On vous explique pourquoi les agriculteurs sont remontés contre les centrales d’achat européennes

Critiquées et accusées de contourner les lois Egalim, les centrales d'achat européennes sont au cœur des revendications des producteurs.
Article rédigé par franceinfo
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Une cinquantaine d'agriculteurs de la Confédération paysanne bloquent l'accès à la centrale d'achat des magasins Leclerc de l'Ouest de la France, à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), le 30 janvier 2024. (ESTELLE RUIZ / HANS LUCAS / AFP)

"C'est plus que de l'inquiétude, c'est une peur." Dans un rayon d'une grande surface du Nord, François Moreau, membre de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), interrogé par France 2, ne cache pas sa crainte des centrales d'achat européennes. Dans la course au prix le plus bas, dans un contexte d'inflation, à laquelle se livrent les acteurs de la grande distribution, ces centrales tiennent une place primordiale.

"Il y a un sujet sur les centrales européennes d’achat : cette préoccupation du revenu est évidemment européenne, et on mènera donc un combat pour que les agriculteurs européens soient mieux protégés face aux géants", a également affirmé Gabriel Attal, jeudi 1er février. Cette méthode est notamment accusée d'aider à contourner les lois Egalim, raison pour laquelle Emmanuel Macron a assuré avoir demandé à la présidente de la Commission européenne, jeudi à Bruxelle, "de mettre en place un Egalim européen". Franceinfo vous explique pourquoi les centrales d'achat sont dans le viseur des agriculteurs français.

1 Qu'est-ce qu'une centrale d'achat ?

Selon le site Infonet, spécialisé sur le monde de l'entreprise, une centrale d'achat "est une structure dont le rôle est d’acheter des produits en gros pour ses adhérents. L’objectif est d’obtenir des prix intéressants. Pour cela, elle recherche des fournisseurs et négocie le prix avec eux." Les centrales d’achat sont souvent spécialisées dans un secteur d’activité. "Cette structure travaille pour la grande distribution", complète Xavier Hollandts, professeur de stratégie à la Kedge Business School et spécialiste des questions agricoles. "Une équipe d’acheteurs reçoit des instructions de sa direction générale pour trouver les bons fournisseurs, capables d'assurer la continuité et la disponibilité des produits, tout en achetant au meilleur prix, ce qui lui permettra de revendre et faire la marge fixée par la direction générale", précise-t-il.

Il existe des centrales d'achat purement françaises comme Envergure, créée en 2018 et qui rassemble Carrefour, Système U, Cora et Match, ou encore Auxo, montée en 2021 par Intermarché et Casino. Mais ces mêmes groupes font également partie de centrales d'achat basées dans d'autres pays européens : Eurelec pour Leclerc, basée à Bruxelles, Eureca pour Carrefour, basée à Madrid, ou encore Everest pour Système U, basée aux Pays-Bas.

2 Quel est l'intérêt d'une centrale d'achat européenne pour les distributeurs ?

Pourquoi chercher hors de nos frontières ce qui existe déjà chez nous ? La réponse est simple : "L'union fait la force", assure sur BFM Business Boris Ruy, avocat chez Fidal, spécialiste de la concurrence et de la distribution. Les acteurs de la grande distribution justifient ces alliances européennes pour lutter face aux mastodontes industriels que sont Unilever, Nestlé ou Coca-Cola, comme l'explique le PDG de Système U, Dominique Schelcher, sur BFMTV.

"On met nos quantités d'achats ensemble avec les Allemands et les Hollandais pour peser face à des groupes pour qui la France n'est pas grand chose."

Dominique Schelcher, patron de Systeme U

à BFMTV

"Nous avons des systèmes d’alliance qui nous rendent pertinents, qui nous permettent de faire des prix intéressants, mais aussi qui nous permettent de créer, par exemple, des filières internationales de riz sans OGM. Il faut être plusieurs pour faire cela", justifie aussi le président des centres E.Leclerc, Michel-Edouard Leclerc, dans Le Figaro.

Mais ces centrales d'achat européennes poursuivent également un but plus lucratif. "Les achats en volume sont plus importants quand on négocie au niveau européen, cela permet de tirer les prix vers le bas, éclaire Xavier Hollandts. Les enseignes peuvent profiter des différences de coûts de production entre les pays. Par exemple, en Allemagne, la présence de travailleurs détachés polonais dans la filière porc offre un coût du travail sensiblement plus bas qu'en France."

3 Pourquoi les agriculteurs français les ciblent-ils ?

Les agriculteurs sont déjà très remontés contre les centrales d'achat françaises. Ils dénoncent ces  "prédateurs de la valeur", "où s'exerce [une] pression sur [les] prix". Certaines actions ont déjà eu lieu mardi, à l'initiative de la Confédération paysanne, "en Loire-Atlantique, Isère et Vaucluse", comme l'assure le syndicat sur le réseau social X. Mais, ils redoutent encore plus ces centrales d'achat basées à l'étranger. 

Dans les limites de l'Hexagone, "l'encadrement est plus fort" avec la loi Egalim, qui est censée "sanctuariser le revenu des agriculteurs", observe Xavier Hollandts. Mais dans les centrales d'achat européennes, "c'est le droit du lieu de négociation qui s'applique, même si ça porte sur des produits français", note-t-il. 

"C’est une corde supplémentaire à leur arc, un moyen de maintenir la pression sur les industriels et les fournisseurs de l’agro-alimentaire, une menace pour contourner la loi Egalim en étant à la frontière de l’illégalité."

Xavier Hollandts, spécialiste des questions agricoles

à franceinfo

Ces centrales d'achat européennes sont aussi dans le viseur du monde politique. La sénatrice Anne-Catherine Loisier (Union centriste) pointe, sur Public Sénat, des "pratiques préoccupantes". "Elles seraient devenues le support de pratiques commerciales dont l’intérêt pour les distributeurs va bien au-delà du groupement d’achats, et elles leur permettraient de s’affranchir du cadre des négociations défini par les lois Egalim et d’imposer des contraintes parfois abusives pour les fournisseurs au regard du droit français", alerte l'élue de la Côte-d’Or. "Ces pratiques poussent à l’agonie le monde agricole et, passez-moi l’expression, n’ont qu’une ambition : serrer le kiki des agriculteurs, pour les pousser au plus bas dans leurs retranchements dans une spirale négative et infernale de la réduction des marges", conclut, toujours sur Public Sénat, Pierre-Jean Rochette, sénateur (Les Indépendants) de la Loire.

 

4 Les distributeurs sont-ils hors la loi ?

"La loi Egalim ne s’appliquant que sur les centrales d’achat opérant sur le territoire national, est-il normal que la grande distribution française passe sciemment par ces centrales d’achat européennes dans le seul but d'en contourner les effets ?", s'interroge Xavier Hollandts. Pointés du doigt, les patrons des grandes enseignes se défendent. Le patron de Système U, Dominique Schelcher, a "formellement" démenti, mardi, "toute volonté de détourner la loi française avec nos partenariats européens". Système U, qui a rejoint Everest, "un partenariat existant monté par une coopérative allemande (...) et des Hollandais", selon son dirigeant, assure que dans les contrats signés par cette centrale, "on écrit qu'on s'engage à respecter les éléments essentiels de la loi Egalim".

Pour garantir le respect d'Egalim, le gouvernement va agir, a promis le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, mercredi sur CNews et Europe 1. "Je vais lancer des contrôles spécifiques sur les centrales d'achat européennes pour m'assurer qu'il n'y a pas de contournement des règles de la loi Egalim", a-t-il assuré. Les contrôles sont effectués par les agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Des sanctions contre quatre groupes industriels ont été lancées par Bruno Le Maire. Si l'infraction est constatée, la sanction peut aller jusqu'à 2% du chiffre d'affaires.

Par le passé, des contentieux ont déjà eu lieu. Le ministère de l'Economie avait assigné en justice Leclerc en 2019, lui réclamant plus d'une centaine de millions d'euros d'amende, pour avoir utilisé sa centrale d'achat européenne afin de "contourner la loi française et imposer des baisses de tarifs très importantes, sans aucune contrepartie, à certains de ses fournisseurs", avait assuré Bercy. Mais sur cette question des centrales d'achat à l'échelle européenne, l'UE a également son mot à dire. En décembre 2022, la Cour européenne de justice a ainsi rendu un arrêt "qui empêche l'action du ministère de l'Economie contre ce type de structures", rappellent Les Echos.

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