"L'homme qui tua Don Quichotte" : l'histoire folle du film maudit qui a presque tué Terry Gilliam
Tournages annulés, difficultés de financement, bataille judiciaire... Le cinéaste tente de produire son adaptation du roman de Cervantès depuis les années 1990. Samedi, le film va (enfin) être diffusé à Cannes et sortir en salle.
"Tout ce qui pouvait foirer a foiré." Lorsque Terry Gilliam lâche cette phrase sur le tournage de Don Quichotte en 2000 dans le désert espagnol, il pense avoir bu le calice jusqu'à la lie. Après avoir porté le projet pendant des années, il a vu son film virer au fiasco après quelques semaines de tournage catastrophiques. Mais le réalisateur américain n'a pas fini d'être tourmenté par l'œuvre de sa vie.
Pendant près de trente ans, le réalisateur de Las Vegas Parano et Brazil s'est battu pour faire ce film : après un premier tournage désastreux, de nombreux essais avortés faute de financements, L'homme qui tua Don Quichotte est enfin présenté, samedi 19 mai, en clôture du Festival de Cannes.
Le film sortira dans les salles obscures le même jour. Et jusqu'au dernier moment, sa diffusion en France est pourtant restée suspendue à une décision de justice. Vous avez dit maudit ?
"Je suis le meilleur réalisateur pour faire ce film"
L'ex-Monty Python commence à plancher sur le long-métrage en 1989. Il lit le roman de Cervantès et, dès lors, l'histoire de Alonso Quichano (le nom hidalgo de Don Quichotte) ne le lâche plus. Dès les années 1990, Terry Gilliam s'attelle à trouver de l'argent auprès des studios. Les acteurs Nigel Hawthorne et Danny DeVito sont pressentis pour incarner Don Quichotte et Sancho Panza. Mais les négociations n'aboutissent pas et Terry Gilliam s'engage sur un autre tournage. Le scénario, lui, est finalement confié à un autre réalisateur. "Ça m'a vraiment blessé d'avoir laissé filer ce projet. D'autant que je suis convaincu d'être le meilleur réalisateur sur Terre pour faire ce film", peste Terry Gilliam dans le magazine Neon en 1997.
L'histoire aurait été trop simple si elle s'était arrêtée là. Quelques années et trois films plus tard, Terry Gilliam revient à la charge. La voie est libre et aucune concurrence en vue car le projet qu'il avait perdu a été abandonné. Son adaptation du roman, coécrite avec Tony Grisoni, mêle l'œuvre de Cervantès et un roman de Mark Twain assez peu connu : Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur. Le budget du film s'élève à 32,1 millions d'euros, alors que Terry Gilliam en espérait 40. Une somme "très élevée pour un film produit en Europe", rappelle à l'époque René Cleitman, producteur français associé au projet. Côté casting, l'équipe a choisi l'acteur français Jean Rochefort pour combattre les moulins, accompagné de Johnny Depp et Vanessa Paradis.
Faire un film avec Terry, ce n'est pas facile, c'est tumultueux. C'est comme monter un poney à cru. Accroche-toi et tiens bon, parce que ça va être l'aventure de ta vie.
Phil Patterson, premier assistant réalisateurdans "Lost in La Mancha"
Dès la période de pré-production, le tournage s'annonce compliqué. Terry Gilliam a vu les choses en grand, avec d'imposants décors qui rappellent les animations des films des Monty Python dont il était en charge à l'époque. Dans un grand hangar, des dizaines de marionnettistes s'entraînent à faire marcher en rythme une armée d'armures en polystyrène, censée illustrer l'un des délires de Don Quichotte.
Pendant ce temps, les producteurs s'affairent pour s'assurer que tous les acteurs seront bien là à temps. Entre l'emploi du temps de Johnny Depp et les négociations avec l'agent de Vanessa Paradis, ce n'est pas chose aisée. Malgré les soucis d'organisation, l'excitation de l'équipe est palpable, probablement parce que Terry Gilliam est habité par son film. "Don Quichotte, c'est lui", résume le premier assistant réalisateur, Phil Patterson, dans le documentaire Lost in La Mancha.
Jean Rochefort enchaîne les pépins de santé
Mais les nuages s'accumulent au-dessus de Terry Gilliam. Avant même le début du tournage, Jean Rochefort doit être rapatrié en France à la suite de problèmes de prostate. Un premier coup de tonnerre sans grandes conséquences, car l'acteur revient rapidement sur le plateau.
Pendant quelques instants, les galères des années précédentes semblent avoir disparu. Au premier jour du tournage, Jean Rochefort et Johnny Depp chevauchent leurs montures en échangeant leurs répliques. Dans le désert des Bardenas Reales – au nord de l'Espagne – qui leur sert de décor, ils semblent seuls au monde. A un (gros) détail près : la base militaire de l'Otan située à quelques kilomètres de là. Chaque séquence est régulièrement bousillée par le bruit des avions de chasse qui traversent le ciel.
On continue ? Jour 2 : à nouveau, l'équipe entend des bruits venant du ciel mais, cette fois, pas d'avions en vue. Seulement des nuages. Branle-bas de combat pour mettre le matériel à l'abri de la pluie. Les quelques tonnelles ne suffisent pas à protéger les caméras et autres équipements des coulées de boue. L'agitation et l'exhaltation causées par l'orage sont rapidement remplacées par la panique : quelle part des dégâts sera prise en charge par l'assurance ? Autre souci, impossible de reprendre le tournage avant plusieurs jours : le désert aride qui servait de décor s'est transformé en marécage.
Vous en voulez encore ? Jour 6 : Jean Rochefort a besoin d'aide pour monter sur son cheval et en descendre, à cause de douleurs dans le dos. Sur les images tournées par Louis Pepe et Keith Fulton pour leur documentaire sur le film, l'acteur semble souffrir mais continue à jouer sa scène avec Johnny Depp. Le directeur de la photographie, Nicola Pecorini, tente de détendre l'atmosphère : "Vous pensez qu'on va avoir de la neige la semaine prochaine ?" Quelques heures plus tard, Jean Rochefort embarque dans un avion en direction de la France pour consulter son médecin. Verdict : hernie discale. L'incertitude s'installe pendant plusieurs jours. Le film prend encore plus de retard.
Pendant deux semaines, le tournage est suspendu, car peu de scènes peuvent être filmées en l'absence du personnage principal. Bien que Terry Gilliam semble satisfait des quelques séquences tournées, l'ambiance est plus que morose. Les producteurs, eux, s'intéressent plus à ce qui pourra être couvert par l'assurance qu'au film à proprement parler.
On ne peut pas faire le film. Ou en tout cas, pas celui que tu avais en tête.
Phil Patterson, premier assistant réalisateurdans "Lost in La Mancha"
La décision finit par tomber : le film est abandonné. "Il n'y a pas aujourd'hui de perspectives concrètes pour le reprendre. Ça viendra peut-être un jour (...) Aujourd'hui, les droits du film appartiennent à la compagnie d'assurances", raconte le producteur René Cleitman aux réalisateurs de Lost in La Mancha. "Le plus dur, résume Tony Grisoni, coauteur du scénario, ça a été de voir la réalité prendre le dessus sur Don Quichotte..."
La valse des acteurs
Il faudra bien cinq ans à Terry Gilliam pour se remettre de ce fiasco. En 2005, il remonte à cheval. Avant toute chose, il faut racheter les droits du film. Comme en 1989, Terry Gilliam lutte pour trouver des financements et des producteurs. Vient ensuite le bal des acteurs. A partir de 2005, le réalisateur de Brazil envisage de faire tourner Gérard Depardieu. Deux ans plus tard, il pense à Michael Palin, son ex-camarade de jeu des Monty Python, puis Robert Duvall, mais toujours avec Johnny Depp. Et puis finalement non : on garde Robert Duvall, mais on remplace Johnny Depp par Ewan McGregor.
Entre 2014 et 2017, Owen Wilson, Jack O'Connell (connu pour le rôle de James Cook dans la série Skins) et John Hurt rejoignent les autres acteurs de la liste. L'énumération s'arrête ici : Jonathan Pryce sera Don Quichotte et Adam Driver, son Sancho Panza. En 2016, enfin, Terry Gilliam a pu filmer L'homme qui tua Don Quichotte. Cette fois, pas d'inondation, pas de hernie discale... On croirait presque que la malédiction est terminée, que le sort est levé. Terry Gilliam aura son Don Quichotte. Enfin, presque...
La légende continue
Changement de décor. Les galères des plaines désertiques espagnoles de 2000 ont laissé place aux bureaux feutrés des avocats. C'est sous les plafonds du tribunal de grande instance de Paris que l'affaire se joue depuis mars 2017. D'un côté, Terry Gilliam souhaite faire résilier le contrat qui le liait au producteur Paulo Branco, de l'autre ce même Paulo Branco souhaite prouver qu'il est toujours producteur du film. Une bataille judiciaire qui pourrait même empêcher la sortie du film en salle.
En 2016, alors que le réalisateur britannique recherche des financements pour enfin donner vie au film qui l'obsède, il rencontre Paulo Branco. Quelques mois plus tard, en août 2016, leur collaboration prend brutalement fin. Entre les deux monstres du cinéma, les tensions sont multiples. Terry Gilliam met fin au contrat qui les lie : il reproche au producteur d'avoir voulu prendre le contrôle sur son film et de lui avoir imposé des conditions.
Pour Juan Branco, fils et avocat de Paulo Branco, Terry Gilliam a mis en place des obstacles, "jusqu'à pousser Paulo Branco à expliquer qu'on ne pourrait pas commencer le tournage à temps". "A ce moment-là, il a considéré, contre toutes les règles de droit, que son contrat était résilié avec Paulo Branco", estime-t-il. Dans l'autre camp, les rôles sont inversés : "En 2016, Paulo Branco a posé un ultimatum en expliquant très simplement à Terry Gilliam que soit il se soumettait (...) à son exigence, soit le film n'existerait pas", pointe Benjamin Sarfati, l'avocat de Terry Gilliam, contacté par franceinfo.
Un climat de confiance est nécessaire à la réalisation d'un film. (...) On ne conçoit pas une œuvre sous la menace ou la contrainte.
Benjamin Sarfatià franceinfo
Tout s'accélère lors de l'ouverture du Festival de Cannes. Paulo Branco et ses avocats tentent d'empêcher la diffusion du film, prévue pour la cérémonie de clôture. Le même jour, on apprend que Terry Gilliam a été victime d'un AVC le week-end précédent. Après avoir retenu son souffle toute la journée du 9 mai, la Croisette peut respirer : elle verra bien le film et la présence du réalisateur n'est pas compromise. Seulement, sa diffusion devra être précédée d'un message expliquant que "la projection du film L'homme qui tua Don Quichotte (…) ne préjuge en rien des droits revendiqués par (...) Monsieur Paulo Branco sur ce film à l'encontre de Monsieur Terry Gilliam et des producteurs mentionnés au générique". Comprenez : ce n'est pas parce que vous avez le droit de diffuser le film que les affaires judiciaires sont réglées pour autant.
Message et photo de Terry Gilliam reçus à l'instant : "Pas encore mort. Je viens à Cannes." / Just got a message and picture from Terry Gilliam: "Not dead yet. We are coming to Cannes." pic.twitter.com/1cU661fzsw
— Festival de Cannes (@Festival_Cannes) 9 mai 2018
Dernier épisode en date : le Centre national du cinéma (CNC) a accordé au film son visa d'exploitation le 10 mai. Un sésame indispensable à la sortie du film en salle. A quatre jours de la sortie, Paulo Branco attaque le distributeur et le producteur français du film pour tenter d'entraver sa diffusion en France. Jusqu'au dernier moment, l'avenir du film ne tient qu'à un fil. Mais L'homme qui tua Don Quichotte sera bel et bien projeté dans les cinémas le 19 mai, a appris vendredi franceinfo auprès de l'avocat du réalisateur, Benjamin Sarfati.
Car la demande de suspension de Paulo Branco a été rejetée par le tribunal de grande instance de Paris saisi en urgence. Cet ultime rebondissement participe à la légende du long-métrage. Pour Benjamin Sarfati, "c'est à se demander si Monsieur Branco n'a pas pris cette légende au pied de lettre et se prend pour le bras armé de cette malédiction". En tout état de cause, la fatalité qui semble poursuivre Terry Gilliam et L'homme qui tua Don Quichotte prendra fin samedi soir. Il appartient maintenant au public de décider de son destin.
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