Esclaves yézidies : une revenante française de Syrie mise en examen pour crime contre l’humanité

Sonia M., 34 ans, est l'ex-épouse d’un haut gradé de Daech, revenante de Syrie, en détention en France depuis quatre ans. Elle est soupçonnée d'avoir réduit une jeune Yézidie de 16 ans en esclavage dans l'appartement où elle vivait avec son mari à Raqqa, en Syrie.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié
Temps de lecture : 9min
Illustration justice. (ALEXIS SCIARD / MAXPPP)

C'est une première historique depuis la Seconde Guerre mondiale : un citoyen français - en l'occurence une citoyenne - va sans doute bientôt être jugé à Paris pour crime contre l'humanité et génocide, les qualifications les plus graves de notre code pénal.

Sonia M., originaire de Grenoble, était mariée sous Daech à Abdelnasser Benyoucef, un djihadiste algérien ayant grandi en France, qui a été un haut-gradé de l’État islamique. Il en a été le premier chef des opérations extérieures et, à ce titre, était le supérieur, notamment, d’Abdelhamid Abaoud avant que ce dernier ne mette en œuvre les attentats du 13-Novembre 2015 à Paris. Abdelnasser Benyoucef est considéré comme l’un des commanditaires de l’attentat de l’Hyper Cacher et de l’attentat manqué de Villejuif. Il est supposé mort en mars 2016 lors de combats de l’État islamique contre l’armée syrienne.

Sonia M. partageait sa vie dans un appartement de Raqqa et attendait même un enfant de son mari au printemps 2015, quand Benyoucef a "acheté" une esclave yézidie âgée de 16 ans. Au départ, Sonia M. était poursuivie pour complicité de crime contre l’humanité, mais elle a été mise en examen en mars dernier, comme auteur principal, pour crime contre l’humanité.

L’enquête est aujourd’hui close et le parquet national antiterroriste à Paris doit rendre cette semaine son réquisitoire définitif. Sonia M. entend user de tous les recours dont elle dispose. S’ils n’aboutissent pas, la trentenaire pourrait être jugée en cette fin d’année 2024 ou début 2025. Les magistrats français sont allés au Kurdistan irakien recueillir, en février dernier, le témoignage de la jeune Yézidie que nous appellerons Roza (nom d’emprunt). Elle a aujourd'hui 25 ans et vit dans un camp de réfugiés proche d’Erbil.

Au cours de son audition, Roza a expliqué avoir été capturée, enlevée avec ses deux sœurs et de nombreuses autres jeunes femmes yézidies le 3 août 2014, quand le groupe État islamique a lancé une attaque coordonnée dans sa région de Sinjar dans le nord de l’Irak, territoire de la minorité confessionnelle yézidie, kurdophone, non musulmane. 3 000 Yézidis au moins sont morts au cours de cet assaut qualifié par les Nations unies de génocide.

Enfermée pendant plus d'un mois

Roza se souvient avoir été embarquée dans un camion par un marchand d’esclaves qui l’a vendue à Raqqa à Abdelnasser Benyoucef au printemps 2015, puis elle raconte être restée enfermée à clef pendant un mois et dix jours au domicile conjugal de celui-ci, où se trouvait donc Sonia M., enceinte. La jeune Yézidie raconte un quotidien de maltraitance, dit avoir été violée presque chaque jour par le djihadiste et explique que son épouse ne pouvait l’ignorer, l’appartement n’étant qu’un deux-pièces.

Esclave domestique dans ce logement, Roza décrit un calvaire, obligée de faire toutes les tâches exigées, obligée de demander l’autorisation pour boire, manger, se doucher. Elle confie avoir été maltraitée y compris par Sonia M., frappée au moins à deux reprises avec une chaussure. La jeune Yézidie décrit la femme de son tortionnaire comme dominante, portant un pistolet, et non comme une femme soumise qui aurait été victime, elle aussi, de cet homme.

Sonia M. se dit effondrée, brisée par ces accusations. Incarcérée dans la région Rhône-Alpes depuis janvier 2020, cette trentenaire conteste fermement avoir été violente avec la jeune Yézidie. Elle explique qu’elle a été mise devant le fait accompli quand son mari l’a emmenée chercher cette jeune esclave qu’il lui avait décrite comme "un cadeau de Dieu qu’on ne refuse pas". Sonia M. dit avoir toujours été gentille avec Roza, l’avoir laissé circuler librement dans l’appartement quand son époux était absent. En substance, la revenante explique que Roza était l’esclave de son mari, pas la sienne, et que c’est à sa demande qu’il avait fini par s’en séparer. Roza avait alors été "revendue" à un djihadiste belge. Une enquête a d’ailleurs aussi été ouverte par la justice belge.

Des faits qu'elle a évoqués d'elle-même

Sonia M. explique même que la justice française n’aurait pas pu la poursuivre pour ces faits d’esclavage si elle n’avait pas elle-même évoqué, de son propre chef lors de l’enquête de personnalité diligentée par les juges, cette jeune Yézidie vivant en 2015 pendant plus d’un mois chez elle et son mari.

Sonia M. dit s’être confiée sur ces faits précisément car elle se considère comme repentie, en voie de réhabilitation, ayant complétement tourné le dos à toute radicalisation. Elle regrette que la justice cherche à lui faire porter la responsabilité de faits à la place des vrais auteurs.

Sonia M. avait témoigné depuis sa prison au cours du premier procès des attentats de janvier 2015. Elle avait répondu avec détails à toutes les questions des juges et parties concernant son mari. Sa contribution avait été considérée comme précieuse. À la fin de son audition, elle avait même encouragé les dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo qui l’écoutaient dans la salle à poursuivre leur travail. "C'est important parce que c'est vraiment ce qu'ils détestent, ne lâchez-pas", leur avait-elle lancé.

S’il a lieu, le procès de Sonia M. sera le premier procès du genre en France. L’Allemagne a, elle, déjà jugé à Francfort Taha Al J., ancien membre de l’État islamique pour génocide de Yézidis et crime contre l’humanité. Cet Irakien a été condamné à la prison à perpétuité, notamment pour avoir laissé mourir de soif une fillette yézidie de 5 ans. Son épouse allemande a écopé de 10 ans de prison.

Trois autres informations judiciaires en cours

L’avocat de Roza, la jeune Yézidie partie civile en France dans le dossier "Sonia M., explique que sa cliente a hâte de venir à Paris pour être confrontée dans la salle d’audience à celle qui a participé à la réduire en esclave. "Ma cliente a vu son humanité niée pendant un an et notamment un mois et demi au domicile d’Abdelnasser Benyoucef et de Sonia M. à Raqqa. Les viols et sévices sexuels qu’elle décrit sont glaçants. Mais Roza porte aujourd’hui un espoir remarquable et souhaite se reconstruire. Le procès qu’elle espère en France participera à cette reconstruction. Il faut une œuvre de justice pour elle et pour toute la communauté yézidie. Leur calvaire doit être reconnu pénalement", commente Me Romain Ruiz qui souhaite aussi qu’à terme la jeune femme puisse être indemnisée. Il n’existe aujourd’hui aucun fonds de garantie, ni aucun fonds d’indemnisation en France pour les victimes de crimes contre l’humanité.

Selon le parquet national antiterroriste, en plus de ce dossier "Sonia M.", trois autres informations judiciaires sont en cours en France concernant des djihadistes français poursuivis pour des crimes contre l’humanité. Il s’agit de deux autres femmes dont une est aussi mise en examen et d’un homme.

Fin 2016, la justice française a ouvert une enquête préliminaire dite "structurelle" pour génocide et crimes contre l’humanité commis en Irak et en Syrie depuis 2012 au préjudice des minorités ethniques et religieuses.

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