Manifestations d'agriculteurs en Europe : comment expliquer ce mouvement qui prend de l'ampleur et gagne la France ?
Après l'Allemagne, la France. Plusieurs centaines d'agriculteurs ont bloqué des routes autour de Toulouse (Haute-Garonne), jeudi 18 janvier, pour alerter sur leurs difficultés et réclamer au gouvernement un soutien financier. Une dizaine d'entre eux a passé la nuit sur l'A64, où le trafic restait interrompu vendredi matin. Une preuve que la mobilisation en Occitanie ne faiblit pas : des centaines de tracteurs et de camions avaient déjà manifesté dans la "ville rose" mardi. L'exaspération des agriculteurs ne touche pas que cette région. Dans la Loire, en Mayenne et en Loire-Atlantique, des producteurs de lait se sont rassemblés devant des sites de Lactalis, jeudi, pour dénoncer les prix d'achat proposés par le groupe.
Les agriculteurs français ne sont pas les seuls à être bousculés par des événements climatiques extrêmes, la flambée de leurs coûts de production et les conséquences commerciales de la guerre en Ukraine. Des milliers d'agriculteurs ont ainsi bloqué Berlin (Allemagne), lundi, pour protester contre la fin progressive d'un avantage fiscal sur le gazole agricole, après des semaines de manifestations un peu partout dans le pays. Les images des avenues de la capitale allemande envahie par des tracteurs ont fait le tour du monde. Mardi, les fermiers roumains ont repris leur propre mobilisation contre le coût des carburants, le prix des assurances et les normes environnementales, rapporte l'agence Reuters . Début janvier, ce sont des fermiers polonais qui bloquaient les importations de grains à un poste-frontière avec l'Ukraine.
Les règles de l'UE et les normes environnementales comme épouvantails
Si les motivations précises varient selon les pays, certains voient dans cette suite de manifestations l'expression d'une "exaspération" globale des agriculteurs européens, selon les mots à l'AFP de Christiane Lambert, aujourd'hui présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l'Union européenne. "Il y a une surchauffe réglementaire, la Commission européenne veut passer des textes en force avant les prochaines élections européennes", dénonce l'ancienne patronne de la FNSEA, le principal syndical agricole français. "Tous les fermiers européens n'ont pas les mêmes problèmes, mais ils ont commun de dépendre largement de l'Union européenne pour des subventions, ce qui, en retour, veut dire qu'ils doivent se conformer aux normes et conditions de l'UE", observe auprès de franceinfo Kai Arzheimer, professeur de sciences politiques à l'université de Mayence (Allemagne).
L'expression la plus spectaculaire de cette tendance est certainement la percée du Mouvement agriculteur citoyen (BBB) lors des élections locales néerlandaises de mars 2023. Ce parti agrarien populiste avait alors récolté presque 32% des suffrages, du jamais vu. La colère des agriculteurs était partie d'un plan du gouvernement visant à réduire les surfaces exploitables et interdisant l'utilisation de l'azote pour les cultures, au nom de la protection de l'environnement. "Ce plan a poussé une partie de la population rurale à se mobiliser, au-delà des agriculteurs, parce qu'elle a eu l'impression que son mode de vie était menacé", note Kai Arzheimer. Une perspective qui inquiète les dirigeants européens.
Un milieu bien organisé aux nombreux relais politiques
En France, Emmanuel Macron a demandé au gouvernement d'être attentif aux revendications des agriculteurs, voyant dans leur mouvement un écho de celui des "gilets jaunes", selon Politico. Le chef de l'Etat semble avoir entendu le message de certaines organisations agricoles. Mardi, lors de sa conférence de presse à l'Elysée, il a pointé du doigt "trop de normes inutiles qui découragent les entrepreneurs, les industriels, les commerçants, les agriculteurs, les artisans, les maires, ceux qui font", promettant une simplification.
Cette attention du pouvoir s'explique en partie par la bonne image dont bénéficient les agriculteurs. Fin 2023, un sondage de l'Ifop observait ainsi que 85% des Français interrogés pensaient que la profession "jouait un rôle majeur dans l'alimentation", et 56% demandaient à l'Etat de lui accorder un soutien financier plus fort. "Les gens ont une image positive des agriculteurs dans toute l'Europe, car nous voulons tous bien manger, acquiesce le politiste allemand Kai Arzheimer.
"Les fermiers et leur travail sont une partie intégrante de l'identité nationale, ils sont vus comme essentiels pour nourrir nos pays."
Kai Arzheimer, professeur de sciences politiques à l'université de Mayenceà franceinfo
Les agriculteurs, s'ils ne représentaient en 2019 que 1,5% de la population active en France selon l'Insee, sont aussi particulièrement bien structurés autour de grandes organisations professionnelles. Et savent utiliser la manifestation comme mode d'action "pour obtenir des concessions des gouvernements", rappelle Kai Arzheimer. "Un peu comme les médecins, les fermiers sont un petit groupe extrêmement bien organisé qui dispose d'importants relais politiques. C'est le cas en Allemagne, notamment avec les partis de centre-droit", détaille le spécialiste.
Les conservateurs du Parti populaire européen (PPE), groupe le plus représenté au Parlement européen, se sont ainsi érigés en défenseurs des agriculteurs au cours des derniers mois, rapporte Politico. Le PPE s'est récemment attaqué à plusieurs mesures du Pacte vert européen, dont la loi de restauration de la nature, qui vise à protéger certains écosystèmes ou les ramener à leur état naturel. Ce revirement politique pourrait remettre en cause les objectifs climatiques de l'UE, qui vise la neutralité carbone d'ici à 2050.
Le spectre d'une récupération par l'extrême droite
Au-delà de la colère des agriculteurs, c'est sa récupération par l'extrême droite qui inquiète certains gouvernements. En Allemagne, samedi, le chancelier Olaf Scholz a mis en garde contre les manipulations des "extrémistes" qui "méprisent tout compromis et empoisonnent tout débat démocratique". Le parti d'extrême droite AFD, au plus haut dans les sondages, tente de capitaliser sur les manifestations outre-Rhin en les transformant en mouvement global contre le gouvernement de centre-gauche, souligne The Guardian .
Une situation qui a poussé l'Association des agriculteurs allemands, le principal syndicat du secteur, à prendre ses distances. "Nous ne voulons pas de groupes de droite et radicaux qui désirent renverser le gouvernement lors de nos manifestations. (...) Nous sommes des démocrates", s'est indigné son président, Joachim Rukwied, dimanche, auprès du journal Bild, cité par la Deutsche Welle. Le message sera-t-il entendu ? "Je ne crois pas à une révolte menée par l'AFD, prédit Kai Arzheimer. Le plus probable, c'est que les agriculteurs travaillent avec le gouvernement pour obtenir ce qu'ils souhaitent."
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