En Ile-de-France, les victimes de violences conjugales peuvent porter plainte aux urgences : "Sans ce partenariat, elles nous échapperaient"

Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Depuis le 4 octobre 2023, il est désormais possible, pour les victimes de violences conjugales, de porter plainte directement dans les hôpitaux de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Depuis octobre, les hôpitaux franciliens offrent la possibilité de déposer plainte sur place, sans avoir à se rendre au commissariat. "L'idée, c'est que les urgences soient vues comme un lieu qui peut apporter des solutions", se félicite une infirmière.

La question devient une habitude aux urgences des hôpitaux d'Ile-de-France : "Avez-vous déjà été victime de violences ?" C'est la première marche d'un dispositif lancé en octobre, qui permet aux victimes de violences conjugales de porter plainte à l'hôpital, sans passer par un commissariat. Ce repérage systématique vise à "proposer l'aide la plus adaptée" aux victimes, explique Marie Llorens, infirmière à l'hôpital Tenon, dans le 20e arrondissement de Paris. "L'idée, c'est que les personnes interrogées repèrent les urgences comme le lieu qui peut apporter des solutions. Et ce, même si elles refusent de nous dire qu'elles ont été victimes de violences."

Les soignants disposent d'une ligne téléphonique directe avec la police, qui envoie immédiatement une patrouille en civil, tous les jours, à toute heure. Objectif : prendre en charge des victimes qui ne seraient pas rendues au commissariat, par crainte des représailles ou de ne pas être entendues. Une appréhension à laquelle s'est intéressée une étude réalisée par le collectif #NousToutes entre 2019 et 2021 (PDF). Parmi les 700 témoignages recueillis, 68% évoquent une "banalisation des faits" par les policiers, 55% un "refus de prendre la plainte" ou un "découragement" à l'enregistrer et 50% une "culpabilisation de la victime". Le tout alors que les policiers sont légalement obligés de recevoir ces plaintes.

En outre, cette procédure est essentielle pour enclencher des mesures de protection d'une victime et de ses enfants. En France, en 2022, 118 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur. Parmi elles, seize avaient déposé plainte. "Il y a quinze jours, une de nos équipes a pris la plainte d'une victime qui a eu les côtes fracturées", raconte le commissaire Omar Merchi. "Ces victimes nous échapperaient s'il n'y avait pas ce partenariat avec l'hôpital. Elles ne seraient certainement pas venues, ou peut-être trop tard, pour apporter des preuves et des témoignages suffisamment solides à un magistrat." 

"Eviter une seule victime, ce serait suffisant"

La patrouille intervient à l'hôpital en civil, afin de rester discrète et d'instaurer un lien de confiance. Car les blessures, aussi graves soient-elles, ne suffisent pas toujours à pousser les victimes à porter plainte contre leur agresseur. "Quand nous intervenons à l'hôpital, les victimes sont très choquées. Il ne faut pas que la personne se sente plus mal qu'avant notre arrivée", justifie Simon, enquêteur à la brigade de la protection des familles du 20e arrondissement.

"Si on estime que la personne n'est pas apte psychologiquement à retracer tout son parcours, on va déjà recueillir l'essentiel, prendre des photographies et une déposition. On crée un lien et on les reconvoque plus tard, au moment d'approfondir les investigations."

Simon, policier

à franceinfo

Si une victime refuse de déposer plainte, ses soignants lui remettent un certificat médical, qu'elle pourra utiliser quand elle le souhaite. Toutefois, s'ils détectent un danger imminent pour la personne, ils contactent directement un magistrat par e-mail. "Je voulais proposer un panel médico-social complet et pas seulement la possibilité de déposer plainte", insiste Marie Llorens, chargée du dispositif.

"L'ambition est d'offrir tous les outils dont dispose l'hôpital, comme l'accès aux soins avec des psychologues, des psychiatres, mais aussi à une assistante sociale ou des associations."

Marie Llorens, infirmière

à franceinfo

Testé dans différents établissements depuis 2021, ce dispositif a permis les dépôts de 43 plaintes, selon l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Au commissariat du 20e arrondissement, "nous avons eu douze appels à gérer", note Omar Merchi. Cela peut sembler peu au regard des plus de 200 000 victimes de violences conjugales recensées chaque année en France, mais  "même si ce dispositif permettait d'éviter une seule victime, ce serait suffisant", considère le policier.

"Sortir des violences conjugales est un travail à plein temps"

Le dépôt de plainte est indispensable pour lutter contre les violences conjugales, mais il n'est qu'une étape d'un parcours coûteux. "Il faut bien informer les femmes de ce que va enclencher ce dépôt de plainte. C'est un acte essentiel pour être reconnue et protégée par la justice, mais cela va engendrer des bouleversements dans le quotidien", plaide Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF). Une fois la plainte enregistrée, il faut s'assurer du bon déroulement de l'enquête et des suites judiciaires, "mais cela ne dépend plus de l'hôpital".

Enquête judiciaire, mesures d'éloignement, confrontation entre la victime et son agresseur... "Sortir des violences conjugales est un travail à plein temps", constate Sarah McGrath, qui préside l'association Women for Women France.

"Sur le terrain, le besoin n'est pas seulement de savoir comment porter plainte."

Sarah McGrath, militante

à franceinfo

Les femmes victimes de violences conjugales doivent aussi répondre à d'autres questions : comment protéger ses enfants ? Les nourrir ? Où dormir ? Comment ne pas perdre leur garde ?

A un parcours long et parfois douloureux, s'ajoute une incertitude. L'enquête sera-t-elle correctement menée et assez solide pour mener à des poursuites judiciaires ? Huit plaintes sur dix en matière de violences conjugales sont classées sans suite, selon une enquête de l'Inspection générale de la justice, publiée en novembre 2019. Soit par manque d'investigation, soit parce que les infractions ne sont pas "suffisamment caractérisées". Autrement dit, parce qu'il n'y a pas assez d'éléments pour mener à des poursuites.

"Le dispositif de l'AP-HP, qui est une très bonne chose, ne permet malheureusement pas de garantir que l'enquête d'environnement, l'interrogatoire des proches, soient systématiquement mis en place", regrette l'avocate Violaine de Filippis-Abate, autrice de Classées sans suite, les femmes victimes de violences face à la justice. Et de plaider : "Il faudrait une réforme législative, pour établir une liste avec le minimum de choses à faire avant de classer une plainte sans suite."

"Le dossier médical, même s'il est essentiel à la procédure, ne peut pas être la seule pièce de l'enquête."

Violaine de Filippis-Abate, avocate

à franceinfo

D'où l'espoir que ces plaintes déposées à l'hôpital permettent aux enquêteurs de constituer des dossiers plus solides. "La réponse judiciaire est d'autant plus sévère que nous sommes proches des faits", fait valoir Simon, l'enquêteur de la brigade de la protection des familles. "A partir du moment où on a rapidement les incapacités temporaires totales (ITT) physiques ou psychologiques et les déclarations de la victime, ces étapes sont déjà cochées." Un premier pas essentiel, qui permet d'accélérer l'enquête de voisinage, les auditions des proches confidents, de voisins témoins, selon le policier. Puis, si l'enquête est concluante, de placer un suspect en garde à vue.

"Il reste des violences de basse intensité"

Toutefois, de l'aveu même des policiers, le dispositif a ses limites. "Il faut garder à l'esprit que nous prenons en charge les personnes qui vont à l'hôpital, ce qui signifie qu'il y a eu des violences graves, avec parfois des fractures, des hématomes importants, contextualise Omar Merchi. Mais il reste ces violences de basse intensité, comme les bousculades, les gifles, l'emprise psychologique, qui n'entraînent pas de consultation médicale ou de conduite à l'hôpital."

C'est pourquoi Marie Llorens souhaite voir le dispositif étendu à tous les services hospitaliers, et au-delà de l'AP-HP. "J'ai le souvenir d'une patiente atteinte de maladie chronique, qui venait souvent pour des visites. Un jour, on a appris qu'elle ne viendrait pas parce qu'elle était morte sous les coups de son conjoint", raconte-t-elle. Un souvenir marquant, qui pose une question inévitable : comment éviter de passer à côté d'autres victimes, pourtant régulièrement suivies à l'hôpital ?

Pour y répondre, l'infirmière estime qu'il faudrait inclure la sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles dans tous les cursus de formation de tous les soignants. Et faire de la question "Avez-vous déjà été victime de violences ?" un réflexe dans tout le corps médical


Si vous êtes victime de violences conjugales, ou si vous êtes inquiet pour une membre de votre entourage, il existe un service d'écoute anonyme, le 3919, joignable gratuitement 24h/24 et 7 jours sur 7. Il est aussi possible d'envoyer un signalement sur une messagerie instantannée. D'autres informations sont également disponibles sur le site Service-public.fr

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