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Stations-service : quand la pénurie carbure à la peur

Le mouvement de grève des transporteurs organisé par la CGT inquiète les automobilistes, même si les blocages doivent être levés jeudi. Une situation qui rappelle 2010 et 2016, quand les stations-service étaient prises d'assaut. 

Article rédigé par franceinfo - Yacha Hajzler
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
Une personne fait le plein de diesel dans une station-service de Brest (Finistère), le 29 mai 2017. (FRED TANNEAU / AFP)

La tension retombe, mais les files d'attente continuent de se former devant les stations-service. "La reprise devrait être effective [ce jeudi]. On devrait en principe retrouver une situation normale aujourd'hui", a en effet annoncé Fabrice Michaud, le porte-parole de la CGT-Transports, jeudi 1er juin, précisant toutefois que des assemblées générales étaient toujours en cours. La fin probable d'un mouvement, débuté le 26 mai, destiné à pousser le patronat à "négocier" l'insertion, dans la convention collective du transport routier, de "spécificités" propres aux matières dangereuses.

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En à peine six jours, près d'un millier de stations-service se sont retrouvées en difficultés d'approvisionnement, provoquant de nombreuses difficultés sur les routes. Redoutant une pénurie d’essence, les conducteurs se sont rués pour faire le plein et ont ainsi amplifié la crise. Une situation qui rappelle les grèves de 2010 et 2016. Franceinfo s'est penché sur ce phénomène de peur, qui provoque parfois des pénuries. 

La "prophétie auto-réalisatrice"

En 2010, selon une étude du gouvernement, les Français utilisaient la voiture pour 65% de leurs déplacements durant la semaine. Forcément, la perspective d'une pénurie d'essence inquiète à grande échelle. Pour Matthijs Gardenier, docteur en sociologie et spécialiste de l'action collective, la couverture médiatique est la cause principale des mouvements d'inquiétude. "Les médias vont donner une information sur la pénurie, qui va entraîner une prise de décision individuelle d'aller faire des réserves, développe-t-il. Cela va créer un afflux au pompes d'essence, des embouteillages, et donc des images assez spectaculaires... reprises par les médias." Des séquences qui augmentent encore l'inquiétude au sein de la population.

C'est l'information de la perspective du manque qui crée une augmentation de la demande, qui elle-même crée le manque.

Matthijs Gardenier, docteur en sociologie et spécialiste de l'action collective

à franceinfo

Et le phénomène n'est pas nouveau. Le théoricien Paul Watzlawick, mort en 2007, expliquait qu'en 1979 déjà, une bulle médiatique avait entraîné un déséquilibre similaire, en Californie. En 1981, il écrivait : "En mars 1979, les journaux californiens commencèrent à faire beaucoup de bruit autour d’une importante et imminente pénurie d’essence. Les automobilistes se ruèrent alors sur les pompes à essence pour remplir les réservoirs de leurs véhicules, et les maintenir aussi pleins que possible. Le remplissage des douze millions de réservoirs (qui jusqu’alors restaient aux trois quarts vides) épuisa les énormes réserves d’essence disponibles, et entraîna, quasiment du jour au lendemain, la pénurie annoncée" Ce processus est qualifié de "prophétie auto-réalisatrice". 

La communication à double étage

La peur de manquer d'essence présente une spécificité sociologique par rapport à d'autres phénomènes de panique collective : il ne s'agit pas à proprement parler d'un effet de foule. "C'est assez différent de ce qu'on appelle la foule psychologique, où l'on a des rassemblements de personnes, assure Matthijs Gardenier. Ce ne sont pas des gens qui décident ensemble de partager un état d'esprit commun, mais l'agrégat de décisions individuelles. Les personnes se disent 'Il risque d'y avoir une pénurie d'essence, j'en ai besoin pour partir en vacances ou travailler, donc je fais des stocks'. Et ces décisions individuelles mènent aux pompes non pas une foule, mais une juxtaposition d'individus." 

Un phénomène intervient dans cette prise de décision : l'intervention d'autres acteurs individuels. C'est une théorie développée par le sociologue américain Paul Lazarsfeld : la communication à double étage, ou two-step flow. L'information produite par les médias arrive dans les discussions, par exemple entre voisins. Ces discussions vont ensuite alimenter une réflexion, qui joue dans la prise de décision individuelle. 

"On a mesuré les échéances en terme de rationnement"

Fabrice Michaud, secrétaire général de la CGT transports, pointe d'ailleurs de son côté que l'esprit du mouvement est de trouver la limite entre l'efficacité de l'action et la gêne occasionnée aux usagers. Sans volonté de créer les pénuries qui ont pu être observées. "On a mesuré les échéances en termes de rationnement, explique-t-il. Pourquoi vous croyez qu'on a commencé le 26 mai ? On a laissé passer tranquillement le jour férié. On n'est pas sur une logique de pénurie. Et contrairement à ce qui peut être dit, on ne fait pas de blocage." 

Et face aux inquiétudes des automobilistes, les pouvoirs publics peinent bien souvent à endiguer ce phénomène de peur qui conduit aux pénuries. "Mais est-ce que les pouvoirs publics ont un intérêt à rassurer ? s'interroge Matthijs Gardenier. Je pense que, dans une certaine mesure, ils sont plus légitimes quand il y a une peur. Je ne vais pas vous dire que c'est fait pour inquiéter la population, mais je ne suis pas sûr que ça dérange." Car la popularité d'un mouvement social est souvent déterminante dans sa réussite. Et parfois, la stratégie du pourrissement permet aux gouvernements d'éteindre une contestation, comme ce fut le cas lors des mouvements de grèves qui ont précédé le Mondial 1998, organisé en France, ou la grève des transporteurs en 2016.

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