: Reportage "C'est comme si on prenait un train de banlieue" : une journée dans l'aéroport rouvert pour la Coupe du monde au Qatar
"Il y a moins de trois heures, on était encore sous notre couette à Abou Dhabi. Dans six heures, on sera assis en tribune, et ce soir, on s'endormira dans notre lit." Maillot de l'Uruguay sur le dos et mains dans les poches, Harvey traverse le hall de l'aéroport international de Doha comme s'il était chez lui. Depuis le début de la Coupe du monde, c'est la troisième fois que le père de famille effectue cet aller-retour express entre les deux pays avec femme et enfants. "On l'a fait à chaque match de poule de la Celeste, il y a quarante minutes de vol, c'est rien, tu as à peine le temps de décoller que tu es déjà arrivé."
A l'occasion de la Coupe du monde, le Qatar a dû faire de la place dans le ciel pour mettre en place un pont aérien avec ses voisins du Golfe, destination privilégiée des supporters découragés par le prix du séjour au Qatar : 60 rotations quotidiennes pour Dubaï, 48 pour Muscat (Oman), 40 pour Ryad (Arabie saoudite), 20 pour le Koweït. Pour accueillir le million de supporters attendus jusqu'à la finale, le petit émirat a donc décidé de rouvrir son ancien aéroport le temps de la compétition. Situé à 10 km du nouveau, il ne sert depuis 2014 qu'à faire décoller l'émir et sa famille, les personnalités ou les appareils de l'armée de l'air. Mais depuis la mi-novembre, c'est de son tarmac que décollent les très nombreux vols navettes.
L'aéroport a été briqué de fond en comble pour que les compagnies, dont Jazeera Airways, Fly Dubai, Salam Air ou Pegasus Airlines, viennent poser leurs avions. Il a aussi fallu recruter des bras. "J'ai signé un contrat de deux mois en tant que vigile, raconte Joseph*, un Ougandais, avec son badge qui pendouille autour de sa cravate. Je contrôle les accès de 8 heures à 20 heures, et 95% des passagers sont des supporters de foot. Je pourrais les reconnaître à la taille de leur petit sac à dos. Pas besoin de prendre la grosse valise." Personne ne risque le supplément bagage : "L'autre jour, il y en avait un qui avait juste un sac banane sur lui."
"Il m'arrive de croiser les mêmes supporters deux fois dans la même journée à l'aéroport : une fois le matin quand ils arrivent, une fois le soir quand ils repartent."
Joseph, vigile de l'aéroport international de Dohaà franceinfo
Les loueurs de voitures aussi se sont adaptés. "Il y a des supporters qui prennent nos véhicules pour trois ou quatre heures seulement, juste histoire de faire le trajet aéroport-stade et stade-aéroport, confie Azaw, salarié d'Europcar mobilisé ici le temps de la compétition. On a simplifié les choses pour que ça aille vite, par exemple le check-in."
Pour faire "Coupe du monde", un logo XXL de l'édition 2022 attend les passagers au moment de franchir la douane. Dans le hall des arrivées, une réplique du trophée a été posée devant laquelle certains se photographient. Une volontaire, régulièrement sollicitée pour appuyer sur le bouton de l'appareil, a trouvé un surnom à l'endroit : "Je l'appelle l'aéroport Fifa."
Dans ce grand espace haut de plafond, pas d’annonce au haut-parleur pour souligner que l'énième vol en provenance de Dubaï vient d'arriver. A "Old Airport" ("vieil aéroport" en français), comme l'ont baptisé les locaux, "c'est comme si on prenait un train de banlieue. On croise toujours les mêmes têtes dans l'avion, sourient Mario et Nuno, deux supporters portugais qui semblent s'être téléportés du stade à la salle d'embarquement. Et on en retrouve pas mal au stade, aussi." Une nouvelle version du "métro, boulot, dodo" ? Il y a de ça. "Ma Coupe du monde, je la passe à l'aéroport", constate Nola, une Libanaise qui dirige une agence de voyages. Elle attend ses clients, petite ardoise à la main : "Certains m'ont gentiment offert une place pour France-Tunisie, comme ça j'ai quand même vu à quoi ça ressemble depuis le stade. Mais je n'en verrai aucun autre. Je n'ai pas le temps. Ça va être la folie jusqu'à la finale. C'est bien, parce qu'après deux ans de Covid, on avait besoin de se refaire."
De Doha, les passagers ne verront absolument rien, si ce n'est un stade et la route qui mène à l'enceinte. Il est 21h30 passées quand Jenny, une supportrice sud-coréenne expatriée aux Emirats se pose sur une banquette, en attendant son vol. "Le match Corée du Sud-Portugal s'est terminé à 20 heures. On est sortis du stade avec mon compagnon, on a pris le métro, et nous voilà à l'aéroport. Notre vol pour Dubaï est à 22 heures. On sera dans notre appartement vers minuit. Et demain, on sera au travail." Pas très frais, mais qu'importe...
Reste la question des conséquences sur le climat. A titre d'exemple, un vol entre Abou Dhabi et Doha, c'est 0,125 tonne de CO2. Dit ainsi, cela paraît peu, surtout au regard de l'empreinte carbone astronomique d'un Emirati (19,3 tonnes de CO2 en moyenne par habitant, selon la Banque mondiale) ou d'un Qatarien ( 44,2). Mais en multipliant le chiffre par le nombre de vols quotidiens pour acheminer les 600 000 fans qui ont choisi les Emirats comme camp de base, l'addition flambe vite pour la planète, quelques jours après la conférence sur le climat (COP) en Egypte, où les Etats ont rechigné à s'entendre pour atteindre les objectifs fixés par l'accord de Paris.
"Un vrai désastre" pour l'environnement
"C'est notre tour de recevoir la Coupe du monde, pour le monde arabe", tranche Hussein, un Libanais qui grille une dernière cigarette avant d'embarquer. Cet inconditionnel de l'Argentine n'a pas hésité avant d'acheter des billets. Il n'en avait pas fait de même au Mondial 2018, car "c'était six heures de vol quand même" pour aller en Russie. Il a pensé à parcourir en voiture les 850 km entre le Koweït, où il réside, et le Qatar. "Ça m'aurait pris environ huit heures, mais comme on n'aurait été que deux dans la voiture, est-ce que ça n'aurait pas plus généré de pollution qu'en prenant l'avion ?" Selon le calculateur de l'Agence de la transition écologique (Ademe), la différence n'est que de 5% d'émissions de CO2 en défaveur de l'avion sur une telle distance.
La lutte contre le réchauffement climatique ne constitue clairement pas la priorité des supporters croisés dans ce terminal éphémère. Seth, fan du Ghana, flanqué de son fils, un drapeau qui lui arrive jusqu'aux chevilles : "Oui, j'y ai pensé. Des fois. Bon, en fait, je n'y ai pas trop pensé. Je me pencherai dessus après la Coupe du monde. Là, je veux profiter de mon match." Chan-ko, un Sud-Coréen venu crier son amour pour les Guerriers Taeguk : "A travers un écran géant à Séoul, nos encouragements n'ont pas tout à fait la même force." Harvey, lui, admet avoir quelques remords : "J'ai conscience que ce n'est pas bien, que c'est une connerie pour l'environnement, un vrai désastre."
"C'est tout le contraire de ce qu'il faudrait faire. Mais c'est la Coupe du monde de foot, que veux-tu…"
Harvey, supporter de l'Uruguayà franceinfo
Il est 1 heure du matin, les stades de la Coupe du monde sont éteints. Pas l'aéroport : les vols pour Dubaï poursuivent leur rythme métronomique, avec un décollage toutes les demi-heures.
*Le prénom a été modifié.
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