: Enquête franceinfo Comment des maires menacent de priver d'aides certaines familles pour lutter contre la délinquance des jeunes
Excédés par les incivilités et les actes de délinquance, des élus en viennent à couper des aides municipales facultatives à des familles dont les enfants ont été identifiés comme des fauteurs de troubles. La justice administrative et la Défenseure des droits ont été saisis.
"Quand on touche au porte-monnaie, ça a de l'effet." Deux mois après avoir fait voter une délibération permettant de priver "les familles de délinquants" d'aides municipales facultatives, le maire de Caudry (Nord) se dit fier des résultats. "Les jeunes se sont fortement calmés et les perturbateurs sont rentrés dans le rang, affirme Frédéric Bricout. A mon avis, les parents leur ont demandé d'arrêter, pour ne pas perdre leurs aides."
Avant d'en arriver là, l'édile sans étiquette de cette ville ouvrière de 15 000 habitants assure avoir "tout essayé" pour lutter contre les incivilités d'une partie de sa jeunesse. Police municipale, éducateurs de rue, dispositifs familiaux... En vain. "Les gens étaient ulcérés de se réveiller le matin avec le rétroviseur cassé par des gamins qui avaient joué à celui qui en briserait le plus, illustre-t-il. J'ai voulu remettre de l'ordre, et aussi pousser un coup de gueule contre l'ordonnance sur la justice des mineurs de 1945", trop clémente à son goût.
La sécurité et la justice étant avant tout des compétences de l'Etat, l'élu n'a pas trouvé d'autre levier communal que de jouer sur les aides à la cantine, les coups de pouce aux paiements de factures d'énergie ou l'accès à l'épicerie solidaire. Lui qui recevait déjà les mineurs et leurs familles en cas de problème continuera de leur proposer un accompagnement éducatif avec, cette fois, la possibilité d'agiter le bâton de la sanction pour les réfractaires. "On va taper sur les familles qui sont complices, qui utilisent leurs enfants pour des trafics ou pour régler des comptes dans le voisinage", promet le maire de la "cité de la dentelle".
Derrière les annonces, un effet limité
Caudry n'a rien inventé et pourrait bien déchanter. Ces derniers mois, des municipalités de droite, comme Poissy (Yvelines) ou Valence (Drôme), ont mis en place des dispositifs similaires. Dans la métropole de Lyon, Rillieux-la-Pape a même pris une délibération dès 2018, en réponse à une vague de dégradations et d'affrontements avec les forces de l'ordre. Trois ans plus tard, dans cette ville de 30 000 habitants, la mairie affirme avoir convoqué une trentaine de familles et suspendu l'accès aux aides facultatives pour cinq d'entre elles.
En matière de délinquance juvénile, le résultat apparaît dérisoire à Rillieux-la-Pape. "Les violences urbaines prennent de l'ampleur ici", reconnaît le maire LR, Alexandre Vincendet. Il décrit un "enfer" dans les quartiers populaires depuis le premier confinement, avec des enfants déscolarisés sombrant dans les trafics. "Mais un certain nombre de jeunes que j'ai reçus ne font plus parler d'eux", se félicite l'élu.
"Même si je n'ai sauvé qu'un jeune, c'est déjà une réussite."
Alexandre Vincendet, maire LR de Rillieux-la-Papeà franceinfo
Pour le maire de 37 ans, ce dispositif relève de la prévention plus que de la répression. "Les familles sont souvent désemparées, débordées et veulent reprendre la main, décrit-il. Ces rencontres permettent de les orienter vers diverses structures et parfois de remobiliser des acteurs sociaux défaillants. Ce n'est que si elles refusent de reconnaître les faits et d'être accompagnées que l'on suspend les aides." Dans sa commune, il s'agit par exemple d'un coupon sport, d'un coupon culture ou d'aides au permis de conduire. L'élu prévoit d'étendre sa formule aux majeurs dès "cette année", en retirant par exemple des aides d'accession à la propriété.
Les municipalités qui ont introduit la possibilité de telles suspensions y voient surtout un moyen de provoquer un électrochoc dans les foyers. Quatre mois après le vote de sa délibération, le maire divers droite de Poissy estime ainsi avoir pu "renouer le contact avec quatre familles" qui, jusqu'ici, ne répondaient pas à ses sollicitations. Selon Karl Olive, l'effet dissuasif de la mesure a incité les parents à se déplacer et a permis de confronter les enfants aux conséquences potentielles sur le budget de leur famille. "Ces jeunes n'ont aucun respect pour l'autorité, mais ils ont un infini respect pour les mamans", résume l'élu, qui n'a suspendu les aides d'aucune famille.
Des mesures opaques et des familles isolées
Dans les communes où elles ont cours, les procédures se déroulent à l'abri des regards extérieurs, souvent dans le bureau du maire. Les familles ne bénéficient d'aucune assistance juridique. "Les familles privées d'aides ont deux mois pour saisir le tribunal administratif, c'est d'ailleurs marqué dans le courrier qu'on leur adresse", minimise Alexandre Vincendet, à Rillieux. Des courriers obtenus auprès de son cabinet prouvent pourtant le contraire.
A Etampes (Essonne), ville pionnière en la matière dès 1998, le maire LR, Franck Marlin, toujours en poste, avance même que les sanctions qu'il prononce ne sont pas susceptibles d'appel. "Il n'y a pas de recours possible pour les familles, qui peuvent toujours m'engueuler par contre", ironise-t-il. A l'époque, sa décision de priver d'aides municipales certaines familles de mineurs délinquants n'a été formalisée par aucune délibération ni arrêté. "Toute modification de la réglementation doit passer devant le conseil municipal, assure pourtant Bertrand Faure, professeur de droit public à l'université de Nantes. Si le retrait d'une aide n'est pas inscrit dans un texte, c'est une irrégularité flagrante."
Dans cette commune à mi-chemin entre Paris et Orléans, chaque mineur repéré est reçu avec ses parents et la sanction n'est pas automatique, selon Franck Marlin. Une version là aussi contredite par un courrier anonymisé obtenu par franceinfo, dans lequel le maire annonce à une mère "la suppression des aides et prestations municipales" qui lui sont allouées, sans mention d'une quelconque convocation préalable, ni proposition d'accompagnement. Interrogé sur les courriers adressés aux familles, le maire n'a pas donné suite à nos sollicitations.
"Est-on sûr que l'enfant sanctionné est bien fautif ? interroge Michel Verpeaux, président de l'Association française de droit des collectivités territoriales. On n'est pas ici sur le terrain pénal mais on sanctionne quand même quelqu'un qui n'a pas été condamné. La question de l'atteinte à la présomption d'innocence se pose."
Comme dans les autres communes, le nombre de familles punies chaque année à Etampes se compte sur les doigts d'une main. Il s'agit "d'irrécupérables qui ne se rendent pas aux convocations et n'en ont rien à foutre de la société", décrit Franck Marlin, qui fut condamné en appel en 2002 pour recel d'abus de biens sociaux. La situation précise des familles n'est connue que de la mairie, qui n'a pas donné suite à nos demandes de mises en relation. Aucun des interlocuteurs politiques, éducatifs ou associatifs sollicités par franceinfo n'a non plus eu vent du moindre de ces cas à Etampes.
"Ces enfants et leurs familles sont soumis à l'arbitraire le plus complet, visiblement sans preuve, enquête ni décision de justice, dénonce le conseiller d'opposition La France insoumise Mathieu Hillaire. En l'absence de délibération écrite, c'est le fait du prince, on n'est plus en république."
"Il n'y a rien de légal dans tout cela et les services de l'Etat ne font rien. C'est révoltant."
Mathieu Hillaire, élu d'opposition LFI à Etampesà franceinfo
Se disant habitué aux accusations d'arbitraire, le maire souligne qu'il n'agit que sur des aides facultatives qui relèvent de sa compétence propre. Son dispositif a "évité à pas mal de familles de dériver", ajoute-t-il.
La justice administrative saisie
L'Etat ne fait rien ? Pas tout à fait. En 2001, la préfecture de l'Essonne avait fait annuler en justice une décision prise à Yerres permettant de priver les familles de "délinquants multirécidivistes" d'aides du centre communal d'action sociale (CCAS). "Le tribunal administratif a annulé notre délibération, indiquant que les statuts du CCAS ne prévoyaient pas de lutter contre la délinquance", s'était indigné dans Le Parisien le maire, Nicolas Dupont-Aignan, alors proche du RPR. Il avait fait appel et annoncé une modification des statuts du CCAS. Vingt ans plus tard, la mesure continue d'être appliquée dans la commune, "en toute légalité", assure l'adjointe chargée des Affaires sociales, Nicole Lamoth. "Trois ou quatre familles voient leurs aides suspendues chaque année en moyenne", avance-t-elle.
Pour Bertrand Faure, spécialiste du droit des collectivités territoriales, la principale faiblesse juridique de ces dispositifs réside dans le manque de rapport entre l'objectif et le moyen poursuivi.
"Ce n'est pas en privant des familles d'un avantage culturel qu'on va efficacement lutter contre la délinquance."
Bertrand Faure, professeur de droit public à l'université de Nantesà franceinfo
Dès lors, la discrimination introduite entre les bénéficiaires des aides et ceux qui en sont privés ne peut pas être justifiée par un intérêt général en lien avec la mesure, selon lui.
A Valence, les opposants au dispositif adopté en décembre dernier espèrent bien, à leur tour, voir la justice se prononcer. Des élus et des habitants proches de LREM ont déposé un recours en annulation devant le tribunal administratif de Grenoble (Isère), qui a rejeté la demande pour vice de forme, en mars, en raison d'une erreur de pièce jointe. "Nous avons fait appel devant la cour d'appel administrative", fait savoir le conseiller municipal LREM Bruno Casari.
"Nous demandons au maire de ne pas mélanger la communication politique et le droit", explique l'élu, qui dénonce notamment un mépris du principe de personnalité des peines, selon lequel on ne peut pas être puni pour un fait commis par un autre. A Valence, la suspension des aides municipales ne vise pas seulement le mineur impliqué, mais aussi le reste de la fratrie. Une modalité dénoncée par le ministre des Solidarités et de la Santé, dès décembre.
Un enfant n'a pas à être puni, privé de cantine, de culture, de sport parce que son frère, sa soeur ou ses parents ont mal agi. Cet arrêté municipal me scandalise. https://t.co/ShWm2HSXyC
— Olivier Véran (@olivierveran) December 19, 2020
Y voyant notamment "une atteinte aux droits de l'enfant", la députée LREM de la Drôme Mireille Clapot a saisi la Défenseure des droits, Claire Hédon, en mars. Une instruction est en cours au sein de cette autorité administrative indépendante.
Inclure le reste de la fratrie est "une connerie", juge le maire de Poissy, Karl Olive, qui n'entend pas aller jusque-là (mais qui a formulé sa délibération de manière à suspendre les aides pour toute la famille et non pour le seul mineur concerné). La mairie de Yerres assure aussi cibler spécifiquement le jeune fautif. A Rillieux-la-Pape, Alexandre Vincendet a franchi le pas et assume s'en prendre à la fratrie, tout comme Franck Marlin, à Etampes, qui y voit un moyen de "stimuler le reste de la famille pour raisonner le fautif". "Ce sont les parents qui gèrent le budget familial, à eux de mesurer les conséquences s'ils refusent les mesures éducatives qu'on propose à leur jeune", se défend le maire de Valence, Nicolas Daragon.
Bientôt une déclinaison régionale ?
Pas terrifié par les recours visant sa délibération, Nicolas Daragon promet qu'il "s'adaptera au droit" en cas d'annulation administrative. Il saura alors "trouver la solution pour mettre en œuvre" ce dispositif "de bon sens". Déplorant les caricatures qui peuvent être faites de sa mesure, l'édile valentinois estime que "la suspension d'un chèque sport de 40 euros n'est pas de nature à déstabiliser une famille, à la mettre dans un engrenage de faillite".
En revanche, Nicolas Daragon le concède sans peine : la suspension des aides municipales facultatives pour les familles de délinquants est avant tout "un message symbolique" adressé aux habitants confrontés aux incivilités. C'est aussi un aveu d'impuissance des maires face à la délinquance.
"On est démunis. Alors, quand il existe une ou deux mesures que l'on peut déployer, il est important que les citoyens sachent qu'on ne reste pas les bras ballants."
Nicolas Daragon, maire LR de Valenceà franceinfo
Pour le conseiller municipal d'opposition Jimmy Levacher, cette "politique spectacle" à Valence répond à des visées électoralistes. "Le maire, comme l'ensemble de la droite et de l'extrême droite, se sert des faits divers pour préparer sa campagne politique", avance l'élu LFI. Il souligne que Nicolas Daragon est la tête de liste de Laurent Wauquiez dans la Drôme pour les régionales des 20 et 27 juin.
Le président sortant de la région Auvergne-Rhône-Alpes a annoncé que "la sécurité sera la priorité du prochain mandat" s'il est réélu. La présentation de son programme sur ce thème s'est tenue à Rillieux-la-Pape, en compagnie d'Alexandre Vincendet et de Nicolas Daragon. A cette occasion, l'ancien patron de LR a promis de mettre en place un dispositif de suppression des aides régionales (bourses de formation, réductions sur la culture et le sport, tarif réduit dans les TER, gratuité des manuels scolaires, etc.) pour les "délinquants multirécidivistes", mineurs ou adultes.
Aussi contestée soit-elle, l'idée fait son chemin. En février, la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, candidate à sa réélection, avait déjà apporté son "soutien" au dispositif mis en place par Karl Olive à Poissy. Un projet de "collectif" fédérant les municipalités ayant adopté de telles mesures est même en cours de création, selon le maire de Caudry, Frédéric Bricout. "Il y a une volonté de pouvoir porter cette voix, dit-il. On se bat pour retrouver des valeurs."
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