Quelle idéologie se cache derrière la "quenelle" de Dieudonné ?
Pour mieux comprendre ce geste et ses implications, francetv info a interrogé Jean-Paul Gautier, historien et auteur du livre "La Galaxie Dieudonné".
Elle est devenue un objet de contentieux pour certains employeurs, et elle défraie de plus en plus souvent la chronique. La "quenelle", le geste controversé créé par Dieudonné, est à l'origine d'une enquête administrative chez les pompiers de Meurthe-et-Moselle. Un intérimaire d'Adecco a été banni des listes du groupe de travail temporaire pour une "quenelle" chez un client. Des situations comme celles-là se sont multipliées ces derniers temps, alors que Dieudonné accumule les déboires judiciaires avec l'amende de 28 000 euros pour la chanson Shoah nanas et la plainte de Radio France pour ses propos concernant le journaliste Patrick Cohen.
Pour mieux comprendre la signification et la popularité de la "quenelle", francetv info a interrogé Jean-Paul Gautier, historien et auteur du livre La Galaxie Dieudonné (Ed. Syllepse, 2011).
Francetv info : Comment est née la "quenelle" ? Certains évoquent un sketch datant de 2005, d'autres parlent de 2009 et de l'affiche de la liste antisioniste dont Dieudonné était tête de liste...
Jean-Paul Gautier : Je penche plutôt pour 2009. Pour moi, c'est cette affiche qui a donné de la visibilité à ce geste. Il était peut-être connu des fans de Dieudonné avant mais c'est vraiment avec cette campagne qu'il a touché un large public et qu'il est devenu populaire. Une popularité qui fait que l'on voit aujourd'hui des sportifs connus ou des personnalités d'extrême droite faire des "quenelles".
Quelle est la signification de la "quenelle" ?
Roger Cukierman, le président du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives en France, a dit que c'était un "salut nazi inversé". Je ne suis pas du tout d'accord avec lui. Dieudonné n'est pas un nazi. Pour moi, la "quenelle" est une nouvelle version du bras d'honneur qui visent les puissants, les riches et surtout les juifs. C'est un geste antisémite.
Dieudonné pense qu'un lobby juif a la main sur le pouvoir et qu'il se décline dans toutes les sphères : politiques, financières, médiatiques, et artistiques. C'est une grille de lecture selon laquelle tout non-juif est victime du totalitarisme juif. Autrement dit, les juifs s'arrangent entre eux et pour eux.
Quand Dieudonné affirme que la "quenelle" est un "symbole d'insoumission au système", il désigne un système juif. Selon lui, les juifs s'enrichissent et font leurs affaires sur le dos des autres, au détriment de l'ensemble de la population. En clair, pour le dire crûment, le message de ce geste est : "le système passe son temps à vous la mettre, alors nous vous la mettons." Cette image était explicite lorsqu'il a affirmé [à Libération], qu'il comptait "glisser [sa] petite quenelle dans le fond du fion du sionisme".
Les personnes qui font ce geste mesurent-elles cette dimension antisémite ?
Pas toutes. En majorité, les supporters de Dieudonné sont sous-politisés. Pour eux, la "quenelle" est à la fois un symbole de rébellion et une blague, de la même façon que Dieudonné parle de politique sur le ton de la dérision mais de façon connotée. Ce qui les attire aussi dans la "quenelle", ce sont les aspects de transgression et de langage codé. Elle donne un signe de reconnaissance.
Beaucoup de fans de Dieudonné ne comprennent pas pourquoi la justice le poursuit. Ils le comparent à Pierre Desproges et soulignent que ce dernier n'a pas été traîné devant les tribunaux. Pour eux, Dieudonné est un humoriste et il est possible de dissocier son humour de ses convictions. Mais ils oublient qu'il a déclaré : "Dès lors qu'on est sur une tribune et qu'on parle, on fait de la politique." Ils mettent de côté le fait que Dieudonné est dans le champ magnétique de l'extrême droite. Il suffit de rappeler ses relations : Jean-Marie Le Pen [président d'honneur du Front national et parrain de sa fille], Alain Soral [idéologue d'extrême droite], Robert Faurrisson [historien négationniste].
Ils ne voient pas que Dieudonné est un héritier de deux antisémitismes. Il y en a un de gauche : le juif, c'est le patron, le riche, celui qui possède. Il a été pensé par des auteurs comme Paul Rassinier. L'autre est de droite. Il a été pensé par des personnes comme Charles Maurras, au début du XXe siècle qui avait écrit : "Tout vient du juif, tout revient au juif." Mais Dieudonné s'est aussi inspiré de celui que l'on retrouvait notamment dans le groupuscule l'Œuvre française ou chez François Duprat, figure de l'extrême droite française du XXe siècle. Sauf qu'il ne cite pas ses sources d'inspiration.
Comment la "quenelle" est-elle devenue populaire ?
La communication de Dieudonné, gérée par sa femme, est très efficace. Cela se passe en grande partie sur internet grâce un site web actif, une importante communauté de fans et une chaîne YouTube. C'est donc principalement une population jeune qui est visée. Dieudonné a fait de la "quenelle" un running gag. Il les commente dans ses vidéos et les récompense lors d'une cérémonie. "Placer des quenelles" est devenu un jeu pour certains fans. Un jeu encouragé par Dieudonné lui-même qui publie les photos sur son site.
D'une façon générale, il cherche à avoir une couverture médiatique maximale en utilisant l'actualité et des déclarations provoquantes. Par exemple, en pleine affaire Clément Méric, il a publié la vidéo d'un entretien avec Serge Ayoub [après la mort du militant antifasciste lors d'une altercation avec des skins d'extrême droite, Manuel Valls, le ministre de l'Intérieur, a dissous un groupe d'extrême droite appelé Jeunesses nationalistes révolutionnaires. Serge Ayoub en était le leader]. Autre exemple, lors du débat sur le mariage pour tous, il a déclaré, en Algérie, que c'était un "projet sioniste qui vise à diviser les gens".
Sa stratégie de communication passe aussi par la victimisation. En novembre, lorsqu'il a été condamné à 28 000 euros d'amende pour le détournement de la chanson d'Annie Cordy Chaud cacao en Shoah nanas, il a déclaré qu'il était déçu que la peine ne soit pas plus lourde. Ce qui lui importe, c'est que l'on parle de lui. En mal ou en bien. Mais cela l'arrange quand c'est en mal. Il peut se poser en victime du système. C'est la même méthode que le Front national a utilisé, et utilise toujours.
Qui est le public de Dieudonné ?
Pour comprendre son cœur de cible, il n'y a qu'à voir là où les listes antisionistes aux élections européennes ont réalisé leurs meilleures scores en 2009. Ce sont toujours des zones défavorisées, comme à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, ou Trappes, dans les Yvelines.
C'est d'abord aux jeunes de ces banlieues que Dieudonné s'adresse. Ils sont issus de l'immigration, ils ne sont pas riches, ils n'ont pas forcément fait de longues études, ils peuvent avoir des difficultés à trouver un emploi... Ce sont des personnes qui se sentent lésées par la société, qui ont du mal à se faire une place. En résumé, il leur dit : "Regardez, pendant que vous galérez, les juifs s'en mettent plein les poches !" Et cela marche. Dans ce climat où la politique est discréditée, si la situation économique se dégrade encore, c'est-à-dire si le quotidien de ces personnes se complique davantage, Dieudonné va continuer à engranger des supporters.
Mais il ratisse plus large. Il y a autour de lui des conspirationnistes, des négationnistes, des personnes ancrées à l'extrême droite depuis longtemps, ou encore des fondamentalistes musulmans qui se sont tournés vers lui avec le conflit israélo-palestinien. Ces populations ont des positions opposées. Mais elles peuvent se croiser. Lors d'événements, par exemple, un supporteur d'Alain Soral peut croiser une femme voilée, et cela donne des situations explosives. Des scènes qui peuvent arriver lors de manifestations pro-palestiniennes et antisionistes.
La "quenelle" est-elle un business ?
L'argent, les finances, c'est extrêmement important. Les activités de Dieudonné et Alain Soral rapportent de l'argent. C'est leur travail, ils en vivent. Dans les échanges d'emails publiés entre la femme de Dieudonné et Alain Soral, le problème porte sur l'utilisation de la "quenelle" et de l'ananas [un autre symbole pour Dieudonné, depuis la chanson Shoah nanas]. Ces signes sont apposés sur des autocollants d'Egalité & Réconciliation, le mouvement dont Soral est le président. L'épouse de Dieudonné proteste car ces documents le rattachent à ce groupe alors que son mari se félicite de n'être lié à aucun parti, ce qui est vrai. Elle accuse également Soral de vouloir utiliser la popularité de ces signes distinctifs pour attirer l'attention.
Les deux clans cherchent à préserver leurs affaires. La femme de Dieudonné se vante d'avoir multiplié son chiffre d'affaires par quatre en quatre ans. Les spectacles font salle comble à Paris et dans toute la France, les produits dérivés comme les t-shirts et les mugs se vendent extrêmement bien. La marque "quenelle" a même été déposée. De son côté, Soral a vendu 50 000 exemplaires de son dernier livre, il y en avait des piles à la Fnac. Il a également des activités commerciales. Il vend du vin et des produits de terroir. Leur proximité, d'abord idéologique, pourrait pâtir de leur concurrence commerciale.
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