"Ce n'est pas parce qu'on transpire plus qu'on gagne plus" : étouffant sous la canicule, les livreurs à vélo racontent leurs conditions de travail
Déjà précaires, les coursiers à vélo voient la pénibilité de leur travail grimper en flèche en même temps que le mercure.
"En ce moment, je ne travaille que le soir. Le midi, ce n'est même pas la peine ! Je suis d'origine irlandaise : cinq minutes au soleil suffisent pour que je devienne rouge écrevisse." A l'autre bout du fil, Cyril Jeanpierre semble fatigué à la simple évocation de la température extérieure : 38 °C ce mercredi 24 juillet dans les rues de Dijon (Côte-d'Or), qu'il arpente en pédalant de 19 heures à 23 heures, avec un sac siglé Uber Eats sur le dos.
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Comme ce coursier de 33 ans, de nombreux livreurs à vélo parcourent les routes des grandes villes de France pour répondre aux commandes de repas au domicile de particuliers, passées depuis les applications Deliveroo ou encore Uber Eats. Déjà précaire, leur travail est rendu harassant par la canicule, comme l'expliquent certains de ces auto-entrepreneurs à franceinfo.
"L'été, jusqu'à 60 heures pour gagner 300 euros"
"En attendant que la nuit tombe, j'essaie de me cacher du soleil au maximum", continue Cyril Jeanpierre. Le trentenaire raconte parfois "supplier l'algorithme" de lui attribuer une commande à livrer. "Pas tant pour l'argent que pour le plaisir de ressentir un courant d'air en roulant. Même chaud, le vent nous fait du bien", développe-t-il. Malheureusement, avec les fortes chaleurs et les départs en vacances, les demandes de repas chauds livrés à domicile ont tendance à se faire plus rares durant l'été.
"Il y a moins de commandes, et presque toujours autant de livreurs. En hiver, on peut gagner 500 euros en une semaine en travaillant 35 heures. Là, avec l'été, je dois travailler entre 50 et 60 heures pour gagner 300 euros", déplore encore Cyril Jeanpierre, qui a créé le Syndicat CGT des coursiers unis dijonnais (Sccud) pour tenter d'améliorer ses conditions de travail. Car durant la canicule, Uber Eats n'est pas d'une grande aide pour les forçats du bitume. "Ils insistent beaucoup sur le fait que nous ne travaillons pas 'pour' eux, mais 'avec' eux, ce qui leur évite d'avoir à s'occuper de nous", soupire le trentenaire.
Les clients et les restaurateurs sont souvent aimables et nous proposent de boire un verre lorsqu'ils nous voient en sueur. Heureusement qu'ils sont là, parce qu'Uber n'a pas pris d'initiatives.
Cyril Jeanpierre, coursier pour Uber Eatsà franceinfo
Contacté, Uber indique avoir recommandé "aux coursiers qui décident (...) [d']effectuer des livraisons de rester bien hydratés et de faire des pauses régulièrement" via un message diffusé dans son application, et "avoir encouragé les restaurants à proposer des verres d'eau aux coursiers qui viennent chercher les commandes". Mais la marque insiste en effet sur "l'indépendance" des livreurs, qui peuvent choisir de travailler ou non, en fonction de leur disponibilité.
Boisson trop chaude = mauvaise note
Confrère de Cyril Jeanpierre et lui aussi syndiqué, Rémy aimerait bien travailler. "Mais les commandes sont trop peu nombreuses. Les collègues me disent qu'ils ne livrent qu'une à deux commandes par soir. Si on ajoute à ça la chaleur, je ne trouve pas utile de sortir", raconte le Dijonnais de 31 ans, qui ne s'est plus connecté à l'application Uber Eats depuis deux semaines et se contente de son RSA pour joindre les deux bouts.
On est motivés, mais nous ne sommes pas des robots ! Pédaler avec cette chaleur, ça me cause des maux de tête, c'est très compliqué.
Rémy, coursier pour Uber Eatsà franceinfo
Rémy souhaiterait que la marque accorde une prime aux coursiers pour que ceux-ci puissent s'offrir de quoi se désaltérer durant la journée. Sa précédente expérience de travail par températures élevées n'a en tout cas pas été très heureuse. "J'ai travaillé quatre jours lors des premières grosses chaleurs, fin juin. Je conduis un vélo traditionnel, et pas électrique : forcément, la canicule nous ralentit et nous mettons plus de temps pour livrer. Cela énerve parfois les clients, qui nous mettent une mauvaise note", soupire-t-il. Un souvenir lui reste particulièrement en travers de la gorge. "Je devais faire deux livraisons de sandwichs au départ du même restaurant. La cliente qui arrivait en deuxième position s'est mise en colère parce que j'avais mis trop de temps à venir selon elle, et que sa boisson s'était réchauffée", se souvient le livreur.
La cliente m'a mal noté et m'a même jeté des petits graviers depuis son balcon ! Le lendemain, j'ai reçu un avertissement et mon compte a été bloqué jusqu'à 21 heures.
Rémy, coursier pour Uber Eatsà franceinfo
Ludovic Rioux se considère mieux loti. Livreur pour Deliveroo à Lyon (Rhône) depuis octobre dernier, ce jeune homme de 22 ans peut se permettre de ne rouler à vélo que deux à trois soirs par semaine depuis le début de l'été grâce à d'autres revenus, provenant notamment de missions en intérim. "Je bosse parfois le midi, mais avec les 39 °C qu'on peut atteindre comme aujourd'hui, je ne l'ai même pas envisagé", balaie ce jeune diplômé en Histoire.
"Deliveroo nous propose parfois des primes liées aux conditions météo lors d'épisodes orageux, mais rien de tel pendant la canicule", note le jeune homme, qui a rejoint le comité "précaires" de la CGT de Lyon. Arthur Hay, secrétaire du syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde, abonde : "Les bonus au mérite existent essentiellement lors des moments de fortes tensions, comme un match de l'équipe de France. Ce n'est pas parce qu'on transpire plus qu'on gagne plus !".
"J'ai souffert pour livrer ma commande au bout d'une grande montée"
Coursier pour Deliveroo à Bordeaux depuis plus de deux ans, Marc note de son côté que "les clients sont légèrement plus généreux en pourboires" pendant la canicule, "même si ce n'est clairement pas la folie". Agé de 31 ans, il travaille sept jours sur sept, midi et soir, "afin de mettre un peu d'argent de côté" pour partir en vacances quelques jours.
Certains restos sont sympas et nous laissent entrer pour profiter de la clim' pendant qu'ils préparent la commande, mais la plupart nous demandent d'attendre dehors.
Marc, coursier pour Deliverooà franceinfo
Le trentenaire déplore surtout le système de doubles commandes que met parfois en place l'application, et qui peut devenir problématique lors des épisodes caniculaires. "On se rend dans un resto pour une commande, et une deuxième se rajoute une fois sur place, sans que l'on connaisse l'adresse de destination avant d'avoir livré la première", explique Marc. "En l'occurrence, après une première livraison classique, l'application m'a appris que je devais enchaîner sur une autre située non seulement super loin de là où je me trouvais, mais au bout d'une très longue montée. Avec les températures, j'ai vraiment souffert pour aller au bout !", se souvient le coursier.
Contacté, Deliveroo indique avoir signalé sur son application des points d'eau mis à disposition des livreurs, et avoir invité les restaurateurs à leur proposer gratuitement des rafraîchissements. Contrairement aux périodes classiques, les coursiers peuvent également annuler à la dernière minute leur inscription sur un créneau horaire en raison des températures élevées sans que cela n'ait de conséquence sur leurs statistiques individuelles. Habituellement, ce type de comportement pénalise les livreurs en retardant leur accès au planning – et donc aux créneaux à forte activité.
L'entreprise a également annoncé à franceinfo avoir réduit "drastiquement les rayons de livraison" dans les villes concernées par la vigilance rouge à la canicule de Météo France, afin de limiter la longueur des courses. Une décision qui ne concerne pas Marc, la Gironde étant "seulement" placée en vigilance orange.
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