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Scandale sanitaire ou fausse piste ? Des éleveurs aux troupeaux décimés accusent les ondes électromagnétiques

Confrontés à une mortalité mystérieuse, plusieurs agriculteurs de l'ouest de la France mettent leurs difficultés sur le compte d'éoliennes ou d'antennes-relais.

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
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Temps de lecture : 11min
Patrick Pilon tient un de ses lapereaux devant des cages de plein air, le 22 août 2019, à Saint-Longis (Sarthe). Derrière lui, une antenne-relais soupçonnée d'être impliquée dans la mort de milliers de lapins. (YANN THOMPSON / FRANCEINFO)

Quinze rangées de cages, un soleil de plomb et un silence de mort. Un homme s'avance dans la longue enfilade et soulève le volet métallique d'un clapier. Assaillis par la lumière, des lapins aux yeux rouges et au poil blanc s'agitent en saute-mouton. Une paire d'oreilles reste immobile. Le corps est raide, comme empaillé. L'animal est mort, victime de diarrhées. L'éleveur désigne les survivants. "Demain, c'est un autre lapereau, en pleine forme aujourd'hui, qui aura succombé."

Depuis cinq ans, l'élevage intensif de Patrick Pilon s'est transformé en cimetière. L'agriculteur de Saint-Longis (Sarthe) a recensé 270 000 décès, soit près de 150 par jour. "J'ai un taux de mortalité de 35%, alors que le taux normal est inférieur à 10%", souligne-t-il. L'hécatombe a débuté en octobre 2014, sans raison apparente, et le mystère n'est toujours pas élucidé.

Alimentation inadaptée ? Défaut de soins ? Maladie passée inaperçue ? "Je me suis demandé si je n'étais pas devenu un mauvais éleveur", raconte le quinquagénaire, dont la production inonde les supermarchés depuis près de 30 ans. Après diverses visites et analyses, les services vétérinaires ont fini par le mettre hors de cause. Les regards se sont tournés vers l'antenne-relais la plus proche, qui trône à une centaine de mètres de l'exploitation.

Une "descente aux enfers"

L'installation du pylône incriminé date de 2004, soit bien avant le début des ennuis de Patrick Pilon. Mais, depuis, des antennes ont été ajoutées sur la structure. L'un des nouveaux faisceaux 3G/4G a été dirigé vers les bâtiments cunicoles situés en contrebas. Date de l'ajout : octobre 2014. Haut les mains, peau de lapin, l'éleveur est persuadé de tenir un coupable.

En jaune, les trois espaces d'élevage de l'exploitation de Patrick Pilon, à Saint-Longis. Entourée en rouge, la direction de l'une des antennes Free ajoutées en octobre 2014. (CARTORADIO.FR - ANFR / FRANCEINFO)

Farfelu ? Personne n'a de meilleure explication. "La difficulté, c'est d'en apporter la preuve", se lamente le président de la chambre d'agriculture de la Sarthe, Michel Dauton. L'organisme a fait intervenir un géobiologue, dont le travail consiste à détecter les influences de l'environnement sur le vivant. Ce sourcier des temps modernes a mesuré les hyperfréquences et a détecté un niveau d'exposition "trop important", qui "peut s'expliquer par la présence d'une antenne-relais". Faute de fondement scientifique de la géobiologie, de telles conclusions ne suffisent pas. Et aucune parade efficace n'a été proposée à l'éleveur.

Connaîtra-t-on un jour le fin mot de l'histoire ? Pour Patrick Pilon, il est déjà trop tard. Son entreprise, qui a compté jusqu'à deux associés et trois salariés, meurt à petit feu. En redressement depuis mars 2018, elle doit être placée en liquidation judiciaire, jeudi 5 septembre. "Ma dignité en prend un coup, dit le Sarthois. Je vais me retrouver à la chaîne, à bosser à l'usine."

L'homme affable à la chemisette rayée est sous antidépresseurs. "A la maison, je ne parle que de mes soucis, à tel point que ma femme a l'impression de perdre son mari, confie-t-il. J'ai peur de ne jamais retrouver mon optimisme." La faillite de sa société va lui coûter 320 000 euros, qu'il va financer en vendant une large partie du patrimoine familial. "J'ai le sentiment de bouffer l'argent de ma femme et de mes enfants. Ma famille est impuissante devant cette descente aux enfers."

Après l'élevage, Patrick Pilon n'entend pas tourner la page. Il bataillera pour obtenir une indemnisation. Pour défendre son honneur, aussi, bafoué par les sceptiques. Dans son département, il affirme avoir identifié "trois autres élevages" aux difficultés similaires aux siennes. Il en appelle aux services de l'Etat, jusqu'ici restés discrets (une éventuelle saisine de l'Agence nationale des fréquences est à l'étude).

Doivent-ils prendre le risque de ne rien faire, même s'il existe un doute ?

Patrick Pilon, éleveur

à franceinfo

De son côté, la chambre d'agriculture évoque déjà "une montée en puissance des problématiques liées aux ondes électromagnétiques sur les élevages agricoles". Après avoir alerté la préfecture à ce sujet, son président appelle à "davantage d'intérêt et de respect" pour "le désarroi et la misère" de ces éleveurs.

Troupeau contaminé, hanté ou maltraité ?

Mi-août, la détresse avait rendez-vous en Bretagne. Stéphane Le Béchec a organisé un week-end d'alerte dédié aux ondes et aux "perturbations électromagnétiques majeures" observées sur sa ferme. Il a recensé 350 participants dans ses champs d'Allineuc (Côtes-d'Armor), dont "un tiers d'éleveurs" et un bon nombre de personnes électrosensibles. "On est tous convaincus que cette question est le prochain scandale sanitaire", lâche-t-il sous sa casquette.

Stéphane Le Béchec marche dans un champ où il vient de conduire ses vaches, le 21 août 2019, à Allineuc (Côtes-d'Armor). (YANN THOMPSON / FRANCEINFO)

Cet ancien menuisier moustachu de 51 ans affirme avoir perdu 200 veaux et vaches depuis son installation en janvier 2016. Son rêve d'enfance s'est transformé en cauchemar. "Au départ, j'ai culpabilisé face aux décès et aux niveaux de production de lait, mais j'ai vite vu que le comportement du troupeau n'était pas normal." Selon lui, ses animaux marchent mal, évitent certaines zones et n'hésitent pas à forcer les clôtures électriques. En février, il a cessé de vendre son lait, "par précaution". Au même moment, sa viande a été saisie à l'abattoir, car "elle ne séchait pas" et était "impropre à la consommation". Lui-même dit souffrir d'acouphènes et de vertiges.

D'où vient le mal ? "Pour moi, c'est un ensemble de facteurs", avance Stéphane Le Béchec, en menant ses vaches dans un champ de trèfles. Il pointe le doigt vers la ligne d'horizon, où se détachent deux antennes-relais, à un kilomètre de là. Il désigne une ligne à moyenne tension juste au-dessus de lui. "Il y a aussi un transformateur électrique à 300 mètres, une ancienne carrière, et puis des éoliennes à 10 kilomètres."

Lors du rassemblement qu'il a organisé, ce père de deux enfants a eu droit à d'autres théories. "Ici, les gens parlent beaucoup de magie noire, de mauvais sorts véhiculés par des failles d'eau souterraines, rapporte-t-il. On m'a même dit que ça pouvait être une vengeance par satellite." Stéphane Le Béchec préfère s'en tenir aux mesures réalisées par les géobiologues qui défilent chez lui. Il s'est lui-même initié à certaines techniques de détection d'ondes et a installé au sol des buses en béton qui, selon lui, absorbent des champs parasites. "J'ai une baguette en U qui tourne en cas de champ magnétique important."

Stéphane Le Béchec utilise sa baguette de géobiologie
Stéphane Le Béchec utilise sa baguette de géobiologie Stéphane Le Béchec utilise sa baguette de géobiologie

A la préfecture, on avance une explication bien différente. "Nous sommes persuadés que c'est un problème de conduite de l'élevage", explique le directeur départemental adjoint de la protection des populations, Virshna Heng. Le fonctionnaire décrit "des animaux en mauvaise santé, pas correctement traités", ainsi que des refus de l'éleveur de suivre certaines recommandations alimentaires et sanitaires. Des arguments rejetés en bloc par Stéphane Le Béchec, qui affirme que les rations préconisées ont bien été servies aux animaux et qu'elles ont même aggravé l'état du troupeau. Remonté contre l'Etat, l'éleveur a saisi la justice, l'an dernier, avec une plainte pour "négligence et mise en danger" de la vie d'autrui et "empoisonnement volontaire ou involontaire"

Selon Virshna Heng, les suspicions de courants parasites dans les élevages bretons ne sont fondées que dans 6% des cas. "Des éleveurs ne veulent pas se remettre en cause et ont tendance à dériver vers ce type d'explications." Et lorsque les problèmes électriques sont avérés, c'est généralement le fait d'une "mauvaise installation", dans la salle de traite par exemple. Des solutions, exposées dans ce document (PDF), existent alors pour les résoudre.

Dans certains cas, les éleveurs peuvent faire appel au Groupe permanent pour la sécurité électrique en milieu agricole (GPSE). Cette structure, composée de représentants de ministères, d'entreprises du secteur électrique et d'agriculteurs, a procédé à 18 interventions en trois ans. Seuls trois cas n'ont pu être résolus : deux concernent un agrandissement ou un déplacement d'étable, le troisième porte sur l'installation de huit éoliennes à proximité. "On n'y a mesuré aucun courant parasite", affirme le président du GPSE, Claude Allo. Pour lui, la clé du mystère est dans le sous-sol des trois sites, sur lesquels il faudrait lancer un programme de recherche.

Des humains en souffrance

Les éoliennes en question se trouvent en Loire-Atlantique, où le vent du scandale souffle depuis leur installation en 2012. L'une d'elles se trouve à 600 mètres de l'étable de Didier Potiron. "On en est à 330 morts et la situation continue d'empirer", affirme l'éleveur, installé à Puceul depuis trente ans. Il raconte comment, chez ses vaches laitières, "la production de lait a baissé, avec une chute de qualité". Céline Bouvet, dont l'exploitation bovine se trouve sur la commune voisine de Saffré, vit le même calvaire.

Les éleveurs eux-mêmes ont développé des insomnies, des maux de tête et des douleurs aux jambes. Ils ne sont pas les seuls : depuis avril, le CHU de Nantes suit une vingtaine de riverains disant souffrir de tels troubles.

Le principe de précaution doit primer : il faut procéder à un arrêt du site, avec une mise hors tension du câble souterrain de 22 000 volts qui relie les éoliennes.

Didier Potiron, éleveur

à franceinfo

Didier Potiron estime que les éoliennes pourraient être à l'origine de champs électromagnétiques conduits par le sol, riche en fer et en étain. "Les nuisances par le sol sont difficilement mesurables, regrette-t-il. Les scientifiques sont dépassés par les événements." La vingtaine d'expertises conduites depuis sept ans n'a pas permis de lever le trouble. Selon la dernière, dévoilée par la préfecture en juillet, "aucun élément ne permet, en l'état de la connaissance scientifique et des études conduites, d'établir le lien direct avec le fonctionnement du parc éolien".

La lumière viendra peut-être de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), qui a été saisie du dossier, en mai, par le gouvernement. De son côté, la préfecture prévoit de procéder à d'autres mesures électriques et électromagnétiques. Pas sûr, pour autant, que le voisinage retrouve le sommeil de sitôt.

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