Fin de vie : "Dormir pour ne pas souffrir avant de mourir", la promesse inaboutie de la sédation profonde et continue en France

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
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Temps de lecture : 8 min
Entre le droit à la sédation profonde et continue, reconnu par la loi depuis 2016, et son application pleine et entière, un long chemin reste encore à parcourir. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)
Sept ans après avoir été institué par la loi Claeys-Leonetti, le droit des malades en phase terminale à être plongés dans un ultime coma reste inégalement appliqué en France.

C'était presque un pied de nez à la mort. En 2016, le Parlement adoptait la loi Claeys-Leonetti, porteuse d'une mesure phare : le droit pour les patients d'être plongés dans un coma profond et continu à l'approche de leur dernier souffle. "On a voulu créer un droit à ne pas souffrir en toute fin de vie", résumait alors le député LR Jean Leonetti. "Il y a encore des Français qui hurlent de douleur pendant les heures qui précèdent leur mort. C'est inadmissible", scandait-il.

Mourir sans souffrir, mais comment ? L'option retenue dans la loi a été celle d'une "sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu'au décès". Autrement dit, pour les personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme, la possibilité de recevoir une injection pour être endormies jusqu'à la mort. En complément, des anti-douleurs et un "arrêt de l'ensemble des traitements de maintien en vie", dont la nutrition et l'hydratation. Une recette pour les médecins et une promesse pour les patients : "dormir pour ne pas souffrir avant de mourir", selon les mots de Jean Leonetti.

Sept ans plus tard, l'heure des comptes a sonné. A l'Assemblée nationale, une mission d'évaluation enquête sur l'application de la loi Claeys-Leonetti, qui avait aussi renforcé des dispositifs comme les directives anticipées ou la personne de confiance. Le 2 avril, la convention citoyenne sur la fin de vie rendra ses propositions pour faire évoluer le cadre actuel, jugé insuffisant. Un premier constat se dessine concernant la sédation profonde et continue : cette pratique n'a pas tenu toutes ses promesses. De l'aveu des professionnels de santé, bien des souffrances pourraient encore être évitées, chez soi comme à l'hôpital.

Les oubliés de la sédation à domicile

En France, plus d'un tiers de décès ont lieu à domicile ou en maison de retraite. La population aspire de plus en plus à mourir chez elle et sans souffrance, selon des données du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV). Pourtant, malgré la possibilité d'une "mise en œuvre à domicile" de la sédation profonde et continue, cette pratique y reste très rare. "Rien n'a été fait pour donner aux médecins généralistes les moyens que ce droit devienne effectif en ville", déplorait le CNSPFV dès 2018.

Les généralistes ont dû attendre jusqu'en 2021 pour pouvoir prescrire le sédatif nécessaire, le midazolam. D'autres barrières doivent encore être levées pour démocratiser la sédation à la maison. "Ce n'est pas parce qu'elle est possible qu'elle est facilement réalisable", résume Régis Aubry, chef de pôle au CHU de Besançon et co-auteur d'un avis sur la fin de vie pour le Conseil consultatif national d'éthique (CCNE) en 2022.

"On manque d'équipes mobiles spécialisées et de soignants formés et disponibles."

Régis Aubry, professeur de médecine

à franceinfo

Pour éviter toute dérive, la mise en place d'une sédation profonde et continue nécessite l'avis favorable d'un autre médecin. Encore faut-il en joindre un. "Il y a ce temps de collégialité, mais aussi un besoin de visites régulières et d'accompagnement des proches. Autant d'activités chronophages et mal rémunérées", constate Sarah Dauchy, la présidente du CNSPFV. Et autant de "freins" à la sédation.

Un "voile d'ignorance" sur les actes réalisés

C'est à l'hôpital, théâtre de la moitié des décès en France, que la sédation profonde et continue est la plus pratiquée. Mais nul ne peut dire combien de patients en bénéficient. "La loi n'a pas intégré d'indicateur permettant de le savoir", déplore Sarah Dauchy. Dès 2018, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) avait dénoncé le "voile d'ignorance" qui entoure la mort en France et alerté sur le "défaut de traçabilité des décisions de sédation profonde et continue".

Deux types de services semblent mieux maîtriser la technique que les autres. "Plus de la moitié des patients qui décèdent en réanimation bénéficient d'une sédation profonde et continue", avance Pierre-François Perrigault, chef de pôle au CHU de Montpellier et auteur d'une étude sur le sujet, en cours de publication. Face à des cas désespérés, les arrêts de traitements de maintien en vie sont fréquents en réanimation, pour éviter tout acharnement thérapeutique. Une sédation profonde et continue s'impose alors, évitant par exemple à un patient privé de respirateur artificiel de suffoquer.

Les services de soins palliatifs ont également l'habitude de pratiquer des sédations, à divers degrés. Elles peuvent être légères et temporaires, pour un apaisement de quelques heures, ou définitives, comme prévu par la loi de 2016. L'option "profonde et continue" reste toutefois l'exception, selon le médecin Matthieu Frasca.

"Les patients en services de soins palliatifs qui veulent dormir jusqu'à leur mort sont très rares."

Matthieu Frasca, médecin au CHU de Bordeaux

à franceinfo

Les unités de soins palliatifs n'accueillent en moyenne, à un moment donné, que 2% de patients sous sédation profonde et continue, avance Matthieu Frasca, auteur d'une étude en cours de publication. "Heureusement, l'immense majorité des décès en services de soins palliatifs se font de manière soulagée, sans avoir besoin de recourir à une sédation", insiste-t-il.

Un droit méconnu, des soignants peu formés

Qu'en est-il ailleurs à l'hôpital ? La disposition phare de la loi Claeys-Leonetti peine à gagner du terrain, pour diverses raisons, à commencer par le manque d'information. Seule la moitié de la population connaît l'existence du terme de "sédation profonde et continue jusqu'au décès" et un tiers en comprend la signification, selon un récent sondage BVA pour le CNSPFV. "Quand on envisage une sédation, qu'elle soit profonde ou pas, les proches nous accusent très vite de vouloir tuer leur parent", rapporte Sophie Moulias, gériatre au CHU de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).

Les soignants aussi peuvent se sentir mal à l'aise, car peu formés. "Il y a un manque de culture et de compétences palliatives dans le corps médical", affirme le réanimateur Pierre-François Perrigault. Un constat partagé par l'ancien député Jean Leonetti.

"Certains médecins ont peur d'utiliser cette méthode, qui leur paraît complexe."

Jean Leonetti, co-auteur de la loi Claeys-Leonetti

à franceinfo

Les critères ouvrant la voie à la sédation profonde et continue, comme la "souffrance réfractaire [résistant à tout traitement]" et le "pronostic vital engagé à court terme", semblent parfois nébuleux, note l'Igas. "Certains patients que l'on pense en toute fin de vie rentrent à la maison et vivent encore quelques semaines", illustre Gary Pommier, médecin en unité de soins palliatifs au CHU de Nice. Déclencher la procédure sur un patient dont le pronostic vital aurait mal été évalué risque d'entraîner une sédation qui s'éternise sur une ou deux semaines. Une attente souvent éprouvante pour les proches.

Un voisinage troublant avec l'euthanasie

Au-delà des écueils techniques, une question éthique continue de freiner les ardeurs : s'agit-il d'une forme d'euthanasie, redoutée par de nombreux soignants ? Dans les textes d'application, la frontière est claire. "La sédation n'est pas l'euthanasie", affirme le guide de la Haute Autorité de santé. Six différences existent entre les deux, tableau à l'appui.

Pour certains professionnels, la sédation profonde et continue a bien un effet "booster" sur le décès. Tout dépend du dosage, répondent d'autres. "Je crois qu'une sédation bien conduite ne précipite pas la survenue de la mort", avance prudemment le professeur Régis Aubry, pointant un manque de travaux cliniques sur le sujet.

Une autre zone d'ombre questionne la pertinence même de la sédation profonde et continue. "Selon la loi, cette pratique répond à une 'demande du patient d'éviter toute souffrance', rappelle Régis Aubry. Or, pour s'assurer que la personne endormie ne souffre plus, il faudrait lui poser des électrodes, réaliser des mesures. Cela n'a encore jamais été fait, pour des raisons éthiques notamment."

"La sédation profonde et continue abolit-elle vraiment la souffrance ? On le suppose, mais sans certitude scientifique."

Régis Aubry, professeur de médecine

à franceinfo

A l'heure où la fin de vie revient dans le débat, quel sort réserver à la sédation profonde et continue ? Malgré ses imperfections, elle reste largement perçue comme une avancée par les professionnels de santé. Son inscription dans la loi a renforcé le pouvoir des patients de maîtriser leurs derniers instants et permis "une prise de conscience dans le corps médical" sur la nécessité de prendre en charge la souffrance, estime Jean Leonetti. Son existence même constitue un facteur d'apaisement pour nombre de malades, qui, sans forcément y avoir recours, y voient une promesse d'être soulagés jusqu'au bout.

Reste à permettre l'application effective de ce droit pour ceux qui le souhaitent. "Lorsqu'on avait présenté nos travaux à l'Elysée et à Matignon, on avait prévenu François Hollande et Manuel Valls que notre loi ne servirait à rien sans effort significatif en faveur des soins palliatifs", raconte, amer, Jean Leonetti. Le chantier reste colossal sur ce point.

Son collègue socialiste, Alain Claeys, reconnaît par ailleurs un oubli : le cas "des personnes dont le pronostic vital est engagé à moyen terme", dont le profil n'est pas compatible avec une sédation profonde et continue. Quelle réponse apporter à ces enjeux ? Une nouvelle loi naîtra "vraisemblablement" dans les prochains mois, a avancé le gouvernement. La convention citoyenne s'est, d'ores et déjà, prononcée en faveur d'un accès à l'euthanasie ou au suicide assisté.

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