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L'Angle éco. Jeremy Rifkin : "La nouvelle mondialisation, c'est partager plutôt que posséder"

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par François Lenglet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Jeremy Rifkin, économiste. Berlin ( Alllemagne) le 11 septembre 2014 (KARLHEINZ SCHINDLER / ZB)

Pour "L'Angle éco", François Lenglet a rencontré l'homme qui murmure à l'oreille des gouvernements. Pour cet essayiste américain, nous sommes à l'aube d'une nouvelle révolution économique. Entretien.

Ils partagent tout, produisent leur propre énergie à partir de ressources renouvelables, rejettent la mondialisation et les cadres du capitalisme. La jeune génération est en train de mettre en place un système économique nouveau, basé sur les biens communs et les nouvelles technologies de communication. Pour l'économiste américain Jeremy Rifkin, nous assistons à un changement majeur, l'éclosion de la "troisième révolution industrielle". 

François Lenglet, éditorialiste à France Télévisions, a rencontré l'auteur de La Nouvelle Société du coût marginal zéro, à l'occasion de son émission "L'Angle éco". Pour lui, l'Allemagne et la France sont particulièrement bien placées pour jouer un rôle important dans cet "événement historique remarquable, la naissance d'un nouveau modèle économique".

François Lenglet : Nous assistons en ce moment à une sorte de mouvement de reflux de la mondialisation, avec le retour des frontières, qu'elles soient politiques ou économiques. Quel pourrait être l’avenir de la mondialisation ?

Jeremy Rifkin : La jeune génération est très critique à l’égard de la mondialisation. Elle nous dit que nous avons des centaines d’entreprises qui contrôlent une grande partie de la production économique mondiale, et qui l'automatisent. De nombreuses personnes se retrouvent sans emploi, la croissance du PIB ralentit, et davantage de revenus reviennent au haut de l’échelle, c’est-à-dire aux actionnaires.

Ces jeunes gens estiment que le monde est bloqué. Alors, ils se sont mis à créer une économie de partage, basée sur des biens communs collaboratifs. Nous assistons à un événement historique remarquable, celui de la naissance d'un nouveau modèle économique. Il s’agit du premier système économique à voir le jour depuis le capitalisme et le socialisme, au début du XIXe siècle. 

La base de ce nouveau système est ce qu’on appelle "le coût marginal zéro". Le coût marginal est celui que vous payez pour la production d’une unité supplémentaire d’un bien ou d’un service. Nous ne nous sommes jamais préparés à une révolution technologique si extrême dans sa productivité qu’elle réduit les coûts marginaux à un niveau proche de zéro. Cela rend plusieurs biens et services gratuits et abondants au-delà du marché.

Tout cela a commencé avec Napster, un service de partage de musique en ligne. Des centaines de millions de jeunes se sont rendus compte qu'internet leur offrait l’opportunité d’une alternative à la mondialisation. Désormais, ils contournent l’industrie du disque, ou celles du film ou de la télévision, en produisant et en partageant leurs vidéos sur YouTube, sans copyright. Ils se passent également de la presse, en créant et partageant de l’information via leurs blogs.

Cette économie de partage est-elle locale ou globale ?

Les deux. Avec internet, vous disposez d’un public instantané. Que vous produisiez une vidéo, un blog ou une page Wikipédia, même si vous ne l’envoyez qu’à une seule personne, ces contenus pourront être vus par près de 3 milliards de personnes, en même temps et à des coûts marginaux proches de zéro. Jusqu’à présent, ce coût marginal zéro a affecté le monde virtuel, l’information, le divertissement... Des industries entières en ont souffert, ou se sont effondrées parce que les jeunes produisent et partagent désormais entre eux.

Ce coût marginal zéro commence à toucher également le monde "physique". Dans plusieurs régions de la planète, des personnes commencent à produire leur propre électricité, une électricité respectueuse de l’environnement, et ce à des coûts marginaux proches de zéro. Une fois payé le panneau solaire, le soleil est gratuit, il n’y a pas de factures ! Une fois payée l'éolienne, c’est la même chose. Le vent est gratuit. En Allemagne, par exemple, des jeunes créent des coopératives pour produire de l’électricité. Les grandes entreprises d’énergie, alors qu’elles semblaient invincibles, ont reculé en cinq ans : elles produisent désormais moins de 7% des énergies vertes dans le pays. Elles ne peuvent pas évoluer sur ce modèle. Ce qui s’est produit avec l’industrie du disque, avec la presse et l’édition, les jeunes l’appliquent désormais aux "grandes choses" telles que l’énergie.

Quand vous parlez de la jeune génération, à qui faites-vous référence ?

Le grand changement a lieu avec "la génération du millénaire", la génération Y, qui a aujourd'hui entre 18 et 30 ans. Je vais vous donner un exemple des changements que ces jeunes apportent : dans toutes les générations passées, la propriété de biens et les marchés étaient cruciaux. Vous deviez être propriétaire pour faire partie du système capitaliste. La voiture, par exemple, était un passage obligé de la propriété. La génération du millénaire, elle, ne veut pas posséder de voiture. Ces jeunes veulent l’accès, pas la propriété. Alors, ils partagent des véhicules. Or, chaque voiture partagée élimine la production de 15 autres. Imaginez l’impact, la perturbation dans l’industrie automobile !

Larry Burns, ancien vice-président exécutif chez General Motors, a mené une étude à Ann Arbor, ville d'environ 115 000 habitants dans l’Etat du Michigan, aux Etats-Unis. Selon lui, il est désormais possible d’éliminer 80% des voitures avec le partage de véhicules. Il y a aujourd’hui un milliard de voitures dans le monde, dans des zones urbaines denses. Avec le partage de véhicules, avec la conduite GPS et un système utilisant des énergies renouvelables, nous pourrions en éliminer 800 millions, soit 80% de ces véhicules. Les 200 millions restants seront des véhicules électriques à pile à combustible, des véhicules fabriqués localement depuis des imprimantes 3D dans dix ans, et des voitures qui n’auront plus besoin de conducteur.

Cela va permettre aux jeunes de commencer à transporter l’ensemble des produits et services qu’ils créent, et ce à travers les continents. Tout cela sera possible grâce à ces "internets de l’énergie et de la logistique", grâce à un coût faible et aux biens communs. C’est cela, la nouvelle mondialisation : partager plutôt que posséder.

Est-ce la fin du capitalisme ?

Je ne dis pas que le capitalisme va disparaître.  Mais il y aura une économie hybride – qui émerge actuellement –, qui comprend une part de marché capitaliste et une part de biens communs collaboratifs. Je pense que, d’ici à 2050, le capitalisme sera un partenaire puissant de ce système. Il va aider à la création de ces biens communs, mais il ne sera pas l’arbitre exclusif de la vie économique. S’ils en décident autrement, les capitalistes géants du XXe siècle n’auront pas vraiment de rôle dans le futur de cette jeune génération, en France comme à l’étranger.

La France a toujours été plutôt hostile à la mondialisation. Pensez-vous qu’elle a ses chances dans cette nouvelle économie ?

J’en ai parlé avec l’ensemble de vos leaders. J’ai rencontré votre président, François Hollande, Jean-Marc Ayrault quand il était Premier ministre, Arnaud Montebourg... Je leur ai dit : "En ce moment, vous êtes dans une discussion sur l’austérité. Dans vos réformes fiscales, dans vos réformes du travail et du marché. Et je suis pour ces réformes. Mais si c’est tout ce que vous faites, et si vous pensez que vous allez relancer votre économie de cette manière, si vous restez dans le XXe siècle, avec les mêmes infrastructures de communication, d’énergie et les mêmes technologies de transport, alors, vous avez tout faux..." Ce qu'il faut faire, c'est passer à un "internet des choses", numériser la communication, l’énergie et le transport, révéler les talents de la jeune génération. Imaginez cela !

C’est toute la France que vous devez changer. Toute l’énergie doit changer, vous devez passer du nucléaire au renouvelable. Vous devez moderniser chaque immeuble dans ce pays. Vous devez reprendre l’ensemble du réseau électrique, et le transformer en un "internet de l’énergie". Cela s’applique également à votre réseau de transport : vous devez créer des routes intelligentes, utiliser des voitures électriques à pile à combustible. Qui va faire cela ? Les industries de la construction, de l’informatique, de la logistique, des transports... et la liste est longue. La seule industrie pour laquelle je ne vois pas de travail dans ce futur est l’industrie du pétrole.

L’Allemagne, elle, s'est mise en marche. La chancelière allemande m’a demandé de venir lors des premières semaines de son gouvernement pour discuter de la manière dont l’économie allemande pouvait évoluer. Voici la première chose que je lui ai dite : "Comment faites-vous évoluer l’économie allemande dans les dernières étapes d’une période basée sur une vieille énergie en déclin ?" En privé, après notre première réunion, elle m’a dit : "Votre plan, dont vous exposez les grandes lignes, la troisième révolution industrielle, c’est cela que je veux pour l’Allemagne." C’est ce qu’ils font, sept ans plus tard. 

Nous parlons d'une production locale, mais est-ce envisageable à l’échelle d’un pays ou d’un continent ?

Cela implique des biens communs locaux et régionaux, mais également un "internet des choses" continental. Ces "internets" vont traverser l’Europe et l’ensemble de l’Asie.

En Chine, par exemple, les autorités ont annoncé un plan initial de quatre ans, d’une valeur de 82 milliards de dollars, afin de mettre en place un "internet de l’énergie", afin que des millions de Chinois puissent produire leur propre électricité issue du soleil et du vent, et la partager.

La France et l’Allemagne devraient s’unir sur ce sujet, car elles disposent toutes les deux de l’expertise nécessaire. Regardez la France : vous avez des secteurs électronique, informatique, des transports et de la logistique de rang international, tout comme l’Allemagne. Si la France rejoignait l’Allemagne, vous pourriez mettre en place et étendre une plateforme d'"internet des choses", créer un marché intégré en Europe, rejoindre la Chine et traverser l’Eurasie, créant ainsi une société plus écologique.

Comment ces transformations se traduisent-elles aux Etats-Unis en ce moment ? 

Nos jeunes partagent tout. Pas uniquement leurs voitures, mais désormais leurs énergies renouvelables, leurs vidéos, leur musique et leurs blogs... Ils commencent même à partager leurs vêtements, leurs jouets...

Je vais vous donner un exemple révélateur : dans les générations précédentes, les parents achetaient un jouet à leur enfant et lui disaient : "C’est ton jouet. C’est ta propriété. Il n’appartient ni à ta sœur ni à ton frère, c’est toi qui en prends soin." C’est comme cela qu’ils se préparaient à la propriété sur le marché capitaliste. Désormais, aux Etats-Unis, de jeunes parents vont sur des sites internet où l’on trouve des milliers de jouets à partager. Ces parents ramènent le jouet chez eux, le donnent à leur enfant, et lui disent : "Ce jouet a appartenu à une autre petite fille, et cela lui a apporté de la joie, et elle en a pris soin parce qu’elle savait qu’un jour, un autre enfant recevrait ce jouet. Désormais, c’est le tien. Profites-en bien, mais prends-en soin pour qu'un jour, un autre enfant en profite." C’est comme cela que l’enfant apprend qu’un jouet n’est pas un bien que l’on possède. Maintenant, imaginez une génération tout entière, des adultes apprenant à partager leurs automobiles, leurs maisons, leurs vélos et leurs vêtements...

Jusqu’à quel point ce que vous dites peut-il s’appliquer à l’alimentation ? Aux circuits courts d’alimentation, par exemple ?

Ce que j’évoque de réellement imprévisible dans mon livre, c’est la nourriture et l’eau. Car si le changement climatique nous atteint avant que nous puissions mettre en place une société du coût marginal zéro, comment allons-nous subvenir à nos besoins ? Et l’eau, dans tout cela ? J’ai écrit ce livre pour que chaque élève de primaire ait cette idée du coût marginal zéro en tête.

Si une génération tout entière peut atteindre le rendement optimal en minimisant l’usage de ses ressources, alors nous minimiserons notre pression sur la planète. La seule façon, selon moi, de faire face au changement climatique, c’est de parvenir à une société du coût marginal zéro, pour que nous n’ayons plus qu’un léger impact écologique, et que nous sauvions la planète. Si nous ne le faisons pas, les prix de la nourriture vont augmenter, et l’eau ne sera plus disponible.

La jeune génération réussira-t-elle cette révolution ? Etes-vous optimiste ?

Je pense qu’au final, elle va réussir. La seule manière d’empêcher la mise en place de ce nouveau système serait d’interdire les imprimantes 3D, les smartphones, les panneaux solaires, et tout le reste. Une fois que la technologie est là, elle est accessible à tous.

Tout cela pourrait être fait demain matin, mais nous avons besoin d’une nouvelle génération de leaders politiques, une génération plus jeune, qui a grandi dans un monde digital– c'est elle qui comprend tout cela. Les personnes de mon âge ne saisissent pas la notion d’économie de partage. Elles ne comprennent même pas que leurs enfants partagent leurs maisons, leurs voitures... C’est un véritable changement culturel. Et ce changement culturel offre un espace à la démocratisation de la vie économique. 

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