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"Au taux horaire, il vaudrait mieux que je bosse chez McDo..." Quand la précarité des avocats pèse de plus en plus sur leur moral

A l'occasion des Etats généraux de la justice, qui se poursuivent jusqu'en février, franceinfo s'intéresse à la situation économique des avocats, loin d'être idyllique, entre journées à rallonge, charges très conséquentes et concurrence exacerbée. 

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des journées à rallonge, une concurrence exacerbée, des charges très conséquentes… La situation économique des avocats - notamment dans leurs dix premières années d'exercice - est loin d'être idyllique. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Sarah Kerrich l'assure : elle ne se verrait pas faire autre chose que son métier d'avocate. Après avoir passé deux ans et demi à travailler pour un cabinet de Lille en tant que collaboratrice, elle a décidé de se lancer à son compte en juillet dernier, essentiellement dans le domaine pénal. A 29 ans, elle apprivoise avec une certaine anxiété les affres de cette profession libérale. "Chaque mois, je me fixe d'arriver à un revenu de 2 500 euros brut : je ne peux pas aller en dessous, sinon je me mets en danger financièrement", explique-t-elle à franceinfo, pointant des charges et des cotisations très conséquentes qu'elle doit assumer, de l'ordre de 50% de ce qu'elle gagne.

Dans sa poche, la jeune femme se verse donc 1 000 à 1 500 euros par mois, pour plus de cinquante heures de travail par semaine. "Quand je compare avec mes autres amis qui ont le même niveau d'études (bac +7), la plupart sont à 1 000 euros net de plus. Avocat, c'est vraiment un métier qu'il faut faire par passion, certainement pas pour l'argent", souffle-t-elle.

Sa situation est loin d'être isolée. Alors que les Etats généraux de la justice – voulus par Emmanuel Macron – se poursuivent depuis octobre 2021, franceinfo a choisi de s'intéresser à la réalité de la profession d'avocat, qui n'a pas grand-chose à voir avec l'image très idéalisée que l'on peut parfois s'en faire. A tel point que beaucoup choisissent de se réorienter, souvent dans le privé, pour être juristes en entreprise. Dans les dix premières années d'activité, ils sont ainsi 30 à 40% à quitter la robe, selon un rapport rendu au ministère de la Justice en 2017. "Il y a une vraie désillusion, avec un investissement en temps absolument énorme par rapport aux revenus, somme toute très modestes", constate Simon Warynski, président de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats. En cabinet ou à leur compte, "les heures ne sont pas comptées" pour un "revenu guère plus élevé que le smic".

Des dossiers parfois très chronophages

Les jeunes avocats ne sont pas les seuls à tirer la langue. Virginie Marques a prêté serment il y a seize ans et travaille à son compte depuis dix ans en Seine-Saint-Denis, essentiellement en droit pénal. Elle se dit toujours "hyper anxieuse" concernant la gestion financière de son cabinet. "Vous n'avez jamais le même salaire tous les mois, il faut être hyper prévoyant, mettre beaucoup de côté", explique-t-elle à franceinfo.

"Les charges et les cotisations sont telles qu'il y a des mois où je peux encore être limite. C'est une source de stress permanente qui me réveille souvent la nuit."

Virginie Marques, avocate

à franceinfo

Elle précise qu'elle n'a pourtant pas à se plaindre du côté de sa clientèle : les affaires rentrent, le bouche à oreille fait son effet. Mais à l'instar de beaucoup de ses confrères et consœures pénalistes, elle juge sa rémunération trop faible au regard du temps travaillé. "Je suis entre 2 500 et 3 000 euros net mensuels, en travaillant de 10 heures à 20 heures, avec des journées très denses. Mon rêve n'est pas de gagner beaucoup d'argent, mais j'aimerais en avoir un petit peu plus, pour pouvoir ne pas me faire de souci. Mais j'exerce dans le département le plus pauvre de France… C'est un acte militant de m'être installée en Seine-Saint-Denis", tempère-t-elle.

Jonathan Sorriaux, installé à Compiègne (Oise), ne dit pas autre chose. Spécialisé en droit des étrangers, il a ouvert son cabinet en 2018 et estime travailler "65 heures par semaine, en bossant six jours, parfois sept jours sur sept", pour une rémunération allant "de 2 000 à 2 500 euros net par mois". L'essentiel de ses dossiers –"70%"– sont du ressort de l'aide juridictionnelle, un soutien financier octroyé aux personnes ayant de faibles ressources, leur permettant d'être représentées par un avocat, qui est donc payé par l'Etat. Chaque dossier est associé à un barème de rémunération.

Pour une procédure de recours, visant à répondre à un avis d'expulsion du territoire, ce trentenaire est payé 476 euros pour "recevoir le client, étudier ses pièces, faire des recherches, rédiger le recours, revoir le client ou lui reposer des questions, et toute la partie administrative ensuite", détaille l'avocat. "Si on regarde au taux horaire, il vaudrait mieux que je bosse chez McDo", lâche-t-il avec un rire nerveux.

Le Covid a laminé la profession 

Sabrina*, 37 ans, avocate au pénal depuis sept ans, relève elle aussi l'aspect très chronophage de certains dossiers. "Je me rémunère essentiellement au forfait, en fixant à l'avance le temps que j'estime devoir passer sur telle ou telle affaire. Parfois j'y gagne, mais souvent j'y perds."

"Je ne prends pas en compte les heures d'attente en audience par exemple : il arrive très souvent que je sois à 14 heures au tribunal pour un dossier pris à 19 heures. Le pénal, c'est la matière par excellence où on perd du temps."

Sabrina, avocate

à franceinfo

Sabrina estime travailler entre "50 et 80 heures par semaine" pour une rémunération qu'elle juge "ridicule" de "2 200 euros net environ chaque mois". En mars 2020, au moment du premier confinement, elle a bien cru qu'elle allait devoir mettre la clef sous la porte, comme beaucoup d'autres au sein de la profession. La justice s'est retrouvée à l'arrêt, mais les avocats devaient continuer à payer leurs charges, calculées sur l'année précédente.

Quelques semaines seulement auront suffi à faire craquer une partie de la profession : 28% des avocats interrogés dans une enquête menée par le Conseil national des barreaux (CNB) en avril 2020, soit en plein premier confinement, estimaient qu'ils allaient devoir changer de profession, illustrant les travers d'un fonctionnement économique à flux tendu.

Depuis, "c'est toujours délicat du point de vue financier", confie une avocate à franceinfo, assurant que la profession "n'est pas revenue à l'équilibre de 2019". Dans une autre enquête réalisée par le CNB en mars-avril 2021, soit un an après la fin du premier confinement, 57% des avocats qui ont répondu ont ainsi déclaré avoir une approche pessimiste de l'avenir de la profession.

Des prix tirés vers le bas  

Malgré les difficultés du métier, le nombre d'avocats explose et la concurrence est plus forte que jamais, notamment dans le pénal, le droit des affaires et le droit de la famille. "Pour la génération des plus de 50 ans, cette question ne se posait pas quand ils ont prêté serment, le gâteau était assez large pour tout le monde", analyse Simon Warynski, citant l'exemple de Strasbourg, où il officie : "Il y a dix ans, mes confrères étaient 400. Aujourd'hui, on est 1 200." De 2009 à 2019, en France, le nombre d’avocats est ainsi passé de 50 314 à 68 464, soit une augmentation de 36% en dix ans. Les grandes villes sont particulièrement compétitives, à commencer par Paris, qui concentre la moitié de la profession.

Conséquence : les clients sont devenus de plus en plus exigeants, faisant parfois jouer la concurrence en tentant de tirer les prix vers le bas. "Maintenant, je ne cherche même plus à lutter : si on me dit 'Untel est moins cher que vous', je réponds : 'Très bien, allez le voir lui alors'", commente Sabrina, un brin agacée.

A cette pression s'ajoute le manque de considération de certains clients pour le travail des avocats. Beaucoup rechignent à payer leurs prestations ou discutent les factures qui leur sont présentées. Cette négociation permanente épuise Virginie Marques, qui a le sentiment de sans cesse devoir justifier du travail effectué. "Un client m'a encore dit l'autre jour qu'il ne comprenait pas pourquoi il devait me payer une consultation, parce qu'il avait l'impression qu'on venait d'avoir une simple discussion alors que je le conseillais au regard de mon savoir et de mes compétences", explique-t-elle.

"Quand les clients nous voient plaider, ils comprennent ce que l'on fait, mais ils ont du mal à considérer tout le travail effectué en amont, c'est nébuleux pour eux."

Virginie Marques, avocate

à franceinfo  

A ce manque de considération, les avocats interrogés par franceinfo pointent également le problème très récurrent des impayés. Paul David, qui exerce à Montpellier, a eu plusieurs fois le problème. "On se retrouve à faire des équivalents de procès pour se faire payer, mais c'est long, compliqué et parfois, on préfère laisser tomber et s'asseoir sur quelques centaines d'euros", regrette-t-il.

La question de l'argent reste taboue

Après avoir été souvent confrontée à cette situation, Virginie Marques demande désormais à ses clients de la payer au fur et à mesure. "Il m'arrive encore de ne pas être payée la veille de l'audience, après des semaines de relances. Avant, j'y allais quand même, j'avais confiance. Mais je me suis tellement fait avoir que désormais, je ne plaide pas si je n'ai pas reçu au moins les premiers versements. Je culpabilise, ça m'arrache le cœur, mais il faut être ferme", assure-t-elle.

Dans la profession, la question de l'argent est encore très taboue. "Je ne peux pas dire à mes clients que je ne gagne pas ma vie. Ils ne s'imaginent pas que de leur versement dépend mon loyer ou ma semaine de vacances", confie Sabrina. "Pour beaucoup de gens – y compris des confrères – un avocat pauvre est forcément un mauvais avocat", assure-t-elle. 

Paul David concède qu'il n'a jamais eu de discussions avec ses amis avocats sur la question d'éventuelles difficultés économiques. "Cela fait sept ans que je suis dans la profession et le sujet reste difficile à aborder, il y a énormément de pudeur. On s'épanche très peu, par honte surtout."

*Le prénom de notre interlocutrice a été modifié à sa demande, par souci d'anonymat.

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