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"Ils ont tué des hommes, mais ils n'ont pas tué leurs idées" : au procès des attentats de janvier 2015, proches et victimes font revivre "l'esprit Charlie"

La cour d’assises spéciale de Paris a entendu, mercredi et jeudi, les journalistes Riss et Fabrice Nicolino, ainsi que les familles de Cabu, Philippe Honoré et Charb. Entre émotion et coups de gueule, ils ont tenu à rappeler l'importance du combat mené par les victimes de l'attaque des frères Kouachi.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Denise Charbonnier, la mère du dessinateur Charb, le 10 septembre 2020, lors de son audition au procès des attentats de janvier 2015. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)

Elle est d'abord venue parler de "Stéphane", ce prénom tatoué sur l'avant-bras de son mari. Denise Charbonnier, la mère du dessinateur assassiné par les frères Kouachi avec onze autres personnes le 7 janvier 2015, a raconté son fils à la barre, devant la cour d'assises spéciale de Paris, jeudi 10 septembre. Enveloppée dans un grand foulard rouge et appuyée sur sa canne, elle décrit un garçon qui, enfant, "voulait toujours dessiner depuis l'école maternelle, pendant les vacances en famille. Il faisait le portrait de tout le monde, il était très littéraire, très joyeux". Un "gamin" accro au "Club Dorothée", comme toute sa génération, et fervent admirateur de Cabu. Il lui envoie un dessin, décroche une invitation sur le plateau de l'émission "Droit de réponse" de Michel Polac, où le dessinateur officie. Les deux hommes se retrouvent en 1992 dans l'aventure Charlie Hebdo.

Stéphane devient Charb, un surnom qui date pourtant du collège. "La documentaliste lui a dit 'j'en ai assez de t'appeler Charbonnier, c'est trop long'", sourit sa mère. Il signe ses dessins publiés dans l'hebdomadaire satirique de ces cinq lettres en capitales. "Charlie Hebdo, c'était sa vie", résume-t-elle. Avec ses corollaires, "l'engagement pour la laïcité", la "liberté de la presse", la "liberté d'expression". Et la lutte contre le racisme. "Apparemment, il n'y en a pas beaucoup qui l'avaient compris", dénonce cette femme si "fière" de son enfant, "un être exceptionnel", "généreux", "travailleur" et qui "riait beaucoup".

Il nous manque. On nous l'a arraché, on nous l'a tué. C'est un chagrin énorme, une souffrance, une plaie ouverte qui ne se refermera jamais.

Denise Charbonnier

devant la cour d'assises spéciale de Paris

L'ex-compagne de Charb, Valérie Martinez, ne tarit pas non plus d'éloges sur cet "homme formidable, unique, puissant, militant, fin, courageux, antimilitariste". "C'est important de dire qui a été assassiné le 7 janvier 2015", souligne à la barre Marie-Catherine Bret, une autre amie intime de longue date du dessinateur. "Ils ont tué des hommes, mais ils n'ont pas tué leurs idées."

"Charb n'a jamais regretté un dessin"

Devant la cour d'assises, ces proches s'attachent à faire revivre les disparus et "l'esprit Charlie" qui les animait avant l'attentat. L'humour arrive en haut du podium. Des caricatures de Charb sont projetées sur grand écran. Tout le monde en prend pour son grade, les religions, les partis politiques. La salle se détend, rit. Il y a notamment ce dessin sur l'invention de l'humour, avec deux ingrédients : de l'huile et du feu. "Charb n'a jamais regretté un dessin", souligne Marie-Catherine Bret.

"Mon père me disait 'le dessin, ça permet d'observer le monde'", se souvient Hélène Honoré, la fille de Philippe Honoré. Le dessinateur de 74 ans était à la conférence de rédaction ce mercredi 7 janvier 2015. "Je me suis souvent demandé ce qu'il aurait dit aux frères Kouachi", s'interroge la jeune femme, la voix claire. Elle imagine la scène : "Il leur aurait parlé calmement, proposé de s'assoir, leur aurait dit que dans un dessin, on peut se moquer de croyances mais jamais d'un individu. Il leur aurait posé des questions, demandé de parler de leur enfance, de leur vie, de leurs rêves, peut-être de la détention." Elle voit "les frères Kouachi regarder ses yeux profondément bleus, souriants".

Aujourd'hui encore, Hélène Honoré a du mal à réaliser que son père est mort. "Ce qui est arrivé est tellement à l'opposé de [lui], de sa douceur, il était extrêmement joyeux."

Personne ne pourra jamais me dire pourquoi mon père est mort mais je sais qu'il n'a pas vécu pour rien.

Hélène Honoré

devant la cour d'assises spéciale de Paris

Véronique Cabut est là, elle aussi, "pour témoigner de la vie de Cabu, qui était un homme libre". Son audition est filmée pour l'Histoire et elle le sait : "C'est très important parce que des chercheurs, des historiens découvriront à quel point les hommes et les femmes de Charlie étaient épris de liberté."

Très émue, la veuve du dessinateur s'accroche au "petit papier" qu'elle a préparé, mais le lit à peine. Cabu était "un homme gourmand qui aimait les gâteaux, fan de Charles Trenet, amateur de jazz et de musique baroque. Tous les soirs, il se passait un morceau avant de s'endormir. Je ne peux plus écouter de musique depuis cinq ans à cause de ça."

Cabu était surtout "un journaliste", martèle Véronique. "Je voudrais rappeler son numéro de carte de presse que je connais par cœur : 21991." Et puis, comme tous les autres, "sa vie, c'était le dessin". "Voilà ce qu'on a perdu, et je n'entendrai plus jamais son rire." En rentrant chez elle ce mercredi 7 janvier, la table de dessin laissée le matin même lui semble inerte. "Sa phrase fétiche c'était 'Véronique, ne t'inquiète pas', souffle-t-elle. J'avais raison de m'inquiéter. Cabu est mort pour ses idées."

Un tournant en 2006

Depuis 2006 et la publication des caricatures danoises de Mahomet, les menaces s'accumulent autour du journal. En 2011, les locaux sont incendiés par des cocktails Molotov. Comme Riss l'a évoqué à la barre la veille, "autour de nous, l'environnement changeait. On voyait ressurgir des obscurantismes, de nouvelles formes de totalitarisme", dont l'islamisme. Malgré tout, la vigilance se relâche. En 2013, la protection policière de Riss et Luz cesse. Fin 2014, la voiture de police qui stationne devant les locaux de Charlie au 10 rue Nicolas-Appert est retirée. Seul Charb, nommément visé par une fatwa, garde un "OP" (officier de protection) à ses côtés.

Quand Charb a vu son visage sur cette affiche avec les mots ‘Wanted mort ou vif', vous imaginez bien la réalité qu'il a prise en pleine face. Mais que "Charlie" soit là, toujours, ne disparaisse pas, c'était essentiel pour lui.

Marie-Catherine Bret

devant la cour d'assises spéciale de Paris

Dont acte. Les survivants de Charlie, entendus à la barre mardi et mercredi, ont continué à faire vivre le journal. Coûte que coûte. Dès le lendemain de l'attentat, malgré ses blessures, Riss ne s'est pas posé la question : "Pour moi, cette situation politique appelait des décisions politiques, il fallait continuer ce journal", le premier à être "victime d'un attentat terroriste en France". La veuve de Cabu s'en félicite : "Charlie Hebdo est là, Charlie Hebdo est vivant. Les terroristes et leurs complices ont perdu."

"Difficile d'informer quand la plume est enfermée"

Charlie Hebdo est "vivant". Le journaliste Fabrice Nicolino, un coquelicot en boutonnière, l'a lui aussi clamé haut et fort devant la cour mercredi. "Charlie, ce n'est pas que la culture de la mort, de l'islamisme, les attentats. Charlie, ce n'est pas seulement vivre dans cette ambiance de mort furieuse mais un gigantesque appel à la vie, Charlie c'est la vie." Mais le journaliste de 65 ans le reconnaît : l'esprit d'ouverture du journal est désormais enfermé dans un bunker, protégé par de multiples portes métalliques et des "flics surarmés", avec une "panic room" dans "laquelle il faut se précipiter si on entend un mot de passe". Or, il est "difficile d'informer quand la plume est enfermée". Il interpelle les journalistes dans la salle.

Dans la France de 2020, une équipe de journalistes est assiégée. Aucun journal de ce pays n'a jugé bon de venir s'intéresser à ce qui se passe à "Charlie Hebdo" cinq après.

Fabrice Nicolino

devant la cour d'assises spéciale de Paris

"Est-ce que les attentats n'ont rien changé ?" demande Richard Malka, avocat du journal. "En apparence, on prend tout ça au sérieux, mais je pense que la situation est pire. Où sont les combattants de la liberté ?" fustige Fabrice Nicolino. "Les menaces sur ce journal n'ont jamais cessé, confirme Marie-Catherine Bret. Aujourd'hui encore, un dessin qui déplaît et ce sont des kilomètres de mails, de messages sur les réseaux sociaux, etc. Depuis cinq ans, certains ont un objectif : terminer le travail des frères Kouachi." Regrettent-ils la publication des caricatures ? "Ce n'est pas comme ça qu'il faut raisonner, balaie Riss. C'est 'pourquoi on vit' ? On vit pour être libre ou pour être un esclave ? Je ne vais pas vivre soumis à l'arbitraire démentiel de fanatiques. Si on ne vit pas libre, à quoi bon vivre ?"

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