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"Tchernobyl sur glace" ou solution "pour faire reculer le charbon" ? On vous présente la centrale nucléaire flottante dans l'Arctique

La première centrale nucléaire flottante du monde entame vendredi 23 août son voyage de 5 000 kilomètres dans l'Arctique. La crainte des organisations écologistes d'une catastrophe environnementale n'a pas freiné le projet russe. 

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La centrale nucléaire flottante, "l'Akademik Lomonosov", avant son départ de Saint-Pétersbourg (Russie) le 28 avril 2019.  (ANTON VAGANOV / X06532 / REUTERS)

Un monstre des mers. Près de 144 m de long, 30 m de large et quelque 21 000 tonnes d'acier... L'Akademik Lomonosov est un navire d'un nouveau genre. Il ne s'agit pas d'un paquebot de luxe, mais d'une centrale nucléaire flottante bâtie pour aller fournir de l'énergie à la petite ville de Pevek, en Russie, dans le nord-est du pays, à 350 km au nord du cercle arctique.

Au départ de Mourmansk, cette première centrale nucléaire flottante de l'histoire doit commencer son long trajet de 5 000 km vers Pevek. Un projet qui inquiète les organisations environnementales face à ce qui pourrait devenir un "Tchernobyl de glace", selon elles. Le tout dans une zone jusqu'ici plutôt épargnée par l'empreinte humaine, mais que le réchauffement climatique pourrait bien totalement désenclaver.

"L'Akademik Lomonosov" va parcourir 5 000 km pour rallier Mourmansk à Pevek à partir du mois d'août 2019. (GOOGLE MAPS / FRANCEINFO)

Comment est né ce projet de centrale ?

Cette centrale flottante a été imaginée par Rosatom, société étatique russe chargée de l'énergie atomique. "Un premier projet de centrale nucléaire flottante russe a été envisagé en 1998", affirme Karine Herviou, directrice au pôle Sûreté nucléaire de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Le projet a été relancé en 2006 et la construction a débuté un an plus tard. Les travaux s'achèvent finalement en 2017.

La même année, la centrale est mise à l'eau à Saint-Pétersbourg. C'est dans cette ville de 5 millions d'habitants que les deux réacteurs doivent être chargés en combustible. Mais devant les inquiétudes des organisations environnementales et une pétition lancée par Greenpeace (en anglais), les autorités russes décident que cette opération se fera finalement à Mourmansk, au bord de la mer de Barents, où l'Akademik Lomonosov a jeté l'ancre en mai 2018. C'est là que les deux réacteurs de 35 MW chacun, des SMR (Small Modular Reactor), ont été chargés en combustible.

Ce sont deux petits réacteurs, d'une puissance électrique de 35 MW, à comparer à une puissance de 900 MW pour les réacteurs français électrogènes les moins puissants.

Karine Herviou

à franceinfo

"Ce sont les mêmes types de réacteurs qui sont déjà utilisés sur les brise-glace et les sous-marins russes", précise Joël Guidez, expert nucléaire international au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Avec une telle capacité, la centrale peut fournir de l'électricité à une ville de 200 000 habitants – 5 000 personnes vivent à Pevek. Elle devrait servir également à "désaliniser l'eau et à fournir du chauffage grâce à la vapeur d'eau des turbines", ajoute l'expert à franceinfo.

C'est remorqué par deux bateaux que l'Akademik Lomonosov sera acheminée jusqu'à Pevek, 5 000 km plus loin, où l'exploitation devrait débuter à la fin 2019 pour une quarantaine d'années.

Quel est l'intérêt d'une centrale flottante ?

A Pevek, l'Akademik Lomonosov va remplacer deux centrales vieillissantes : l'une thermique lancée en 1961, l'autre nucléaire inaugurée treize ans plus tard. Dans ces zones reculées, construire une centrale sur la terre ferme est donc possible mais "la puissance de cette centrale flottante est plus adaptée que celle d'un réacteur de forte puissance qui, par ailleurs, représente un coût de réalisation conséquent", observe Karine Herviou. La Russie a donc privilégié la solution maritime.

L'idée, c'est que la centrale soit de faible puissance, mobile et utilisée dans l'Arctique russe, où d'importantes capacités ne sont pas nécessaires.

Un responsable russe

cité par l'AFP

Cette première centrale du genre permet surtout "d'alimenter en électricité et en chaleur les régions les plus reculées, soutenant ainsi la croissance et le développement durable", soutient à l'AFP Vitali Troutnev, chargé de la construction et de l'exploitation des centrales nucléaires flottantes de Rosatom. Selon lui, ces centrales nucléaires pourraient permettre de faire l'économie de 50 000 tonnes de CO2 chaque année. "Une solution intéressante pour faire reculer le charbon, la plus polluante de toutes les énergies, qui compte toujours pour 38% de la production d'électricité dans le monde", estime Valérie Faudon, déléguée générale la Société française d'énergie nucléaire (Sfen), un think tank très proatome, dans le magazine Capital.

Mais tout ceci à un coût : environ 30 milliards de roubles, soit 420 millions d'euros. "On est bien obligé de les croire mais à mon avis, ça a coûté plus cher vu l'allongement du planning initial", souffle Joël Guidez. Cependant, le retour sur investissement peut être intéressant. "Une fois que la centrale est en fin de vie, les réacteurs peuvent être démantelés plus facilement, en usine, et le site utilisé à d'autres fins", explique Karine Herviou. "Ce dispositif permet une certaine souplesse", résume Joël Guidez.

Avec une piscine d'eau de mer, une salle de sport et un sauna à l'intérieur, l'Akademik Lomonosov est "une sorte de centrale nucléaire flottante témoin", écrit le magazine L'Usine nouvelle (article payant), qui a pu visiter le navire en juin 2019. Car la Russie espère bien renouveler l'expérience et en construire de nouvelles, notamment afin de les vendre à d'autres pays (asiatiques, par exemple), séduits par cette capacité de déplacement.

Pourquoi l'installer dans l'Arctique ?

Dans le grand nord, le réchauffement climatique est en train d'ouvrir un nouveau champ des possibles. Auparavant, pour atteindre ces zones, la Russie utilisait des brise-glace. Mais avec le changement climatique, "elle s'est rendu compte qu'elle n'en avait plus forcément besoin", avance Karine Herviou. De quoi offrir des "opportunités économiques", selon Hélène de Pooter, maître de conférences à l'université de Franche-Comté et auteur de l'ouvrage L'emprise des Etats côtiers sur l'Arctique. "Augmentation de la navigation, développement des ports, exploitation en mer des ressources naturelles (minières et biologiques), développement du tourisme, exportation de technologie, développement du secteur du bois, recherche scientifique", énumère-t-elle, contactée par franceinfo.

La Russie a compris l'enjeu géopolitique associé au réchauffement climatique et les retombées économiques potentielles liées au développement d'une voie maritime par le nord, le long des côtes arctiques.

Karine Herviou

à franceinfo

Environ 2 millions de Russes résident sur le littoral arctique, avance CNN (en anglais). Et pas moins de 20% du PIB du pays est généré sur ces côtes, selon la chaîne américaine. Le sous-sol regorge d'hydrocarbures et de minerais que la fonte des glaces rendra exploitables, alors que les réserves disponibles en Sibérie diminuent. "Il est important pour la Russie d'afficher son emprise sur sa région arctique, (...) face à ses voisins, mais aussi à des fins de politique intérieure, pour revendiquer sa souveraineté sur un territoire qui depuis les années 1970 a été un peu délaissé", analyse Frédéric Lasserre, directeur du Conseil québécois d'études géopolitiques (CQEG), interrogé par le quotidien québecois Le Devoir.

Ce projet suscite-t-il des inquiétudes ?

Si la Russie se félicite d'un tel projet, les organisations environnementales tirent la sonnette d'alarme. "Cette centrale déplace le risque de catastrophe nucléaire dans les eaux fragiles de l'Arctique", dénonce Jan Haverkamp, un expert nucléaire de Greenpeace, dans un communiqué (en anglais). "Son installation dans l'environnement rude de l'Arctique russe constituera une menace constante pour les habitants du Nord et la nature vierge" de la région, reproche Greenpeace.

L'ONG écologiste s'inquiète aussi à propos du trajet menant à Pevek, semé d'embûches auquel la centrale pourrait bien ne pas résister. "Avec sa coque à fond plat et son absence d'auto-propulsion, c'est comme équilibrer une centrale nucléaire sur un radeau et la mettre à la dérive dans certaines des eaux les plus rudes du monde " écrit l'association sur son site (en anglais)L'association évoque la possibilité d'un "Titanic nucléaire" ou d'un "Tchernobyl sur glace".

"Il s'agit d'une technologie différente de celle des réacteurs de Tchernobyl, nuance Karine Herviou. Un tel risque est éloigné." Et de poursuivre : "Les cœurs de ces réacteurs sont plus stables et plus faciles à piloter car plus petits que des réacteurs de même technologie de forte puissance." Pour apaiser les craintes, les autorités russes se veulent également rassurantes.

Cette installation dispose des systèmes de sécurité les plus modernes et devrait être l'une des installations nucléaires les plus sûres au monde.

Vitali Troutnev

à l'AFP

L'Usine Nouvelle, qui a pu visiter la centrale, affirme qu'il ne faut pas avoir d'inquiétude "concernant la radioactivité". "Le confinement à double niveau des réacteurs est parfaitement étanche", écrit le journal.

Des arguments qui ne convainquent pas Charlotte Mijeon, porte-parole de l'association Sortir du nucléaire : "Car c'est plus petit, c'est plus contrôlable ? Pas forcément. Le risque existe encore. Il est même possible qu'il y ait moins d'attention et de surveillance car la taille des réacteurs est moindre." "L'éloignement n'est pas un principe de protection", rappelle par ailleurs la porte-parole de Sortir du nucléaire, qui s'inquiète également de l'isolement qui rendrait plus difficile l'intervention des secours en cas de catastrophe. Charlotte Mijeon regrette aussi les désirs d'exploitation d'une zone jusqu'ici épargnée.

Cette centrale n'obéit pas à une volonté philanthropique. Il y a de gros projets d'extraction de ressources. C'est la double peine. On va accélérer le changement climatique en profitant de nouvelles zones accessibles, grâce au changement climatique.

Charlotte Mijeon

à franceinfo

Plus globalement, cette centrale nucléaire flottante ouvre la porte à des "conséquences négatives", selon ses détracteurs : accidents, pollution, menace pour les écosystèmes ou perturbation de la santé et des modes de vie traditionnels des populations locales. "Il est très vraisemblable que cette région de la planète offre, à l'avenir, des voies de navigation très fréquentées", conclut Hélène de Pooter.

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