: Enquête Comment l’industrie pornographique tente de se refaire une virginité
Dans le bureau de sa maison du sud de la France, les trépieds et les projecteurs de John B. Root, réalisateur et acteur de films pornographiques pendant 30 ans, sont recouverts de poussière. Cela fait deux ans qu'il ne tourne plus, écœuré par les affaires judiciaires qui ont entaché son secteur professionnel. "Ce n'est pas le porno qui a fait son '#MeToo'. C'est la police qui a fait le '#MeToo' du porno", tempête-t-il, lorsqu'il rencontre la cellule investigation de Radio France.
Une fausse rabatteuse
Fin 2020, plusieurs articles de presse annoncent en effet l'arrestation et la mise en examen de quatre hommes pour viols, proxénétisme et traite d'êtres humains, dont l'acteur et réalisateur de vidéos X, Pascal Ollitrault, alias Pascal OP. À l'époque, il a sa petite notoriété dans le milieu. Il donne des interviews sur Dorcel TV ou dans la presse spécialisée. Il est alors à la tête de "French bukkake". Pendant dix ans, jusqu'à sa fermeture en 2020, ce site a proposé contre un abonnement payant de visionner, mais aussi de participer à des scènes de bukkake, où des dizaines d'hommes éjaculaient sur une seule femme. Certaines captures d'écran de son compte Twitter montrent des hommes cagoulés en arc de cercle dans un hangar, qui attendent une femme pour tourner la scène.
En s'intéressant à cet homme, les enquêteurs vont découvrir un stratagème auquel il avait recours pour recruter des participantes. "En 2016, j'ai été contactée sur les réseaux sociaux par une jeune femme du nom d'Axelle Vercoutre, explique une plaignante, Amélia* (prénom modifié), dans une interview à France Culture. Elle m'explique qu'elle fait de l'escorting et que c'est fun de coucher avec des inconnus". Cette amie virtuelle lui fait miroiter de l'argent facile et de la discrétion si elle participe à une soirée d'escorting puis à des vidéos intimes. En difficultés financières, Amelia se laisse tenter.
Mais derrière ce pseudo, Axelle Vercoutre, se cache en fait un homme. Un rabatteur qui transmet les coordonnées des femmes à Pascal OP. Des dizaines de plaignantes raconteront la même histoire aux enquêteurs. Les tournages qui suivent se passent mal. Plusieurs plaignantes affirment ne pas avoir été prévenues de certaines pratiques sexuelles qu'elles allaient subir. Elles s'y sont opposées parfois. Elles ne connaissaient pas non plus le nombre de partenaires. Elles ne sont payées en liquide que si elles signent des contrats dans lesquels elles cèdent leur droit à l'image sur tous les supports, alors que Pascal OP leur avait promis une diffusion discrète à l'étranger. Dans un premier temps, la police ferme les yeux. "J'ai été sidéré de voir que certaines de ces femmes avaient porté plainte dès 2015 pour viol et qu'on leur avait dit qu'il s'agissait d'un différend commercial", s'insurge le journaliste Robin d'Angelo, qui a écrit Judy, Lola, Sofia et moi (éditions Goutte d'Or, 2018), un livre consacré à ces tournages, deux ans avant que l'affaire n'éclate.
Une cinquantaine de plaignantes
La section de recherche de Paris de la gendarmerie va finalement réexaminer ces plaintes et visionner des heures de films. Des vidéos dans lesquelles des femmes pleurent, se plaignent et demandent qu'on mette fin à l'acte sexuel. Dans des extraits du dossier judiciaire, auquel la cellule investigation de Radio France a pu avoir accès, des échanges de SMS de Pascal OP avec d'autres prévenus montrent qu'il se dépêchait de tourner les scènes avant que les femmes ne découvrent son subterfuge sur une diffusion plus exposée que prévue. "Pour les actes sexuels, tout était expliqué avant. Je reconnais que je n'ai pas tout dit pour la diffusion. Mais pas pour les tournages", explique-t-il à la juge d'instruction lors de l'une de ses auditions.
Au final, 17 prévenus : des acteurs, des réalisateurs et des producteurs de vidéos X seront mis en examen. Ce mois d'avril 2024, la justice va devoir décider si l'affaire est renvoyée devant une cour d'assises pour des actes de torture et de barbarie, ou devant la cour criminelle pour viol, proxénétisme aggravé, traite d'être humain, blanchiment d'argent et travail dissimulé. "Il aurait été intéressant d'entendre d'autres acteurs de cette industrie, y compris les diffuseurs, pour comprendre vraiment comment elle fonctionne", regrette Maitre Dylan Slama, avocat d'un des prévenus.
Les diffuseurs éclaboussés
Le scandale va aussi avoir des conséquences sur les diffuseurs de contenus pornographiques. C'est le cas d'Union, de Jacquie et Michel et même de la maison Dorcel. Des prévenus comme Pascal OP, Mat Hadix, Oliver Sweet ou Rick Angel ont collaboré avec eux et leur ont fourni des centaines de vidéos. "On applique des mesures de précaution", explique Grégory Dorcel, le directeur général de la société du même nom. Autrement dit : des vidéos ont été retirées des catalogues. "C'est un risque pour nous parce que nous nous sommes contractuellement engagés à diffuser ces vidéos, alors qu'aucune décision judiciaire n'a été prise", affirme le patron de Dorcel.
Un risque, mais aussi une précaution, parce que diffuser des vidéos de viols est puni par le Code pénal (article 227-24). Et la société ne peut pas confirmer qu'elle n'en a jamais eu dans son offre. "Nous n'avons diffusé que des vidéos où Pascal OP est acteur, se justifie Grégory Dorcel. Aucune où il est producteur. Or à notre connaissance, il n'est mis en cause que pour des tournages où il assurait la production".
La cellule investigation de Radio France a pourtant constaté que Pascal OP mutualisait ses tournages avec un autre producteur, Mat Hadix, pour faire tourner en un minimum de temps un maximum de scènes aux participantes. Les deux hommes échangeaient leur rôle, l'un faisant l'acteur pour le tournage de l'autre et vice versa. Les diffuseurs affirment ne pas être au courant de cette pratique. "Après la découverte des affaires, nous avons pris l'initiative de retirer les vidéos des producteurs incriminés", nous a écrit le rédacteur en chef du site internet Union, qui a demandé à garder l'anonymat. "Nous ne pouvions pas cautionner ces agissements, même si à notre connaissance aucune plainte ne concerne une vidéo que nous diffusons".
De nouvelles chartes de "bonnes pratiques"
Aujourd'hui, ces sociétés assurent avoir mis en place de bonnes pratiques. Dorcel dispose désormais d'un comité de visionnage de six personnes. Il a aussi confié à une actrice-réalisatrice, Liza Del Sierra, le soin de rédiger une charte déontologique qui a vu le jour en avril 2021 (fichier PDF), avec le concours d'un sociologue et d'un avocat. "Elle implique le respect du consentement à tous les niveaux", explique la jeune femme. Cette charte impose notamment aux producteurs indépendants qui fourniraient des vidéos à Dorcel d'embaucher un coordinateur d'intimité sur les plateaux pour recueillir le consentement libre et éclairé des participants. Elle exige aussi un salaire minimum de 400 euros par scène et l'envoi d'un plan de travail avec des détails sur les pratiques sexuelles acceptées ou pas, au moins 14 jours avant le tournage. "On doit cocher les cases sur des formulaires pour dire ce qu'on ne veut pas faire", explique une actrice.
Ces formulaires s'allongent tous les ans en intégrant de nouvelles pratiques, comme la strangulation ou l'usage du nylon récemment. "On ne s'est pas assez inquiété de ceux ou de celles qui ne voulaient pas faire de la pornographie leur métier. Résultat, on a aujourd'hui 50 femmes au tribunal", tempête Liza Del Sierra. "Nous nous donnons jusqu'en 2025 pour que 100% des studios que nous diffusons respectent une charte équivalente, s'engage pour sa part Grégory Dorcel. Pour l'instant nous en avons 39%".
Mais certains connaisseurs du milieu sont très réservés sur l'efficacité de ces chartes qui sont essentiellement portées par des femmes réalisatrices ou actrices, alors que ce sont plutôt des hommes qui produisent encore aujourd'hui le plus de films. "Ils font du 'féminisme washing'. On sait que des femmes sont présentées comme réalisatrice du film alors qu'elles ne s'intéressent ni au script, ni à la caméra, ni au tournage", nous explique un professionnel qui nous a avoué avoir crédité sa compagne comme réalisatrice de son propre film X, il y a quelques années à la demande de son diffuseur. "Ils ont rédigé ça pour se dédouaner mais c'est un peu tard", renchérit le réalisateur John B. Root.
Une coordinatrice d'intimité juge et partie
Notre enquête montre qu'effectivement, ces chartes ont des limites. Nous avons par exemple rencontré plusieurs coordinatrices d'intimité qui avaient une double casquette, étant aussi actrices sur les tournages. "Il n'y a pas beaucoup de coordinateurs bien formés", explique la réalisatrice Anoushka, et "c'est à la charge de la production de les payer", précise-t-elle. Impossible d'embaucher spécifiquement quelqu'un à 500 euros la journée lorsqu'on ne dispose que d'un budget de 45 000 euros, comme celui alloué par Canal Plus pour réaliser son dernier film X. "Chez Dorcel, ils ont leur coordinatrice d'intimité pour leur propre production. Mais quand on s'audite soi-même, ce n'est pas l'idéal non plus", renchérit-elle. Elle et d'autres réalisatrices plaident pour que les productions financent un fond indépendant permettant d'embaucher des tiers de confiance sur les tournages.
L'actrice Carolina Cherry a aussi constaté que ces chartes sont mal appliquées lorsqu'elle a tourné deux fois pour des productions Dorcel l'an dernier à Budapest en Hongrie, avec notamment une coordinatrice d'intimité hongroise. "À 24 heures de mon départ, ils ont changé mon programme, en ajoutant une scène anale. J'ai découvert que cette scène annexe était diffusée sur un label que je ne connaissais pas". Elle s'en est plainte auprès du directeur des contenus du groupe. "Ils m'ont payé la scène supplémentaire. Mais quelqu'un de plus jeune ou de moins à l'aise aurait laissé faire sans rien dire". Grégory Dorcel affirme ne pas avoir connaissance de ce différend. Son service communication nous a cependant indiqué plus tard qu'il arrivait "sur certains tournages qu'une même scène soit tournée en deux versions : une caméra en cinéma traditionnel et une autre en caméra subjective". Un mode de fonctionnement qui aurait finalement été abandonné.
D'autres diffuseurs comme Union n'imposent pas de coordinateur d'intimité aux producteurs dont ils achètent les contenus. Mais : "Nous leur demandons systématiquement de nous fournir une vidéo avant et après le tournage, dans laquelle les acteurs et actrices confirment que les scènes qui viennent d'être tournées ont été réalisées avec leur consentement", nous a écrit le rédacteur en chef du site Union. "Le consentement, ce n'est pas seulement avant et après la scène. Ça se demande tout le temps", précise Paloma Garcia Martens, coordinatrice d'intimité dans la fiction audiovisuelle et le cinéma traditionnel. Selon elle, le but de ces vidéos est avant tout de protéger la production mais pas de recueillir un consentement libre et éclairé. Sur un tournage, explique-t-elle, une coordinatrice d'intimité doit avoir la capacité de dire non au réalisateur, tout en lui proposant des solutions pour qu'il puisse tout de même réaliser la scène qu'il souhaite.
Jacquie et Michel dans la tourmente
Le groupe Arès, qui détient la marque Jacquie et Michel, a été le premier à établir un guide de bonnes pratiques, dès novembre 2020. Juste après la mise en examen de Pascal OP, il publie une charte déontologique (fichier PDF) et éthique applicable à tous les collaborateurs et créateurs de contenus pour leurs différents labels : JM, JM Elite, Hot Vidéo et Colmax. Elle doit permettre aux producteurs français de garantir au groupe Arès qu'ils ont pris toutes les mesures nécessaires afin de s'assurer de l'entier consentement et de la protection de chaque protagoniste, notamment féminin, lors de toute réalisation d'œuvres destinées à ses plateformes.
Nous avons interrogé plusieurs participants à des tournages de Jacquie et Michel. Aucun pourtant n'avait reçu cette charte à l'époque. "Ce sont surtout des belles paroles", nous confie Marie Lumacarie, une actrice qui a collaboré avec JM. "J'ai été choquée par le comportement d'Eddy, un des acteurs avec qui j'étais sur un tournage en 2021. On devait faire une photo pour de faux, et il m'a assise direct sur son sexe", affirme-t-elle. Eddy Blackone est un acteur mis en examen et cité dans de nombreux témoignages de l'affaire French Bukkake. Plusieurs femmes évoquent à son sujet des tentatives de viols hors caméra sous la douche après les scènes. Dans un échange de sms, un réalisateur lui aussi poursuivi, MatHadix, parle de lui avec Pascal OP : "Eddy : il fait ça à toutes les filles dans la douche, peut-on lire dans le dossier. Avec des conneries comme ça, on peut se retrouver avec une plainte pour viol".
L'acteur sera finalement interpellé en octobre 2021 après avoir tourné avec plusieurs productions professionnelles, dont celle de Nikita Belluci, actrice et réalisatrice porte-parole aujourd'hui d'une industrie qui se veut plus déontologique. "J'avais dénoncé depuis longtemps les pratiques de Pascal OP et d'autres, explique-t-elle, mais pour Eddy, je n'ai jamais rien entendu". Eddy détient toujours sa fiche d'acteur sur le site internet de Jacquie et Michel, mais personne n'a souhaité répondre à nos sollicitations. Quant à l'avocat de l'acteur, il réserve ses réponses à la justice et rappelle que son client est présumé innocent.
Des vidéos litigieuses encore en ligne
En dépit de ces constats, en avril 2022, lors de son audition au Sénat devant la délégation du droit des femmes, Vincent Gey, le directeur des opérations du groupe Arès (qui détient Jacquie et Michel) défend le sérieux de sa charte. "Des contrôles inopinés sont conduits sur les tournages", précise-t-il. "Si le moindre manquement était décelé, il serait mis fin à notre collaboration", explique-t-il. Il reconnaît cependant qu'une seule personne est affectée à ce contrôle, alors que sa société diffuse plus d'un millier de scènes par an.
Deux mois plus tard, son patron, Michel Piron, le fondateur de Jacquie et Michel, est mis en examen pour complicité de viols et traite d'êtres humains en bande organisée, ce qui jette un immense doute sur les bonnes pratiques qui seraient celles de sa société. Certains de ses diffuseurs prennent leurs distances. Canal Plus suspend la chaîne Jacquie et Michel TV dès juin 2022. En février dernier, c'est Colmax TV qui est à son tour interrompue. Le fils de Michel Piron, Thibault Piron, et son directeur des contenus Germain Chicot créent cependant une nouvelle société dénommée Aramis. Or, dans les offres VOD de Canal Plus, nous avons identifié plusieurs films tournés pour le groupe Arès en 2021 et crédités désormais du nom d'Aramis.
Interrogé sur une éventuelle reprise de relations commerciales avec les créateurs de Jacquie et Michel, le service communication de Canal Plus nous a répondu : "À notre connaissance, plus aucun contenu de Jacquie et Michel n'est présent sur les services édités par le Groupe Canal+ (antennes et offre VOD)". Depuis notre interpellation, nous avons effectivement constaté que les films que nous avions repérés dans l'offre VOD de Canal ne sont désormais plus accessibles.
Mais cela montre qu'il est difficile pour les diffuseurs de garantir que de bonnes pratiques sont respectées dans un secteur flou où les protagonistes agissent aussi sous pseudonyme. "Il y a aujourd'hui de nouvelles entités qui ont été créées. On a repris des vidéos de Jacquie et Michel, mais on a juste coupé la scène au moment de la phrase signature. Quand on dit : merci qui ? Merci Jacquie et Michel !", conclut un professionnel du secteur.
Après publication de notre enquête, nous avons reçu les précisions suivantes la société Arès :
"La société Arès et la marque Jacquie et Michel ne sont pas mises en cause et n'ont même jamais été entendues par la justice. Chaque vidéo diffusée par le groupe Arès est scrupuleusement et très rigoureusement contrôlée. Le groupe Arès établit un dossier comprenant les divers éléments de ces contrôles pour chacune d'elle. Quant à son fondateur qui a quitté toutes ses fonctions depuis deux ans, et qui fait l'objet d'accusations d'une seule actrice qu'il conteste, il demeure présumé innocent. Enfin, Aramis n'est pas une société créée par Thibault PIRON, puisqu'elle existe depuis 1983 et en partenariat avec Canal+ depuis 17 ans. Aramis ne diffuse que des vidéos méticuleusement contrôlées, sans lien contractuel avec le groupe Arès."
Une enquête en partenariat avec le magazine Capital :
Porno éthique : derrière les grandes promesses, "business as usual", par Christelle Pangrazzi
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