-t-il. Tu crèves la dalle, tu sautes un, deux, trois, quatre repas, et puis tu les prends, les pommes." A 5,95 euros le kilo. Un prix impensable pour lui.

"Je ne vole pas les vieux, je ne suis pas agressif, se défend cet auto-entrepreneur. Je fais bien mon travail, mais je n'en vis pas." Pour ce travailleur pauvre, 2022 a été l'année où "tout a explosé". Pendant le Covid-19, le gouvernement avait permis aux auto-entrepreneurs de différer le paiement de leurs cotisations. Mais cette année, le sexagénaire a dû rembourser cette dette de 3 600 euros. Dans le même temps, sa facture d'électricité est passée de 20 à 57 euros. A cela s'ajoute l'augmentation des prix des produits alimentaires. Trois coups de massue dans une vie sur le fil. Obligé d'aller aux Restos du cœur, François ne s'en sort pas.

Pour économiser, le Picard ne met plus le chauffage. "Quand, pendant une semaine, vous n'avez pas chauffé votre maison, votre cerveau explose, vous n'arrivez plus à travailler." Le plus dur, pour lui, "ce n'est pas le fait de ne pas avoir d'argent, c'est que vous ne faites déjà plus partie de la fête. Vous apprenez à ne plus avoir envie d'une nouvelle paire de chaussures, vous coupez. Il n'y a plus rien qui me touche. Pourquoi on prend les pommes ? Parce qu'on est tout seul."

"C'est lourd pour moi, et pour mon entourage"

Julie* aussi sait ce que signifie ne plus participer à la fête. A 24 ans, elle n'a qu'une hâte : avoir enfin un salaire. Pour réaliser son rêve de devenir avocate, elle a fait six ans d'études, qu'elle a financées grâce à des bourses et à ses jobs d'été. En arrivant à Paris, avant l'explosion de l'inflation, elle a pris plusieurs décisions pour faire face au coût de la vie dans la capitale. Fini les courses dans les petits supermarchés de centre-ville, plus pratiques, mais plus chers. Désormais, elle va dans une enseigne discount. Elle évite aussi au maximum les sorties dans les bars, ce qui l'empêche parfois de voir ses amis. "A force, c'est lourd pour moi, et pour mon entourage."

Avec 700 euros de budget mensuel, une fois le loyer et les charges payés, il lui reste 200 euros pour ses courses, ses sorties, ses achats. C'était déjà "très serré", mais son panier de courses a augmenté, passant de 30 à 40 puis à 50 euros par semaine. Julie n'a plus d'argent de côté et ses parents ne peuvent pas l'aider. Pour elle qui a déjà rogné sur tout, l'équation devient impossible.

"Au bout d'un moment, tu ne peux plus gratter par-ci, par là. Je dépassais mon budget de 20 euros. Sauf que ces 20 euros, j'en avais besoin pour rentrer chez moi pour Noël."

Julie*, étudiante en droit à Paris

à franceinfo

Avant, elle allait aux distributions alimentaires pour les étudiants. "C'est super, mais ça demande aussi beaucoup d'organisation. Il fallait être là à l'heure le vendredi soir. Vu la queue qui dure parfois une heure, tu y réfléchis à trois fois, c'est un vrai investissement en temps." Autant de temps qu'elle ne passe pas à réviser. Elle préfère aussi laisser les distributions alimentaires à "ceux qui en ont plus besoin". "Il y a beaucoup de migrants ou d'étrangers à la banque alimentaire, eux, je sais qu'ils ne peuvent pas voler, moi, je ne risque pas d'être expulsée."

Dorénavant, Julie vole tous ses fruits et légumes, des condiments, des sauces un peu chères "pour changer de la sauce tomate", du pain ou des noix. "Je me dis que c'est vraiment temporaire, je n'aime pas ça, je ne le fais pas par conviction", assure la jeune femme. A Bordeaux, Gabriel* est dans la même situation. "Ce n'est pas forcément facile à aborder", avoue-t-il d'une voix timide. L'étudiant en licence pro est tiraillé entre la honte de voler et la peur d'être un poids pour ses parents. Son père, employé de mairie, et sa mère, salariée dans un supermarché, financent déjà le loyer de son petit studio bordelais.

"Je suis l'aîné de la famille, je me dois de me débrouiller. Ça me gêne de trop en demander à mes parents, je sais que ça va les mettre en difficulté."

Gabriel*, étudiant en licence pro à Bordeaux

à franceinfo

Depuis un an, son panier a augmenté de "10 ou 15 euros". Pour "limiter la casse" face à l'inflation, il a commencé à glisser un oignon, une pomme de terre, une orange ou un kiwi dans son sac. Juste de quoi "amortir un peu le prix final". Au début, il se sentait coupable, mais il essaie de ne plus en tenir compte. "Si j'ai faim, j'ai faim, je ne peux pas faire autrement."

"Ça ne me surprend pas, je suis intimement convaincu que même des personnes âgées commencent à voler", témoigne Jacques Heitz, coordinateur des Restos du cœur à Schiltigheim, près de Strasbourg. Le bénévole raconte avoir aidé une famille à qui il ne restait que 22 centimes sur le compte bancaire. "On sait qu'elle ne pourra pas y arriver, sauf si elle vole." Au niveau national, les Restos du cœur ont constaté une augmentation de 12% du nombre de personnes accueillies, entre avril et novembre 2022, par rapport à la même période en 2021. Et même une hausse de 18% depuis novembre.

"Hâte de juste pouvoir souffler un peu"

Ne pas avoir assez d'argent pour acheter à manger, c'est encore plus frustrant quand on aime cuisiner. Chez Inès*, la nourriture est une histoire de famille : "On a toujours aimé bien manger, les bons produits, la viande, le vin…" Avec son ex-mari, la presque sexagénaire tenait une pizzeria à Bordeaux, qu'ils ont vendue il y a trois ans. A l'époque, elle arrivait à se dégager "un petit smic". Depuis, la situation de cette éducatrice de formation est plus compliquée.

A 59 ans, elle vit avec les 500 euros de son Allocation de solidarité spécifique (ASS), auxquels s'ajoutent 200 euros de complément de revenus. Alors maintenant que l'inflation fait rage, les sacrifices s'accumulent. "J'ai un super boucher à côté de chez moi, mais depuis l'inflation, je mange beaucoup moins de viande. Le poisson, j'adore ça, mais c'est devenu exceptionnel", raconte l'ancienne restauratrice.

"Je n'ai pas souvenir, avant, d'avoir été autant obligée de compter, de faire gaffe. Ça a pris un pouvoir sur ma vie."

Inès, éducatrice

à franceinfo

Si elle avoue qu'il lui arrivait déjà de "piquer dans les magasins", ces derniers temps, c'est de plus en plus souvent, et "par nécessité". Elle prend des produits qu'elle trouve "anormalement chers", des oignons rouges – "j'adore ça, mais c'est tellement plus cher que les jaunes" –, du carpaccio de bœuf, des avocats…

Comme Julie, Inès préfère voler plutôt que de fréquenter les distributions alimentaires. "Je préfère laisser la bouffe des Restos du cœur aux SDF, parce que eux, dès qu'ils rentrent dans un magasin, ils se font repérer tout de suite, ils ne peuvent pas voler." Julie, l'étudiante, attend avec impatience le moment où elle ne sera plus obligée de chaparder, "plus obligée d'y penser tout le temps. J'ai hâte de juste pouvoir souffler un peu." L'étudiante l'assure, dès qu'elle recevra son premier salaire, elle arrêtera. "Peut-être même que j'enverrai un chèque anonyme, pour rembourser tout ce que j'ai piqué."

*Les prénoms ont été modifiés.

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