"Il y en a même qui viennent déféquer dessus" : sur l'île d'Yeu, "l'encombrante" tombe du maréchal Pétain
La sépulture de l'ancien militaire est de loin la plus visitée du cimetière communal, mais c'est rarement pour y déposer des fleurs. Les jours de commémorations, comme chaque 23 juillet pour l'anniversaire de sa mort, sont souvent des moments propices aux dégradations en tous genres. Reportage.
Ce soir d'été 2016, après avoir "sifflé quelques bières avec les potes", Francis a enfourché son vélo, pédalé jusqu'au cimetière de l'île d'Yeu (Vendée) et escaladé la grille d'entrée. Une fois à l'intérieur, il a allumé la lampe de son portable et marché d'allée en allée. "On avançait tout doucement, raconte à franceinfo ce Parisien de 32 ans. On éclairait les tombes pour trouver celle du maréchal Pétain." Dix minutes plus tard, la voilà, enfin. "On s'est mis devant, on a ouvert nos braguettes et on a pissé dessus. A gauche, à droite, devant, partout !"
Comme Pétain n'est plus de ce monde, c'est notre manière de lui dire ce qu'on pense de son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale.
Francisà franceinfo
Une fois la vessie vidée, Francis a remonté son pantalon et filé sous la couette. "Pour plaisanter, avec les gars, on imaginait les policiers sonner à notre porte le lendemain matin, rigole-t-il aujourd'hui. En fait, on n'en a jamais entendu parler, on a continué notre séjour comme si de rien n’était."
En journée, même le moins bon des Sherlock Holmes trouverait la dépouille du maréchal en quelques secondes. Les thuyas et les cyprès qui l'entourent sont déjà un premier indice. Mais c'est surtout qu'on la repère de loin : Philippe Pétain est en effet enterré dos aux 1 700 autres tombes du cimetière communal. Un positionnement différent, lié au fait que l'ancien chef du régime de Vichy était frappé de l'indignité nationale au moment de sa mort, en juillet 1951. Six ans plus tôt, en 1945, il avait été condamné à mort pour haute trahison avec l'ennemi nazi. Il échappera finalement à la peine capitale, après que le général de Gaulle a décidé de commuer sa peine en détention perpétuelle sur l'île vendéenne, en raison de son grand âge.
Une à deux plaintes par an
A part ces quelques détails, c'est une pierre tombale comme les autres, quoiqu'un peu plus grande. Autour d'elle, aucune protection particulière. Pourtant, la tombe de l'ancien militaire est de loin la plus visitée du cimetière... et c'est rarement pour y déposer des fleurs. "Les jours de commémorations, comme le 8-Mai ou le 11-Novembre, sont souvent des moments propices aux dégradations", explique Antoine Martin, de l'entreprise de pompes funèbres. Il en sait quelque chose : ses locaux sont collés au cimetière. En juillet 2017, un container poubelle en feu a été jeté sur la tombe. L'an dernier, rebelote, un individu a aspergé l'endroit d'essence avant d'allumer un briquet. "Ce sont des dégradations plus ou moins graves", continue-t-il, en retirant quelques branchettes de la tombe du maréchal. Cela va du pari entre copains à l'acte politique un peu plus revendiqué, des gens qui n'aiment pas Pétain et qui le disent".
Le pire, c'est l'été. Quand je fais ma ronde le matin, je retrouve de tout. Des canettes de bière, des préservatifs... Il y en a même qui viennent déféquer dessus. Ça part dans tous les sens.
Antoine Martin, d'une société de pompes funèbres vendéenneà franceinfo
Dégrader une tombe peut pourtant se payer cher. L'article 225-17 du Code pénal punit d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende "la violation ou la profanation, par quelque moyen que ce soit, de tombeaux, de sépultures, d'urnes cinéraires ou de monuments édifiés à la mémoire des morts". Sollicité par franceinfo, maître Thierry Vallat va même plus loin : "Le simple fait d'uriner sur une tombe est une violation, rappelle l'avocat. Qu'il s'agisse de celle du maréchal Pétain ou de quelqu'un d'autre ne change strictement rien."
Encore faut-il réussir à retrouver les auteurs. "C'est sûr que c'est très, très compliqué, reconnaît Carine Halley, la procureure de la République des Sables-d'Olonne. Il y a peu d'indices à chaque fois, ce n'est jamais signé. Il faudrait faire des prélèvements ADN mais on n'en est pas là." Elle reçoit en moyenne une à deux plaintes par an pour la tombe de Pétain. "La dernière remonte au 11 novembre dernier. La croix venait d'être arrachée et les mots 'A mon père' avaient été tagués sur la pierre tombale", explique-t-elle à franceinfo. Mais, comme à chaque fois, l'enquête n'aboutira pas.
Une mission commando pour voler le cercueil
A ce jour, le plus "fort" reste, de loin, ce qu'il s'est passé dans la nuit du 18 au 19 février 1973, quand un commando d'extrême droite s'est mis en tête de voler le cercueil. Parmi les membres de cette "mission secrète", Hubert Massol. "Qu'on soit d'accord : nous, on ne voulait pas faire de mal au maréchal. Bien au contraire !", raconte à franceinfo ce militant passé par le Front national et le MNR. "Notre projet, c'était de transférer sa dépouille de l'île d'Yeu jusqu'à l'ossuaire de Douaumont, près de Verdun. Au moins, il aurait été au milieu de ses soldats comme il disait le souhaiter dans son testament. C'est là sa vraie place."
Raté. Les gendarmes finissent par arrêter l'estafette à Paris... le cercueil du maréchal stocké à l'arrière. Un hélicoptère le ramènera trois jours plus tard dans le cimetière vendéen, comme le montrent ces images inédites, filmées à l'époque par un vidéaste amateur.
Mais l'amour que porte Hubert Massol au maréchal est plus fort que tout. A la tête de l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (ADMP), il organise chaque 23 juillet une virée sur l'île d'Yeu. La date n'est pas choisie au hasard : elle correspond à l'anniversaire de la mort de l'ancien militaire. "On y va tous les ans depuis 1951, insiste fièrement le président de l'ADMP. Il y a peu de temps, on débarquait à 150. Mais nos adhérents vieillissent, moi-même j'ai 82 ans." Ce mardi, pour la 68e édition, monsieur espère faire venir "une bonne trentaine" d'adhérents. Le programme est immuable : dépôt de gerbe au cimetière, discours des organisateurs, puis messe à l'église "pour le repos de son âme". A charge pour l'entreprise locale de pompes funèbres de tout préparer en amont. Pour environ 300 euros, elle décape la tombe au Kärcher, taille les arbres, installe les fleurs, passe un coup de peinture blanche et brosse les lettres en bronze.
Je fais tout ça à la dernière minute. Sinon, c'est dégradé. Il y a deux ans, la peinture fraîche n'a pas tenu longtemps.
Antoine Martinà franceinfo
Localement, on se passerait volontiers de ce tourisme "pas choisi", selon les mots du maire. "En plein été, au milieu des touristes en maillot de bain, ça fait bizarre de voir débarquer ces fachos du continent", grince un commerçant. Et encore, aujourd'hui, les esprits sont plus apaisés. Pas comme en 1991, à l'occasion du 40e anniversaire de sa mort, "quand des vacanciers et des admirateurs du maréchal se sont mis sur la gueule en plein après-midi sur le port, raconte un habitant. Ils étaient 600 cette fois-là."
"Chez nous, Pétain suscite l'indifférence"
Aujourd’hui, l'île d'Yeu n'a pas les moyens de mettre un policier municipal devant la tombe 24 heures sur 24, ni d'installer des caméras de vidéosurveillance. Pour limiter les débordements, le cimetière est fermé la nuit pendant l'été. Les riverains des rues Clémenceau et Jean-Yole peuvent tout à fait signaler d'éventuels comportements suspects. "En juillet-août, les gens sautent par-dessus la grille, elle n'est pas infranchissable", fait remarquer Aurélie, qui voit tout depuis sa fenêtre. Sur l'île, tout le monde sait bien que les actes de vandalisme sont l'œuvre de "gens de l'extérieur." "On est 5 000 ici à l'année, lâche un retraité, casquette vissée sur un crâne dégarni. Si quelqu'un de chez nous s'amusait à faire ça, ça se saurait !"
Quand un touriste me demande où est la tombe, je donne toujours la mauvaise direction, tellement ça m'énerve.
un habitant de l'île d'Yeuà franceinfo
Le maire de l'île d'Yeu n'en pense pas moins. "Pour nous, le maréchal Pétain est un non-événement, dans le sens où ce n'est pas notre histoire. La tombe ne suscite qu'une seule chose, de l'indifférence, recadre Bruno Noury, un brin agacé. L'élu aurait clairement préféré parler d'autre chose à franceinfo, "du problème de médecins que j'ai résolu", "du port de la Meule", "du château" ou "du coût de la vie qui est chère ici." C'est d'ailleurs pour "éviter la mauvaise pub" que la plupart des dégradations sur la tombe de Pétain se règlent dans le secret. "Quand il y a un graffiti, c'est bon, je demande à mon personnel communal de passer un coup de peinture, admet l'édile en mimant le geste avec sa main. On fait ça avant que ça s'ébruite."
A ce jour, Bruno Noury n'est pas allé jusqu'à demander à l'Etat de déménager la tombe du maréchal Pétain. N'empêche, "c'est l'histoire de France qui nous a été imposée, regrette-t-il. Il y a quelque chose de gênant. Alors oui, la tombe est encombrante".
Il faut bien que ce monsieur soit enterré quelque part. Mais est-ce que l'île d'Yeu est le lieu approprié pour quelqu'un sur qui on a jeté l'indignité nationale ? C’est insultant. Comme si on était des parias.
Bruno Noury, maire de l'île d'Yeuà franceinfo
Comme Hubert Massol, Francis aussi a prévu de retourner sur l'île cet été. Et avec les mêmes copains qu'il y a trois ans. "J'y vais pour continuer ma contribution politique. Mais cette fois, je ne m'interdis pas de faire la grosse commission."
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