Cet article date de plus de sept ans.

Condamnation du pneumologue Michel Aubier : les engagements militants encombrants de la magistrate qui a jugé l'affaire

Certains juristes mettent en doute l'impartialité d'Evelyne Sire-Marin, la présidente du tribunal qui a condamné le pneumologue, accusé d'avoir passé sous silence ses liens avec le groupe Total.

Article rédigé par franceinfo - Clément Weill-Raynal
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Le pneumologue Michel Aubier répond aux questions des journalistes, le 14 juin 2017, lors de son procès. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)

Evelyne Sire-Marin pouvait-elle juger sereinement et en toute impartialité le pneumologue Michel Aubier ? C'est la question que se posent certains avocats et magistrats, auxquels franceinfo a soumis le dossier, et qui s'interrogent sur le profil de la magistrate. Le 5 juillet dernier, la présidente de la 31e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris a condamné ce professeur de médecine réputé, ancien chef de service à l'hôpital Bichat, à six mois de prison avec sursis et 50 000 euros d'amende pour avoir omis de déclarer ses liens avec Total.

Cet oubli date d'une audition par une commission sénatoriale portant sur la pollution de l'air, en avril 2015. Alors qu'il était sous serment, Michel Aubier avait en effet répondu par la négative à la question du président de la commission concernant un éventuel conflit d'intérêts. Or, comme l'ont révélé Le Canard enchaîné et Libération, le chef de clinique était en réalité salarié comme médecin-conseil chez Total depuis 1997. Un emploi pour lequel il touchait environ 50 000 euros par an.

Durant son procès, Michel Aubier avait argué de sa bonne foi, reconnaissant avoir été peut-être "un peu léger" dans sa réponse, tout en expliquant ne pas avoir parfaitement compris la question posée par les sénateurs. Les magistrats de la 31e chambre correctionnelle ont eu une toute autre appréciation. En rendant son jugement, la présidente Evelyne Sire-Marin avait estimé que la sévérité de la peine prononcée était "proportionnée à la gravité des faits : un mensonge devant la représentation nationale".

"J'ai eu le sentiment que leur opinion était faite"

Trois mois après sa condamnation, Michel Aubier ne cache pas son sentiment d’injustice : "L’idée qu’il puisse s’agir d’un conflit d’intérêts ne m’a pas effleuré. D’autant plus que je ne parlais pas en mon nom, mais pour le directeur de l’AP-HP qui m’avait demandé de le remplacer", précise-t-il à franceinfo. "Dès le début de l’audience, j'ai eu le sentiment que leur opinion était faite et que je me trouvais face à des gens qui, par mon intermédiaire, voulaient s’en prendre à Total. La présidente m’a demandé si je pensais que Total est un pollueur. J'étais très surpris par cette question. Je lui ai indiqué que ce n’était pas le sujet."

La présence de Total en arrière-plan de l'affaire a en tout cas donné au dossier une dimension polémique et politique. Fleuron de l'industrie française, l'entreprise pétrolière et gazière est un géant mondial. A l'heure du réchauffement climatique, le groupe se fait régulièrement épingler par des organisations altermondialistes ou écologistes criant souvent au "greenwashing" et dénonçant les agissements du groupe à l'international. Ces campagnes ont-elles pesé dans le jugement de condamnation de Michel Aubier ? La question fait jaser dans les couloirs du palais de justice. Car un élément inconnu lors du procès a, depuis, été mis au jour : les engagements militants de la présidente du tribunal avec des organisations souvent opposées à Total.

Une magistrate militante

En effet, Evelyne Sire-Marin a été membre du comité central de la Ligue des droits de l'homme (LDH) en 2006, puis vice-présidente de l'association en 2011. Dans ces mêmes années, l'association a mené de nombreuses actions contre le géant pétrolier, dont une campagne qui réclamait l'abandon de ses chantiers en Birmanie et qui avait pour slogan "Total pollue la démocratie".

Capture d'écran d'un dossier de presse publié sur le site de la LDH et qui dénonce les pratiques de Total.  (LIGUE DES DROITS DE L'HOMME)

Cette campagne reprochait à l’entreprise "son soutien à la dictature en Birmanie" l’accusant d’être "complice des graves violations des droits de l’homme" commises dans ce pays, telles des "détentions arbitraires", des "tortures" ou encore une "absence de liberté d’expression". Plusieurs ONG avaient même porté plainte pour "travail forcé et séquestration" contre les dirigeants de Total dans le cadre d’un chantier de gazoduc en Birmanie. Une plainte soutenue par la Ligue des droits de l’homme, qui avait organisé des manifestations devant le siège de Total à Paris, mais qui n'a jamais abouti.

Evelyne Sire-Marin a également été membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste et écologiste Attac, qui a elle aussi multiplié les prises de position contre Total. Dans une lettre envoyée au président François Hollande en 2015, l’organisation qualifiait ainsi le groupe pétrolier de "criminel climatique" ou encore de "requin" lors d'une campagne sur les gaz de schiste.

Capture d'écran d'un article de l'association Attac France, condamnant les pratiques du groupe Total.  (ATTAC FRANCE)

Enfin, Evelyne Sire-Marin est aussi proche du Front de gauche, pour lequel elle a appelé à voter en 2011. Selon un article de L’Humanité, elle serait l’une des sympathisantes de Ensemble, le courant écologiste du Front de gauche, qui a lui aussi multiplié les mises en cause de Total. Selon les articles diffusés sur le site du mouvement, le groupe pétrolier et gazier serait "lié à la barbouzerie française" et son activité serait constitutive de "crime contre les océans". En novembre 2015, à l’approche de la COP21, le courant écologiste du Front de gauche a ainsi lancé un appel à "stopper les crimes climatiques" des pétroliers.

Aurait-elle dû se dessaisir ?

L'ancienne présidente du Syndicat de la magistrature ne fait pas mystère de ces engagements politiques. Elle revendique d'ailleurs le droit pour les magistrats de s'engager dans des activités citoyennes ou militantes. Reste qu'en général, le magistrat veille à ne pas franchir la ligne rouge, à savoir celle d'un éventuel conflit d'intérêts entre un dossier qu'il est amené à juger et une cause qu'il défend publiquement. Si un tel cas se présente, il doit de lui-même se dessaisir du dossier ("se déporter" dans le jargon judiciaire) et s'interdire d'intervenir dans le procès. Malgré ses engagements, ce n'est pas la décision qu'a prise Evelyne Sire-Marin.

Une décision qui peut interroger : dans ces conditions, était-il possible pour la présidente de la 31e chambre correctionnelle de juger sereinement le professeur de pneumologie, accusé d’avoir caché ses liens avec Total ? Jointe par franceinfo, Evelyne Sire-Marin réfute ou minimise ces engagements militants. Elle dément avoir rejoint le courant Ensemble, même si elle est proche du Front de gauche. Interrogée sur son appartenance à Attac, elle précise qu'elle n'était que la représentante du Syndicat de la magistrature au sein du conseil d’administration dans les années 2000 et assure n'y avoir "plus mis les pieds depuis des années". Reste que sa fiche Wikipedia la présente encore comme membre du conseil scientifique de l'association. "Une erreur", selon elle. "Cette mention aurait dû être effacée. On m’a laissée sur la liste, mais cela ne correspond à rien", assure-t-elle.

Concernant son appartenance à la Ligue des droits de l'homme, elle affirme n'être "que membre" bien qu'elle ait longtemps siégé dans les instances dirigeantes de l'association. Elle écarte également toute éventualité d’un conflit d’intérêts avec le dossier Aubier et balaie l'affaire de la campagne de la LDH contre les activités de Total en Birmanie : "Je ne vois pas vraiment le lien avec l’affaire de Michel Aubier."

La magistrate admet toutefois que la question de son dessaisissement puisse "se poser". Aurait-il été préférable qu'elle ne juge pas le dossier ? "Au bout du compte, je ne le pense pas, répond-elle après quelques secondes de réflexion. La Ligue des droits de l’homme est une association qui milite pour les droits, au sens large. Dire qu’un magistrat ne peut pas militer dans ce type d’association reviendrait à poser le principe que les magistrats ont moins de droits que les autres citoyens."

Le syndrome de "l'arroseur arrosé"

N'empêche que ce cas fait réagir de nombreux juristes interrogés par franceinfo. "Cette configuration pose très clairement un problème de conflit d’intérêts, cela saute aux yeux !" estime une magistrate, vice-présidente d’une chambre correctionnelle spécialisée dans les dossiers économiques et financiers. "En tant que membre active d’une ou plusieurs organisations qui ont ouvertement pris position contre Total, Madame Sire-Marin avait un intérêt direct. Elle a manifestement manqué à son devoir de loyauté en acceptant de juger ce dossier. Elle aurait dû se déporter. Pour dire les choses simplement : elle est juge et partie."

Même diagnostic d'un magistrat honoraire, ancien doyen des juges d’instruction à Paris, interrogé par franceinfo : "Etant donné que le nom de Total est revenu sans cesse dans cette procédure, elle était trop impliquée dans la dénonciation de cette entreprise pour juger sereinement quelqu’un qui en est le salarié." Certains avocats évoquent la figure de "l’arroseur arrosé". "Elle condamne sévèrement un justiciable pour avoir passé sous silence son conflit d’intérêts avec Total alors qu’elle se trouve dans une situation analogue, compte tenu des relations conflictuelles qui la lient avec le même groupe pétrolier", analyse l'un d'eux.

"Je suis extrêmement choqué de ce que j’apprends", réagit François Saint-Pierre, l’avocat de Michel Aubier. "Au regard de la déontologie, c’est évident qu’elle aurait dû se déporter." Selon les juristes consultés, l’attitude de la présidente de la 31e chambre correctionnelle pourrait justifier une plainte au Conseil supérieur de la magistrature. Michel Aubier ira-t-il jusque-là ? Le médecin et son avocat comptent en tout cas évoquer cet aspect du dossier lors du procès en appel qui se tiendra courant 2018.


Droit de réponse

La 31ème Chambre correctionnelle du Tribunal de Paris que je préside a été saisie sur citation directe du Procureur de la République de l’infraction reprochée à Monsieur AUBIER de "faux témoignage sous serment devant la commission d’enquête sénatoriale sur le coût financier et économique de la pollution de l’air".
En effet, entendu le 16 avril 2015 par cette commission, Monsieur AUBIER avait affirmé n’avoir aucun lien avec les acteurs économiques alors qu’il était dans le même temps notamment régulièrement employé par le groupe TOTAL, comme le lui reprochait la citation directe du Ministère Public.

Dans un article mis en ligne le 31 octobre 2017 sur le site "www.franceinfo.fr" intitulé "Condamnation du pneumologue Michel Aubier : les engagements militants encombrants de la magistrate qui a jugé l’affaire" sous la signature du journaliste Clément WEILL-RAYNAL, celui-ci reprend à son compte les propos de Monsieur AUBIER qui affirme que "dès le début de l’audience, j’ai eu le sentiment que leur opinion était faite… La Présidente m’a demandé si je pensais que TOTAL est un pollueur".

Or ni moi-même ni aucun de mes assesseurs n’a posé une telle question, qui d’ailleurs n’avait aucun rapport avec l’infraction reprochée. Il importait seulement pour établir ou non sa culpabilité de savoir si Monsieur AUBIER avait déclaré n’avoir aucun lien avec les acteurs économiques alors qu’il était employé par TOTAL. C’est ce qu’il a reconnu devant le Tribunal et c’est la raison pour laquelle il a été condamné à la peine de six mois avec sursis et de 50 000 euros d’amende.
Aucune autre question sur l’activité de TOTAL n’a été posée par le Tribunal et il était particulièrement aisé de vérifier chacune de ses questions puisque d’une part, il existe des notes d’audience et d’autre part, plusieurs parties civiles étaient constituées dont le Sénat représenté par Monsieur HUSSON et l’AP-HP représentée par Monsieur Martin HIRSCH.

Dès lors, c’est à partir de cette information totalement fausse que le journaliste m’accuse d’avoir franchi la ligne rouge et de n’avoir pu juger de façon impartiale, en raison de mes engagements civiques connus de tous.

Cette grave mise en cause nécessitait une réponse fondée sur des faits précis et incontestables car les conclusions tirées par le journaliste qui accuse le Tribunal et moi-même sont inacceptables.

Évelyne SIRE-MARIN,
Vice-Présidente de la 31ème Chambre du TGI de PARIS

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.