"On nous isole encore plus" : on est allé sur les routes de la Creuse où la limitation à 80 km/h est vécue comme une injustice
L'application de cette mesure gouvernementale qui entre en vigueur le 1er juillet sur toutes les routes secondaires ne passe dans ce département rural, où se mêlent sentiment d'abandon de la part de l'Etat et colère des usagers de la route.
"Cette décision est prise par Paris, sans réflexion. Ces gens-là ne connaissent pas nos vies, ils ne se rendent pas compte !" C'est peu dire que la limitation à 80 km/h de la vitesse sur les routes secondaires fait enrager la section creusoise de la Fédération française des motards en colère (FFMC). Pour les rencontrer, rendez-vous est pris à La Table de Jaco, à La Souterraine (deuxième ville la plus peuplée du département avec plus de 5 000 habitants). Manque de chance : le rideau de fer du restaurant est baissé.
>> CARTE. Limitation à 80 km/h : les routes les plus meurtrières, département par département
"Fermeture définitive", peut-on lire sur une affiche. Direction la terrasse du Café de la gare, à deux pas, où la simple évocation du passage de 90 à 80 km/h fait réagir tous les clients présents. "C'est du racket, c'est scandaleux !" Rien d'étonnant pour Daniel Gargaud, coordinateur de la FFMC dans la Creuse. "On n'a jamais reçu un si bon accueil, c'est impressionnant. Quand on défile, les gens nous applaudissent. Et tout le monde nous réclame nos stickers", se réjouit ce jeune retraité, ancien chauffeur routier de 60 ans, qui a toujours vécu dans la Creuse.
Plus de 4 000 km vont être limités à 80 km/h
La mesure gouvernementale, publiée au Journal officiel dimanche 17 juin, et qui entrera en vigueur le 1er juillet, suscite passions, colère et rejet dans ce département très rural de 120 000 habitants. La Creuse ne compte qu'une seule route nationale, la N145, qui permet notamment de relier La Souterraine à Guéret – la préfecture, qui rassemble plus de 13 000 habitants – et où l'on peut rouler jusqu'à 110 km/h. Résultat : tous les autres axes du département (soit 4 400 km de routes secondaires) sont concernés par la nouvelle limitation à 80 km/h. "Travail, école ou loisirs des enfants, courses ou une simple baguette de pain... Vous êtes obligés de prendre la voiture et parfois sur de longues distances", explique Daniel Gargaud.
Dans la Creuse, sans voiture, c'est la mort sociale.
Daniel Gargaudà franceinfo
Ceux qui ne vivent pas à La Souterraine, Guéret ou Aubusson (près de 3 500 habitants) sont installés dans une multitude de hameaux dispersés sur les plus de 5 000 km2 du département. Et il n'est pas rare de vivre à plus 60 km de son lieu de travail. "Ici, votre véhicule, ce n'est pas un élément de vie mais de survie, confirme Thierry Gaillard, maire divers droite de Sardent (près de 800 habitants). On ne tient pas compte des spécificités régionales. Et puis, cette application systématique, brutale, rapide, d'une décision sortie du chapeau du Premier ministre..." Pour lui, la nouvelle limitation de vitesse "ne servira qu'à remplir les caisses de l'Etat".
Au-delà de la question de la limitation de la vitesse, c'est un sentiment d'abandon qui habite la Fédération française des motards en colère. "Dans la Creuse, les transports publics, c'est une ligne SNCF qui dessert la gare de La Souterraine. Toutes les petites gares ont été fermées. Et pour Guéret, il faut prendre un car. En dehors de ça, il n'y a plus rien", se désole Daniel Gargaud. Il pointe également le "désengagement de l'Etat dans l'entretien des routes qui rend la conduite dangereuse, le scandale des radars, le nouveau contrôle technique..." Bref, la coupe est pleine et la limitation à 80 km/h, "c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase".
Villages désertés et chaussées dégradées
Il suffit de sortir de La Souterraine en direction de Crozant (à environ une demi-heure de route) pour constater le mauvais état des routes minées par des nids-de-poule. Rubans sinueux et longues voies monotones alternent. Il n'est pas rare de croiser un panneau indiquant une "chaussée déformée". "Ça fait cinq ans qu'on a ces panneaux provisoires", s'agace Daniel Gargaud. Les paysages verdoyants de champs, pâturages et nature qui bordent la route ne sont interrompus que par de rares villages semblant déserts. Sur les nombreux volets fermés des commerces, les panneaux "À vendre" poussent comme des champignons.
Au milieu de ce cadre bucolique et peu propice aux bouchons, la question se pose : est-ce si grave de perdre cinq à sept minutes sur un trajet, en abaissant sa vitesse de 10 km/h ? "Pour Édouard Philippe, ce n'est peut-être pas grand chose. Mais pour le salarié qui fait le trajet quotidiennement, qui doit aller pointer et qui est en retard, cela va le pénaliser", affirme le coordinateur de la FFMC. Pessimiste quant à l'application de la mesure, Daniel Gargaud poursuit : "Tout le monde va être énervé sur les routes, notamment ceux qui ne pourront plus doubler derrière un camion. Ça risque de mal se terminer et les gens vont perdre leurs points de permis. Et sans permis, pas de travail."
Des trajets encore plus longs
Une séquence symbolise, pour les motards, cette déconnexion entre l'Etat et les zones rurales : Emmanuel Macron qui encourage, début octobre, les salariés licenciés de GM&S à partir travailler à l’usine Constellium d’Ussel, en Corrèze... à 140 km de La Souterraine : "Les gens sont obligés de quitter la Creuse s'ils veulent du boulot et on vient nous parler limitation de vitesse..." Même constat amer pour Sylvie Sergent, présidente de la FCPE de la Creuse. Pour elle, ce passage à 80 km/h démontre "une ignorance du monde rural".
Une fois de plus, ce sont les départements ruraux qui sont mis de côté. On nous isole encore un peu plus.
Sylvie Sergentà franceinfo
"Chez nous, il n'est pas rare qu'un établissement scolaire soit à 30 minutes du domicile. Avec les nombreux arrêts et l'état des routes, des enfants font une heure de car le matin, une heure le soir, leur trajet va donc être rallongé", déplore-t-elle. Pour réduire ce temps passé sur les routes, elle s'est s'installée il y a 20 ans, à Saint-Médard-la-Rochette, à 20 minutes d'Aubusson et 45 minutes de Guéret. "Quitter la région parisienne, c'était un projet de vie pour moi. Il n'est pas rare qu'avant de s'installer chez nous, des parents me demandent si l'école est menacée de fermeture. La présence d'une école compte mais aussi la distance", résume cette maman.
"Mon fils en a quand même pour une demi-heure, en car, pour aller au lycée. Et je l'emmène le matin en voiture car nous vivons en pleine campagne, à un kilomètre du lieu de ramassage scolaire", souffle-t-elle. Ceux qui ne peuvent pas déménager "ont des enfants qui passent leurs vies sur les routes", pointe cette graphiste indépendante de 53 ans : "Il n'est pas rare que des gamins rentrent chez eux à 19 heures."
Une limitation aux effets limités ?
Difficile de trouver un Creusois favorable à la limitation à 80 km/h. Difficile, mais pas impossible. Claire Lestavel, 50 ans, salariée d'une coopérative à Faux-la-Montagne (près de 400 habitants, située non loin de la limite avec la Corrèze et la Haute-Vienne, dans le sud de la Creuse, à 1h20 de La Souterraine) se réjouit car "les gens rouleront moins vite" : "En Creuse, il y a trop de petites routes avec des virages dangereux. Donc quand les gens voient une ligne droite, ils accélèrent beaucoup trop."
Encore faut-il que la limitation à 80 km/h soit respectée. "Sur les petites routes de Creuse, on ne peut jamais dépasser les 80, balaie une directrice d'auto-école de Guéret, qui souhaite conserver l'anonymat. Elles sont sinueuses et dangereuses." Avant de tout de même concéder : "En revanche, sur les grands axes, quand il y a de la visibilité, c'est vrai que c'est un peu embêtant." "Ni pour, ni contre" cette mesure, elle est en tout cas convaincue qu'elle n'entraînera pas une baisse du nombre des morts sur la route (neuf personnes ont été tuées en 2017 dans le département).
Quand on met des interdictions aux gens, ils frôlent l'interdit.
une directrice d'auto-école de Guéretà franceinfo
Pour lutter contre les excès de vitesse, la professionnelle de la route prône "la pédagogie et les changements de comportements". "Dans mes leçons de conduite, je cache le compteur de vitesse de mes élèves, cela leur prouve que s'ils analysent correctement la situation, ils ne dépassent pas la vitesse autorisée", constate la directrice d'auto-école.
À la Fédération des motards en colère, on estime que la vitesse n'est pas le principal problème de sécurité routière : "Regardez plutôt du côté de l'alcool, de la drogue ou du portable au volant...", suggère Daniel Gargaud. Un argument que Claire, la quinquagénaire de Faux-la-Montagne, village isolé en plein cœur du plateau de Millevaches, renvoie d'une ironie : "Les gens sont pressés mais quand ils seront morts, ils auront tout le temps pour aller vite !"
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