L'article à lire pour comprendre le débat sur l'annulation de la dette
La question divise les économistes : les uns affirment que la manœuvre est le meilleur remède pour éviter un retour à l'austérité ; les autres dénoncent une mesure contre-productive.
La solution paraît tellement simple. Puisque le taux d'endettement de la France pulvérise tous les records – il pourrait bondir de 98,1% du PIB fin 2019 à 122,4% fin 2021 −, pourquoi ne pas effacer l'ardoise d'un simple coup de chiffon ? Cette idée, défendue depuis longtemps par des personnalités politiques de gauche, séduit désormais un grand nombre d'économistes.
Plus de 150 experts européens réputés, dont Thomas Piketty et l'ancien ministre belge Paul Magnette, viennent ainsi de lancer un appel pour l'annulation des dettes publiques détenues par la Banque centrale européenne (BCE). Mais cette proposition radicale est loin de faire l'unanimité. Des économistes, aussi bien libéraux que très à gauche, dénoncent une fausse bonne idée. Et les responsables des institutions financières opposent un non ferme et définitif à cette option. "L'annulation est inenvisageable", a coupé court Christine Lagarde, la patronne de la BCE, début février.
Mais pourquoi ce débat divise-t-il tant les économistes ? La perspective d'un grand soir de la dette est-elle une solution plausible ? Pourquoi des experts réputés très à gauche s'y opposent-ils ? Franceinfo fait le point sur les arguments des pour et des contre ainsi que sur ce que dit la réglementation.
Comment un Etat s'endette-t-il ?
Lorsque la France a besoin d'emprunter, elle émet des titres de dette sur les marchés financiers. Des investisseurs privés prêtent alors à l'Etat de l'argent en échange de ces titres. En retour, celui-ci s'engage à payer des intérêts annuels et à rembourser la somme prêtée au terme d'une certaine période pouvant aller de quelques mois jusqu'à cinquante ans.
La France est aujourd'hui endettée à hauteur de près de 2 700 milliards d'euros. Cette somme dépasse notre produit intérieur brut annuel (PIB), c'est-à-dire la valeur totale des richesses que nous générons chaque année. Avant la pandémie de Covid-19, la France était parvenue à stabiliser son taux d'endettement à un peu moins de 100% de son PIB.
Mais l'effet combiné des aides étatiques pour faire face à la crise économique et de la baisse d'activité a fait bondir ce taux en 2020. Au mois de septembre, il a atteint le chiffre record de 116,4% du PIB.
Quel est l'intérêt d'annuler la dette ?
Notre dette n'est plus seulement détenue par des investisseurs privés. Depuis 2015, la BCE et les banques centrales nationales (comme la Banque de France ou la Bundesbank en Allemagne) rachètent les titres de dette des Etats auprès des acteurs privés (banques, assureurs, fonds d'investissement...). Au total, près de 3 245 milliards d'euros d'emprunts ont ainsi été rachetés, dont 768 milliards en lien avec le Covid-19.
Or les banques centrales nationales (BCN) ont pour unique actionnaire leur Etat. Quant à la BCE, il s'agit d'une filiale des BCN. Cela veut donc dire que nous devons désormais une certaine part de notre dette à nous-mêmes. Et c'est ce qui fait dire à certains économistes que nous pourrions donc décider d'effacer notre propre ardoise. La manœuvre offrirait à la France un rabot de près de 626,7 milliards d'euros, soit près d'un quart de notre dette.
Mais ça ne coûterait rien à la France ?
Derrière le raisonnement des pro-annulation, il y a aussi l'idée que les banques centrales ne peuvent pas faire faillite. Ce sont en effet ces institutions qui créent la monnaie. Donc par définition elles ne peuvent pas manquer d'argent. En réalité, l'effacement de la dette ne serait pas une opération blanche. Car les banques centrales versent des dividendes à leurs Etats actionnaires. Or, si les dettes sont annulées, elles ne seront plus en mesure de le faire.
"Les partisans de l'annulation [expliquent] que la Banque de France peut faire des pertes, cela n'a pas d'importance car elle ne fera pas faillite. C'est vrai, explique la cheffe économiste du Trésor Agnès Bénassy-Quéré dans Le Parisien. Sauf qu'avec des fonds propres négatifs, elle ne versera plus annuellement à l'Etat les milliards d'impôts sur les sociétés et dividendes. Il faudra trouver cet argent ailleurs." En 2019, cette manne financière avait rapporté six milliards d'euros à la France.
Est-ce une alternative à l'austérité ?
Les partisans de l'annulation affirment que leur solution est pourtant la seule qui puisse nous prévenir du retour des politiques d'austérité. Si, pour l'heure, les règles européennes sont suspendues, dont celle limitant le déficit public à 3% du PIB et la dette à 60%, leur retour sera discutée dès la mi-2021. Or les défenseurs de la stratégie de l'effacement ne croient pas au discours du ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, qui affirme que la croissance suffira à rétablir l'équilibre des finances publiques.
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste à la Sorbonne et membre de l'institut Veblen, un cercle de pensée marqué à gauche, si la dette n'est pas annulée, les Français seront alors exposés à deux risques majeurs : "Celui d'un retour à l'austérité souhaitée par les partisans de règles budgétaires qui ont bridé l'économie de la zone euro pendant deux décennies [et] celui de nouvelles hausses d'impôts qui, sous prétexte de rembourser la dette, assommeraient ménages et entreprises, et ralentiraient la reprise".
Où est le problème alors ?
Pour d'autres économistes, dont certains tout aussi marqués à gauche, la stratégie de l'effacement serait en réalité peu utile. Henri Sterdyniak, pourtant fervent opposant à la "doctrine néolibérale", juge que l'annulation de la dette détenue par les banques centrales aurait le même effet qu'"un coup d'épée dans l'eau". Elle serait même contre-productive. Car les rachats massifs des emprunts opérés par les banques centrales permettent de maintenir les intérêts au plus bas, voire en dessous de zéro. La France a en effet pu emprunter à des taux négatifs en 2020. Ce qui veut dire que les marchés financiers sont prêts à payer pour prêter leur argent.
Résultat, la dette publique, bien que grandissante, coûte de moins en moins cher à l'Etat. D'après La Croix, "la France ne devrait ainsi payer 'que' 35,8 milliards d'euros d'intérêts en 2020". C'est 10 milliards de moins par rapport à une décennie plus tôt. Certains économistes pensent même qu'il faut en profiter pour s'endetter davantage. Dans une étude publiée fin janvier, les experts de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) appellent ainsi à doubler le plan de relance de 100 milliards d'euros supplémentaires.
Quels seraient les autres inconvénients ?
Pour beaucoup d'experts, le choix de l'annulation conduirait aussi à priver les Etats européens de ces facilités de financement. Un éventuel effacement de la dette, même cantonné aux seules créances détenues par les banques centrales, pourrait braquer les investisseurs privés. "La raison pour laquelle les taux d'intérêts sont à zéro, c'est parce que le marché financier est absolument persuadé que cette dette sera remboursée. (...) Donc si cette dette n'est pas remboursée, on n'aura plus cette possibilité dans le futur", avertit le prix Nobel d'économie Esther Duflo.
Une perspective qui pourrait conduire au scénario du pire. "Si demain les investisseurs refusent d'acheter nos titres de dette, alors nous ne pourrons plus rembourser nos emprunts déjà contractés. Car chaque année, nous payons nos dettes avec de nouveaux crédits", rappelle François Ecalle, ancien magistrat à la Cour des comptes et président de l'association Finances publiques et économie (Fipeco), interrogé par franceinnfo.
Est-ce légal d'effacer une dette publique ?
Pour les responsables des institutions financières, la réponse est non. "Nous n'en avons pas le droit", affirmait ainsi Agnès Bénassy-Quéré dès le mois de janvier. "Ce serait une violation du traité [de Lisbonne] qui interdit strictement le financement monétaire des Etats", a confirmé Christine Lagarde, la présidente de la BCE, début février.
Les partisans de l'annulation sont moins catégoriques. Selon eux, la manœuvre ne serait pas interdite stricto sensu, mais ils reconnaissent qu'elle a de grandes chances d'être interprétée comme "contraire à l'esprit du traité". La seule solution serait dès lors de réécrire les textes. Mais cela implique que tous les pays membres valident ce choix. Mais tous les Etats de la zone euro ne sont pas égaux face à la dette...
Certains membres de l'UE y sont d'ailleurs opposés, à commencer par l'Allemagne. Traumatisé par les années 1920, période durant laquelle les citoyens allemands payaient leur pain avec des brouettes de billets, Berlin a toujours refusé que les Etats de la zone euro puissent se financer directement auprès des banques centrales.
Qu'en pensent les politiques ?
L'issue du débat pourrait bien se jouer pendant la campagne présidentielle, qui approche à grands pas. Plusieurs hommes politiques en ont déjà fait un marqueur. Le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a même préparé le terrain. Une proposition de résolution pour annuler la dette a ainsi été déposée par les députés LFI à l'Assemblé nationale au mois de mai. L'ex-ministre Arnaud Montebourg, qui se rêve à la tête d'une coalition transpartisane, s'est également approprié le sujet : "Est-ce qu'une telle dette publique est soutenable ? La réponse est non", a tranché l'ancien socialiste dans L'Obs.
Si les partisans de l'effacement de la dette parviennent à convaincre l'opinion, les marchés financiers pourraient d'ailleurs ne pas attendre l'issue du scrutin pour réagir. Ce scénario s'est déjà produit pendant la campagne de 2017. "Les taux d'intérêts avaient connu un sursaut dans le courant des mois de janvier et février, lorsqu'il était devenu quasi-certain que Marine Le Pen serait au second tour", rappelle François Ecalle. Or si les taux devaient remonter demain, la charge de la dette deviendrait beaucoup moins soutenable. Et les partisans d'une annulation pourront alors se targuer d'avoir eu raison avant tout le monde.
J'ai eu la flemme de tout lire, vous me faites un résumé ? ;)
Près d'un quart de notre dette est détenue par la Banque de France et la Banque centrale européenne (BCE), qui sont des organismes publics. Des économistes et des hommes politiques, plutôt de gauche, affirment que nous pouvons annuler ces crédits. Selon eux, cette solution serait la seule qui puisse empêcher un retour des politiques d'austérité.
En face, d'autres économistes, dont certains tout aussi marqués à gauche, dénoncent une idée contre-productive. Car grâce aux rachats massifs des emprunts opérés par les banques centrales, la dette n'a jamais été aussi peu coûteuse. Et annuler des crédits pourrait braquer les investisseurs privés. Ce qui entraînerait une hausse des taux.
C'est l'élection présidentielle de 2022 qui pourrait finalement décider de l'issue de ce débat. Plusieurs prétendants à l'Elysée ont déjà fait de l'annulation de la dette un de leurs marqueurs. Mais quand bien même le prochain président serait favorable à l'annulation, cette décision ne se prendra pas seul. L'opération demanderait probablement de modifier les traités européens. Mais plusieurs pays, dont l'Allemagne, ne sont pas d'accord.
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