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Enquête franceinfo Agriculture : pourquoi la France est-elle en retard sur ses objectifs de conversion bio ?

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Un agriculteur bio passe une herse avec son tracteur sur un champ de son exploitation à Avignon (Vaucluse), le 15 septembre 2020. (SANDRINE MULAS / HANS LUCAS / AFP)

Passer de 6,5% à 15% de surfaces agricoles en bio au cours du quinquennat ? Le gouvernement en rêvait, mais divers freins psychologiques, techniques ou encore économiques rendent cet objectif irréaliste.

"A chaque fois qu'un objectif est affiché par le ministère de l'Agriculture, il n'est jamais atteint." A l'heure du dernier ramassage des œufs avant la nuit, Etienne Gangneron, éleveur et cultivateur bio installé à Vasselay (Cher), près de Bourges, met les pieds dans le plat. Le vice-président de la FNSEA en charge de l'agriculture biologique estime que la France n'atteindra pas son objectif de passer de 6,5% à 15% de surfaces agricoles en bio entre 2017 et 2022.

Fin 2019, 8,5% des terres étaient consacrées à une production en conversion ou déjà certifiée agriculture biologique (AB). "On sera probablement autour de 9,5 ou 10% pour l'année 2020", prédit Guillaume Riou, le président de la Fédération nationale d'agriculture biologique (Fnab), lui aussi pessimiste. Au regard des dynamiques en cours, un rapport sénatorial publié l'an dernier invitait d'ores et déjà le gouvernement à renommer son plan Ambition bio 2022 "Ambition bio (au mieux) 2026". 

Après l'échec du Grenelle de l'environnement de 2008, qui visait les 15% de surfaces en bio dès 2013, la France risque une nouvelle fois de manquer sa cible. Si les terres bio sont en progression forte et constante depuis 2008, les agriculteurs français dits "conventionnels" restent confrontés à divers freins qui empêchent des conversions plus massives.

Un frein psychologique

Pas facile de se tourner vers l'agriculture biologique, moins productive, quand on a été bercé par le culte du rendement. "C'est le principal frein, estime Guillaume Riou, le patron de la Fnab, cultivateur et éleveur de vaches maraîchines à Marigny (Deux-Sèvres). Cela fait soixante ans qu'on travaille sous l'égide de la performance quantitative, à viser les 100 quintaux par hectare de blé ou les 10 000 litres de lait par vache. C'est dur d'opérer un changement culturel." 

Face aux préoccupations sanitaires et environnementales de la société, les agriculteurs ont modifié leur regard sur le bio, longtemps méprisé. "Mais diviser par deux ses récoltes de blé ne stimule pas encore tout le monde, reconnaît Philippe Henry, président de l'Agence bio, le groupement d'intérêt public consacré à la filière. Le monde de la viticulture a pourtant montré le chemin, avec un passage réussi d'une culture de la quantité à une culture de la qualité."

Certains agriculteurs restent attachés aux rendements du conventionnel, qui ont permis de nourrir la France après la Seconde Guerre mondiale et qui sont aujourd'hui nécessaires, selon eux, à la reconquête de la souveraineté alimentaire française. Ils peuvent dès lors juger le bio "incompatible avec la fonction nourricière de l'agriculture", décrit Stéphane Bellon, ingénieur à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

Les blocages subsistent aussi dans les détails, comme "l'image de ce qu'est un beau champ", ajoute Philippe Henry, qui produit céréales, pommes de terre, viande bovine et œufs à Vallois (Meurthe-et-Moselle).

"Un de mes voisins m'a dit : 'Je ne supporterais pas d'avoir des mauvaises herbes dans mon champ'."

Philippe Henry, agriculteur, président de l'Agence bio

à franceinfo

Des efforts restent à faire pour changer les mentalités, y compris au niveau de la formation initiale. Dans son rapport de janvier 2020, le Sénat a pointé le fait que l'agriculture biologique "n'a pas encore trouvé une place suffisante dans les programmes des différents niveaux d'enseignement agricole". Signe encourageant : les nouvelles générations affichent une plus forte appétence pour le bio que leurs aînés. Près de la moitié de ces derniers atteindront l'âge de la retraite dans les prochaines années et n'ont pas forcément envie d'une nouvelle aventure d'ici là.

Un frein technique

Adieu les pesticides pulvérisés à grande échelle, bonjour le désherbage au tracteur ou à l'huile de coude. "La conversion bio implique de réinventer ses modes de production, souligne Julien Fosse, chef de projet agriculture à France Stratégie. Il faut revoir ses techniques de travail et appliquer de nouvelles méthodes à son exploitation, sans recette type, ce qui constitue une prise de risque réelle pour un exploitant."

Passer à l'agriculture biologique représente un saut dans l'incertain. "On vous demande de renoncer à des insecticides sans pour autant vous livrer des alternatives solides de luttes contre les parasites, déplore Etienne Gangneron, le "monsieur bio" de la FNSEA. La filière bio est très en retard en matière de recherche et développement, il y a un gros travail à faire sur les variétés, les rotations de cultures, les interactions entre les plantes, etc."

"La recherche en bio est un défi majeur pour attirer les agriculteurs."

Etienne Gangneron, agriculteur et vice-président de la FNSEA

à franceinfo

Ce manque d'innovation laisse les agriculteurs bio "exposés à des fragilités aux effets redoutables", notamment face aux aléas climatiques ou environnementaux, selon le rapport du Sénat publié l'an dernier. En attendant les progrès de la recherche, les co-rapporteurs Alain Houpert (LR) et Yannick Botrel (PS) appelaient alors les pouvoirs publics à "systématiser les prestations de conseil" pour mieux accompagner les agriculteurs en conversion.

Divers acteurs de terrain, comme les chambres d'agriculture ou les Civam, des collectifs ruraux de transition agro-écologique, apportent déjà un soutien technique lors des conversions. Mais l'appui plus régulier de voisins peut faire défaut. "Il faut reconstruire ses réseaux professionnels, souligne Stéphane Bellon, de l'Inrae. Un agriculteur près d'Avignon me disait ainsi qu'au sein de son syndicat, l'exploitant bio le plus proche se trouvait à 50 km de chez lui."

Un frein financier

Dans la majorité des cas, malgré des rendements en baisse et des besoins accrus en main-d'œuvre, la bascule vers l'agriculture biologique s'avère être une bonne affaire pour les exploitants. En août 2020, une note de France Stratégie (en PDF) a conclu à "un gain économique" par rapport aux exploitations conventionnelles. Deux raisons principales : les agriculteurs font des économies d'achats d'engrais et de produits phytosanitaires et ils vendent leur production à un prix plus élevé. 

De plus, durant les cinq premières années, des aides publiques à la conversion visent à compenser les faibles prix de vente, qui restent indexés sur le conventionnel le temps de la conversion avant l'obtention du label AB, et les coûts d'adaptation des exploitations. Malgré ces belles promesses économiques, le total des nouvelles surfaces entrant en conversion chaque année stagne depuis 2016.

Les retards des aides entre 2015 et 2019, parfois versées trois ans plus tard que prévu, ont mis en péril certaines exploitations et ont constitué "un mauvais signal", selon Philippe Henry, le patron de l'Agence bio. "Les responsables politiques ont tardé à résoudre ces problèmes, regrette Guillaume Riou, le président de la Fnab. La transition écologique n'est pas encore une priorité."

"Les retards de paiement des aides ont freiné des conversions."

Guillaume Riou, agriculteur et président de la Fédération nationale de l'agriculture biologique

à franceinfo

Aides ou pas, dans certains cas, le jeu n'en vaut pas la chandelle. En 2015, lorsqu'elle a rejoint l'exploitation de ses parents à Marsac-sur-Don (Loire-Atlantique), Fanny Perrigaud a mené une étude économique avec sa coopérative laitière pour passer en bio. "On a dû abandonner l'idée parce qu'on n'avait pas assez de surfaces pour assurer le pâturage et l'alimentation de notre troupeau, regrette la jeune trentenaire. On aurait pu réduire le nombre de bêtes, mais les prix du lait bio n'auraient pas permis de couvrir nos charges de main-d'œuvre et les annuités liées à l'achat récent de notre robot de traite. On aurait aussi dû investir 200 000 euros en boviducs pour permettre aux vaches de rejoindre les champs en passant sous les routes."

L'impossibilité technique de passer en bio concerne environ 20% des agriculteurs conventionnels, estime Guillaume Riou. "Même si la transition est rentable à moyen terme, elle peut ne pas être mise en œuvre lorsque les coûts de transition sont trop élevés, reconnaît Julien Fosse, coauteur de la note de France Stratégie. Et pour ceux qui se lancent, les premières années peuvent être difficiles. Quand on connaît les difficultés financières de beaucoup d'agriculteurs conventionnels, prendre le risque de perdre de l'argent pendant la conversion est un obstacle."

Un frein commercial

Produire bio, c'est bien ; pouvoir écouler sa production, c'est mieux. "Une conversion implique de trouver des installations de stockage bio, des filières de transformation et des débouchés, souligne Julien Fosse, de France Stratégie. Certaines filières sont plus en avance que d'autres." La filière du porc est l'une des plus à la traîne, avec moins de 2% du cheptel des truies en bio. "Il n'y a presque que le jambon qui est valorisé en porc bio, explique Etienne Gangneron, pour la FNSEA. Le reste des carcasses est écoulé en conventionnel, faute de débouchés en bio."

Même si les filières se développent vite, elles restent soumises à une grande incertitude. "On ne sait pas jusqu'où va aller la progression de la demande des consommateurs, s'inquiète Damien Houdebine, secrétaire national de la Confédération paysanne en charge du bio. Que se passera-t-il le jour où la demande se tassera ?" L'augmentation de la production bio conjuguée à un ralentissement de la demande pourrait entraîner une chute des cours et remettre en cause le modèle économique de l'agriculture biologique. La concurrence des produits bio des pays étrangers où la main-d'œuvre coûte moins cher qu'en France est aussi une source de préoccupation.

Pour réduire la dépendance des agriculteurs bio aux prix du marché, le rapport sénatorial rendu en 2020 réclame "un système de soutien public plus adapté à la rémunération des services environnementaux des agriculteurs". Il ne s'agirait plus seulement de verser des aides pour compenser les coûts de conversion, mais également de payer les exploitants pour le "bien public engendré par le bio""On a bon espoir que la nouvelle Politique agricole commune prévoie des paiements pour services environnementaux bio, dit Philippe Henry, de l'Agence bio. Ce serait un excellent signal pour aider les conversions."

Sollicité pendant plus d'une semaine, le ministère de l'Agriculture n'a pas donné suite à nos demandes dans le cadre de cette enquête.

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