"Il faut contraindre les propriétaires" : pourquoi la lutte contre la précarité énergétique reste un vaste chantier
Dans le cadre de l'opération #LesMalChauffés, franceinfo a interrogé Isolde Devalière, sociologue à l'Ademe. Face aux résultats timides des politiques publiques, elle réclame davantage d'accompagnement pour les ménages souffrant du froid.
Dans la famille des mal-logés, voici les mal-chauffés. En France, 6,8 millions de personnes vivent en situation de précarité énergétique, selon les derniers chiffres de l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE). Cette estimation portant sur 2018 englobe tous les ménages modestes qui consacrent au moins 8% de leur budget aux dépenses d'énergie. L'hiver venu, certains grelottent ; d'autres parviennent à se chauffer, mais au prix d'importants sacrifices.
Cet indicateur purement économique ne rend que partiellement compte de l'ampleur du phénomène. D'après le baromètre du médiateur national de l'énergie, 15% des Français déclarent avoir souffert du froid chez eux lors de l'hiver 2018-2019, soit environ 10 millions de personnes. Au total, la précarité énergétique concernerait plutôt 12 millions d'habitants de métropole, si l'on en croit un recoupement de la Fondation Abbé-Pierre. Soit près d'un Français sur cinq.
Derrière les chiffres, qui sont ces "précaires énergétiques" ? Comment peut-on en finir avec cette situation ? Dans le cadre de son opération #LesMalChauffés, franceinfo donne la parole à Isolde Devalière, sociologue à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et cheffe de projet pour l'ONPE.
Franceinfo : Quels sont les profils les plus exposés à la précarité énergétique ?
Isolde Devalière : Au cours de mes recherches, j'ai identifié trois profils types. Premièrement, les ménages qui relèvent du "confort chez soi". Il s'agit de personnes âgées, fragiles, très présentes dans leur logement, pour qui se chauffer est une priorité. Elles ont des petites retraites ou des pensions d'invalidité et font des arbitrages au détriment de l'alimentation ou des sorties. Elles sont souvent propriétaires de grandes maisons mal isolées, en milieu rural. Une fois les enfants partis, elles se retrouvent avec des logements trop grands, très difficiles à chauffer. Certaines se retrouvent à vivre dans une seule pièce.
Ensuite, il y a ceux qui cherchent "le confort à tout prix". Ce sont des personnes à très faibles revenus, y compris des travailleurs pauvres, pour lesquelles la principale difficulté est l'isolation du logement. Je les appelle "les bricoleurs" : ceux-ci vont chercher des moyens d'améliorer leur confort à moindre coût, par exemple en posant de l'isolant ou en obstruant les bouches d'aération.
Enfin, il y a les locataires en détresse, en situation d'"inconfort subi". Ils sont pauvres, inactifs et dépendants des propriétaires, qui ne donnent pas suite à leurs demandes en cas de panne. Ces locataires ne sont ni en recherche de confort à tout prix, ni en recherche de confort à moindre coût : pour eux, la seule échappatoire serait de changer de logement.
Existe-t-il des facteurs de vulnérabilité, comme le lieu de vie ou la situation familiale ?
Les ruraux sont plus exposés que les urbains : leurs logements sont plus grands et leur mode de chauffage, notamment le fioul, est plus coûteux que le gaz de ville. Ils ont souvent plus de pudeur et de fierté à se débrouiller seuls. Dans un village où tout se sait, on va moins facilement demander de l'aide que dans l'anonymat des grandes villes, où on est juste un numéro de dossier d'un travailleur social.
La composition du ménage est aussi déterminante. Les femmes sont plus nombreuses à souffrir du froid, particulièrement dans les familles mono-parentales avec des jeunes enfants.
Il y a une double peine pour les inactifs, comme les mères au foyer ou les retraités : ils ont des revenus faibles mais ils ont des besoins de chauffage plus importants, car ils sont chez eux toute la journée.
Isolde Devalièreà franceinfo
Au-delà de l'inconfort évident lié au froid, quels sont les autres effets de la précarité énergétique ?
Quand on n'arrive pas à se chauffer, on ne reçoit plus personne chez soi et on n'est plus invité non plus. Cela contribue à l'isolement des personnes et aggrave une forme de détresse psychologique. Le froid a aussi des effets sur la réussite scolaire des enfants, qui ont du mal à se concentrer sur leurs devoirs par exemple.
Mais l'effet le plus documenté concerne la santé. Les bronchites, les rhinites ou encore l'asthme sont fréquents. Certains de ces problèmes respiratoires sont liés à des moisissures ou à une mauvaise qualité de l'air, notamment quand les gens obstruent leurs aérations.
Le mauvais état des logements a un coût pour le système de santé, qui a été estimé à 639 millions d'euros par an dans une étude réalisée en 2018 par EDF.
Quand on parle du coût de la rénovation des logements, il faut bien avoir en tête que cela permet, en retour, d'importantes économies de dépenses de santé. Une étude du Comité local énergies renouvelables (Cler) a estimé, en 2017, qu'un plan massif sur l'ensemble des passoires thermiques permettrait un gain de 758 millions d'euros par an. Pour un euro investi dans la rénovation énergétique, on économiserait un euro et six centimes en coûts de santé.
Où en est-on dans les politiques de lutte contre la précarité énergétique ?
On progresse, lentement. Il faut se souvenir que la définition officielle de ce problème ne date que de 2010, dans la loi Grenelle 2. Cela a notamment permis le lancement du programme Habiter mieux, porté par l'Agence nationale de l'habitat, qui touche de plus en plus de gens : 62 000 ménages ont bénéficié d'une aide à la rénovation en 2018, contre 52 000 en 2017 et 42 000 en 2016. Malheureusement, on est loin du compte. Depuis 2013, les gouvernements successifs présentent des plans qui promettent 500 000 rénovations par an. Là, avec 62 000, on n'y est pas.
De manière globale, les dispositifs sont insuffisants.
Isolde Devalièreà franceinfo
Le chèque énergie, c'est bien, mais ça ne paye qu'un mois de factures. Les aides Habiter mieux ou le Fonds de solidarité pour le logement, c'est bien, mais ça ne profite qu'à une infime partie des ménages en précarité énergétique.
Malgré les dispositifs, le problème ne recule pas ?
Pas vraiment. L'an dernier, selon notre indicateur économique, on est même reparti en très légère hausse, avec 233 000 personnes supplémentaires touchées par la précarité énergétique, pour un total de 6,8 millions. Cela s'explique par une hausse très forte des prix et de la fiscalité sur l'énergie : le gaz a grimpé de 10% par rapport à 2017 et le fioul de 20%.
Concrètement, cela a entraîné une hausse des demandes d'aide pour le paiement des factures énergétiques, une hausse des impayés et, en bout de course, une hausse des coupures de gaz et d'électricité. Et on peut redouter que cela s'aggrave, si on a une énergie de plus en plus chère et des ménages de plus en plus pauvres.
Que faudrait-il faire pour obtenir des résultats notables ?
A l'Ademe, on travaille beaucoup sur la question de l'accompagnement des ménages, avec la mise en œuvre du programme Sare. Il ne suffit pas que des aides existent pour qu'elles soient effectives. Les publics fragiles ont besoin d'être informés, rassurés et suivis. Ils sont tellement méfiants qu'ils osent peu passer à l'acte.
Le succès d'un plan passe par du porte-à-porte, pour repérer les ménages, leur expliquer les aides et les accompagner à chaque étape.
Isolde Devalièreà franceinfo
Il faut aussi faire attention aux fausses bonnes idées. Le dispositif des isolations à un euro, intéressant, a donné lieu à certaines pratiques frauduleuses, avec des résultats parfois décevants. On a vu des chantiers qui n'ont pas beaucoup de pertinence, où l'on isole des combles tout en laissant les murs en l'état. De mauvaises expériences de ce type peuvent dissuader les ménages à qui il conviendrait de proposer d'engager un vrai projet de rénovation énergétique.
Du côté du marché locatif, il faut aller plus loin. Les incitations à rénover les logements classés F ou G ne suffisent pas. Il faut aller jusqu'à contraindre les propriétaires à rénover les passoires thermiques avant toute transaction. Aujourd'hui, le marché est tellement tendu que les locataires pauvres préfèrent un logement classé F ou G que pas de logement du tout...
Vers qui faut-il se tourner si l'on souffre de précarité énergétique et que l'on cherche une solution ?
Il existe un numéro de téléphone officiel, le 0 808 800 700 (prix d'un appel local), qui vous permet d'échanger avec un conseiller et d'être orienté vers les dispositifs adaptés à votre situation. C'est un service géré notamment par l'Ademe. Mais cela concerne surtout d'éventuels travaux. Pour le volet plus social, il faut se tourner vers les centres communaux d'action sociale (CCAS), qui peuvent vous aider à payer vos factures. Il n'y a pas de plateforme unique pour centraliser les solutions. Là aussi, il y a des progrès à faire.
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