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"On ne se sent plus en sécurité" : en Pologne, l'ombre de la dictature inquiète les manifestants

Depuis le retour des conservateurs au pouvoir en 2015, des milliers de Polonais tentent de prévenir le basculement du pays. Franceinfo a recueilli leurs témoignages. 

Article rédigé par franceinfo - Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Des manifestants brandissent des bougies devant la Cour suprême polonaise, mercredi 26 juillet 2017 à Varsovie.  (ARTUR WIDAK / NURPHOTO)

"Nous sommes si loin de la démocratie et des règles de droit..." A Varsovie, en Pologne, les opposants au parti conservateur majoritaire Droit et Justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski manifestent à nouveau depuis plusieurs jours. Après le contrôle des médias publics ou la mise à mal de la liberté d'expression (lien PDF), c'est désormais la tentative de mainmise des responsables politiques sur l'autorité judiciaire qui nourrit la colère d'une partie des Polonais et la méfiance de la Commission européenne.

Car, depuis le retour de PiS au pouvoir en octobre 2015, la démocratie polonaise glisse petit à petit vers la "démocrature", ce mot-valise qui désigne des pays, comme la Russie ou la Turquie, où le nationalisme progresse alors que les libertés reculent. A quoi ressemble la vie en Pologne aujourd'hui ? Comment la population ressent ce tour de vis autoritaire ? Pour franceinfo, plusieurs Polonais décrivent leur quotidien.

"C'est parfois difficile de trouver la motivation"

"Ce n’est pas comme si quelque chose d’énorme avait changé en deux ans", glisse à franceinfo Weronika Szeminska, une traductrice polonaise engagée dans le Comité de défense de la démocratie (KOD), un mouvement civique spontané né sur Facebook en opposition au gouvernement. 

Majoritaire dans les deux chambres du Parlement, mais aussi au gouvernement, les conservateurs de Droit et Justice imposent leurs lois dans une relative indifférence. La pilule du lendemain se délivre désormais seulement sur ordonnance ? "On se dit qu'il faut juste être plus prudent..." Les médias sont contrôlés par le gouvernement ? "La télévision publique ne diffuse que de la propagande. Mais dans les zones rurales, les Polonais n’ont pas accès aux médias libres, donc ils ne s'en rendent pas compte." Par conséquent, "c'est parfois difficile de trouver la motivation" pour se mobiliser, résume Weronika, alors qu'il faudrait "crier, combattre, rester éveillés toute la nuit"

"Les jeunes ne sont absolument pas intéressés par la politique, confirme à franceinfo Vladyslav, un commercial ukrainien de 21 ans installé à Varsovie. Tout ce qu'on veut faire, c'est étudier, traîner entre potes et essayer de faire carrière." Le jeune homme assure ainsi n'avoir noté "aucun changement" dans son quotidien polonais.

Mes amis et moi n'avons jamais participé à une manifestation. J'entends parler de réformes, mais honnêtement, je ne sais pas ce qu'elles contiennent.

Vladyslav, 21 ans

à franceinfo

"Un jour, vous vous réveillez et vous réalisez qu’il y a une nouvelle loi"

"Ce qui est en train de se passer ici est un processus, on ne fait pas une dictature en une nuit", décrypte Piotr Wieczoreck, l'un des responsables du KOD à Varsovie, contacté par franceinfo. Comme lui, ceux qui se rappellent de la période communiste du pays, entre 1945 et 1989, sont plus alarmés que la jeune génération. "Le gouvernement cherche à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains", se désole le quadra.

Une femme a peint sur son crâne la balance de la justice pour protester contre la réforme du système judiciaire polonais, le 25 juillet 2017 à Varsovie. (MACIEJ LUCZNIEWSKI / NURPHOTO)

"Le gouvernement fait adopter les lois qu’il veut sans respecter aucune règle, du règlement interne du Parlement à la Constitution", témoigne auprès de franceinfo un assistant parlementaire de l'opposition, qui préfère garder l'anonymat. Pour accélérer la procédure législative, le parti majoritaire "fait rédiger les propositions de loi par ses parlementaires, ce qui évite d'avoir à faire une consultation publique comme dans le cas d'un projet de loi du gouvernement".

"Comme ils ont la majorité, les députés de PiS votent à main levée en faveur du rejet de tous les amendements avant même leur examen" et programment le vote du texte durant la nuit, poursuit cette source. Etant donné les délais raccourcis, impossible pour les parlementaires de l'opposition "de s'acclimater avec la loi". Celles-ci passent trop rapidement. "Un jour, vous vous réveillez et vous réalisez qu’il y a une nouvelle loi. La réalité change très, très vite", confirme Weronika Szeminska.

"On nous insulte, on nous crache dessus"

Après presque deux ans d'opposition, la trentenaire note une dégradation de la situation. Si les manifestations restent légales, la police n'hésite pas à détenir pendant plusieurs heures des manifestants au motif d'un contrôle d'identité. Et à confisquer, voire détruire, le matériel audio des protestataires, comme ce fut le cas le 24 juillet, lors d'un rassemblement devant les locaux du parti Droit et Justice à Varsovie.

Pour le moment, "l'organisation du Comité de défense de la démocratie se fait sur Facebook, même si on sait qu'on peut être infiltré, explique Weronika Szeminska. Mais peut-être qu'à un certain moment, ça va devenir nécessaire d'être plus discrets."

Une manifestation devant la Cour suprême polonaise, le 25 juillet 2017. (CITIZENSIDE/ATTILA HUSEJNOW / CITIZENSIDE)

D'autant que la traductrice observe déjà une "montée notable des agressions dans la vie publique et privée". Encouragés par les insultes récurrentes des dirigeants du PiS, les soutiens du gouvernement "se sentent autorisés à faire de même, regrette Weronika Szeminska. Plusieurs de mes camarades ont été agressés physiquement en marge de manifestations."

Si on est identifié comme un opposant, on nous insulte, on nous crache dessus. On ne se sent plus en sécurité.

Weronika Szeminska, manifestante polonaise engagée dans le Comité de défense de la démocratie

à franceinfo

Pour Jakub, un étudiant polonais né aux Etats-Unis et contacté par franceinfo, l'élection de Donald Trump en novembre 2016 a renforcé l'agressivité des électeurs du parti Droit et Justice. "L'influence américaine est forte en Pologne. Après la victoire de Trump, l'extrême droite polonaise a pensé qu'elle avait raison, puisque même les Etats-Unis partageaient ses idées politiques racistes." Pourtant, tout en rappelant que la Pologne était "un proche allié" de Washington, les Etats-Unis se sont dits "préoccupés" par les trois lois composant la réforme de l'autorité judiciaire.

"Ça vaut la peine de protester"

Une première loi prévoit la mise à la retraite et le remplacement des juges de la Cour suprême. Les deux autres autorisent le Parlement à choisir les membres du Conseil national de la magistrature et au ministre de la Justice de nommer les présidents des tribunaux. Votés par le Parlement courant juillet, mais nécessitant l'approbation du président Andrzej Duda, ces textes ont relancé la mobilisation.

Plusieurs milliers de personnes sont descendues dans les rues de Varsovie pour demander le respect de la Constitution et de la séparation des pouvoirs. Aux côtés des organisations habituelles, se sont greffées de nouvelles structures plus spontanées. Et parmi les nouveaux venus : des jeunes qui se faisaient rares.

"Les manifestations croissent de cinq personnes à des centaines, partout en Pologne, se réjouit Piotr Wieczoreck. Les jeunes se sentent aussi concernés, ça me rend vraiment heureux. Avec les vacances scolaires, ils ont plus de temps pour venir manifester." Jakub est l'un d'eux. Il avait participé aux premières manifestations, à la fin 2015, avant d'abandonner faute de résultats. Mais "avec la réforme de la Cour suprême, je me suis dit que ça allait dans la mauvaise direction." 

Et cette fois, la mobilisation semble porter ses fruits. Lundi 24 juillet, après plusieurs jours de manifestation, le président Duda, pourtant lui aussi membre de PiS, a opposé son veto à deux des trois lois qui composaient la réforme. "Ça montre que ça vaut la peine de protester", se félicite Piotr Wieczoreck. "C’est tellement plus facile de se tenir debout et de crier quand on est nombreux", abonde Weronika Szeminska. Mais si le signe est positif, la loi sur les tribunaux a malgré tout été approuvée par le président, au grand dam de l'opposition. La Première ministre polonaise, Beata Szydlo, a même assuré que son gouvernement ne renoncerait pas à ses projets, qui visent, selon elle, à réformer un système grippé et à obliger davantage les juges à rendre des comptes aux justiciables. « Nous ne pouvons pas céder aux pressions de la rue et de l'étranger », a-t-elle asséné.

"On a survécu au communisme et à deux guerres mondiales"

En dépit de l'aggravation du climat politique, les manifestants restent optimistes. "On a survécu au communisme et à deux guerres mondiales. La démocratie polonaise est résistante", se convainc Jakub. Pas sûr que cela suffise à rassurer la Commission européenne.

Le 19 juillet, l'institution a sommé Varsovie de "mettre en suspens" ses réformes, sous peine de "déclencher l'article 7 du traité de l'UE", synonyme de possibles sanctions comme la suspension des droits de vote de la Pologne au sein de l'Union. Samedi 29 juillet, l'exécutif européen est passé de la parole à l'acte en engageant une procédure d'infraction contre la Pologne pour non-respect du droit de l'Union, en réaction à la loi sur les tribunaux. L'UE a donné un mois à Varsovie pour répondre à ses inquiétudes concernant l'Etat de droit dans le pays.

"Quand on discute avec nos partenaires européens, ils s'inquiètent de l'évolution de la situation politique. Cela devient compliqué d'établir des accords", décrit déjà l'assistant parlementaire contacté par franceinfo. Et il faudra aussi redorer le blason de Varsovie : "Cela va demander un effort considérable pour reconstruire l’image de la Pologne à l’étranger." 

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