Interdire le port du voile à l'université est-il un "acte islamophobe"?
Interdire le port du voile islamique aux étudiantes musulmanes pendant les cours d'université est-il un "acte islamophobe "?
La mesure que le Haut Conseil à l'intégration a légué à l'Observatoire de la laïcité - qui n'est pour l'heure qu'une recommandation - rouvre un débat qui avait déjà eu lieu en 2004, au moment de la loi contre le voile islamique dans l'enseignement secondaire.
Certaines associations ou personnalités musulmanes se sont rapidement positionnées contre cette proposition, estimant que ce que certains appellent laïcité n'est rien d'autre que de la discrimination.
Une explosion des actes "islamophobes"
La différence notable entre 2004 et 2013 réside toutefois dans le climat "anti-Islam " présent en France aujourd'hui. Celui-ci s'illustre dans les différents sondages où figurent l'hostilité des Français envers l'Islam mais aussi dans l'augmentation exponentielle des actes de violence ou de discrimination envers les musulmans.
L'Observatoire national contre l'Islamophobie en publie quelques uns sur sa page Facebook, comme un appel à "égorger les musulmans à la place des moutons". Ceux-ci sont également rassemblés dans une carte interactive du Collectif Contre l'Islamophobie en France (CCIF).
Deux tendances se dégagent tout particlièrement :
Des agressions contre des femmes portant le voile (77% des actes "islamophobes" selon le CCIF) de plus en plus violentes Une large proportion d'actes "islamophobes" à l'intérieur des services publics, envers des fonctionnaires d'Etat
Divergences sur les chiffres
Si tous les organes s'accordent à dire que le nombre d'actes islamophobes explose, ils diffèrent sur les chiffres. En effet, ils sont plusieurs en France à revendiquer le monopole de la lutte contre les actes islamophobes.
L'Observatoire national contre l'islamophobie a rendu publics ses chiffres pour le premier semestre 2013 il y a quelques semaines. Par rapport au premier semestre 2012, ils ont recensé une hausse globale de 35% des actions et menaces contre les musulmans. Soit 108 actes "islamophobes" au premier semestre 2013 contre 80 au premier semestre 2012.
"Chaque jour, en France, au moins un individu est victime d'islamophobie (en moyenne)" (CCIF)
Pour le CCIF, la hausse est plus significative. Même si leurs chiffres de 2013 n'ont pas encore été communiqués, une simple comparaison de leurs résultats en 2012 avec ceux de l'Observatoire national contre l'Islamophobie permet de s'en rendre compte. Sur l'année 2012, le CCIF recense 469 actes "islamophobes", envers les institutions ou individus musulmans, contre 201 pour l'Observatoire national contre l'islamophobie.
Divisions politiques
La véritable raison de cette différence entre les chiffres est à chercher dans les divergences théoriques et politiques entre les deux organisations.
Le Collectif Contre l'Islamophobie en France, association militante créée en 2003, est sans doute le plus "populaire". Très actif, notamment sur les réseaux sociaux, il indique avoir obtenu le statut de membre consultatif spécial de l'ECOSOC (ONU), ce que nous n'avons pas pu vérifier. Il donne la définition de "l'islamophobie" la plus large : "L'ensemble des actes de discrimination ou de violence qui
vise des institutions ou des individus, en raison de leur appartenance réelle
ou supposée à l'islam ." Il a aussi fait de la luttre contre les discriminations envers les femmes voilées son principal cheval de bataille. L'Observatoire de l'Islamophobie est une "branche" du CFCM, le Conseil Français du Culte Musulman. Celui-ci, peu apprécié par une large part de musulmans qui estiment qu'il ne les représente pas, a toutefois l'appui du ministère de l'Intérieur. L'Observatoire est lui très critique envers les positions du CCIF (ils se refusent tout simplement à les "mentionner"), et sa définition juridique d'un acte "islamophobe" semble être moins large. Toutefois, ils n'ont donné aucune définition publique.
Dans une interview accordée à Rue89, Marwan Mohammed, sociologue au CNRS, affirme que "c e sont ces acteurs, notamment le CCIF, qui sont la cible de Manuel Valls, de Caroline Fourest mais également du Figaro ou du responsable de l'Observatoire de l'islamophobie ."
Leur réaction envers l'histoire des pains au chocolat de Jean-François Copé illustre la séparation entre les deux associations : le CCIF avait porté plainte, l'Observatoire avait d'abord porté plainte avant de se désister.
D'où vient le mot "islamophobie" ?
Si deux associations peuvent différer sur la définition de l'islamophobie, c'est parce que celle-ci est encore floue. Manuel Valls, dans un entretien accordé au Nouvel Observateur jeudi dernier, a lui indiqué qu'il "n'aimait pas le terme d'islamophobie ", lui préférant "anti-musulman ".
"Derrière le mot "islamophobie", il faut voir ce qui se cache. Sa genèse montre qu'il a été forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 1970 pour jeter l'opprobre sur les femmes qui se refusaient à porter le voile" (Manuel Valls)
Cette théorie selon laquelle le terme aurait été inventée en Iran pour empêcher toute critique de l'Islam est également celle de l'essayiste Caroline Fourest. Elle est réfutée en bloc par de nombreux sociologues ainsi que par le CCIF.
Pour eux, on doit l'invention du néologisme "islamophobie" à un groupe d'ethnologues français spécialistes de l'islam ouest-africain, et qui dénonçait, au début du XXe siècle, une frange de l'administration coloniale affichant son hostilité à l'encontre des musulmans. Le terme serait ainsi présent dans un livre dès 1910.
Acceptation et rejet de l'islamophobie
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, dans leur ouvrage "Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman ", proposent une autre définition du terme. Il ne s'agit pas, pour eux, d'une critique de la religion musulmane, mais d'une conséquence de la construction d'un "problème musulman ".
Ainsi, ils expliquent ce sentiment "anti-islam" par un processus historique et politique qui tend à assigner les musulmans à une "identité" religieuse propre et à un groupe homogène socialement et politiquement, alors qu'il ne l'est pas.
C'est également la théorie de Raphaël Liogier, directeur de l'Observatoire du religieux, lorsqu'il explique que "l'islam n'est pas rejeté en tant que religion mais en tant que force intentionnelle à laquelle tous les musulmans participeraient, sans que l'on sache pourquoi et comment, et contre laquelle il faudrait lutter ".
D'une manière générale, il s'agit de différencier l'islamophobie de type
raciste, condamnable; et une critique des dogmes religieux, qui est elle garantie par la constitution. Mais la frontière entre les deux est poreuse, et
illustre bien les difficultés à définir l'islamophobie rencontrée par les
différents acteurs.
L'interdiction du voile à l'université : pénalement condamnable
Par ailleurs, Nicolas Sarkozy lui-même s'était emmêlé les pinceaux puisqu'il avait déclaré "que l'islamophobie c'est comme le racisme ou l'antisémitisme, ça ne s'explique pas, ça se combat ".
Dès lors, comment répondre à la question posée? La proposition du Haut Conseil à l'intégration constitue-t-elle un acte "islamophobe", ou du moins, "anti-islam" ?
Finalement, la réponse pourrait nous être donnée par... le code pénal. En effet, selon l'article 225-1, "toute distinction opérée entre les personnes morales en raison de (...) l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une religion déterminée " constitue une discrimination. Et selon l'article 225-2, refuser "la fourniture d'un bien ou d'un service " selon ces critères est même passible de trois ans d'emprisonnement.
Même si celle-ci reste ambigue, il semble bien que la proposition du Haut Conseil à l'Intégration se rapproche de la notion de discrimination comme le définit le code pénal. De là à appeler ça de "l'islamophobie"?
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