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Reportage "Moins de béton, plus de moutons" : à Grignon, des étudiants d'AgroParisTech bloquent leur campus pour protester contre sa vente à des promoteurs

Depuis le 16 mars, les étudiants occupent ce site des Yvelines pour manifester leur opposition à certains projets de rachat. Plusieurs promoteurs sont sur les rangs, faisant redouter une artificialisation des terres de ce domaine multicentenaire. 

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Le portail du site d'AgroParisTech, le 30 mars 2021, à Thiverval-Grignon (Yvelines). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Ils se sont rassemblés dans le gymnase le 15 mars au soir, après les cours. Dans la pénombre et en chuchotant, pour ne pas attirer l'attention du vigile chargé de prévenir toute tentative de "bamboche" en cette période d'épidémie, les étudiants de première année d'AgroParisTech dissertent sur l'avenir du domaine de Grignon (Yvelines). Avec le déménagement prochain de l'école, ce campus de 291 hectares est promis à la vente, une perspective qui génère son lot d'incertitudes sur l'avenir de ses bois et de ses terres agricoles. "On s'est rendu compte que rien n'avait marché jusqu'ici", témoigne Lucie Latrive, 20 ans.

Dans la nuit, l'assemblée générale vote le blocage de l'école (80% des étudiants présents y sont favorables). Rapidement, les étudiants dressent des barricades aux entrées. Le malheureux vigile est attiré en dehors de la loge du portail principal par un faux malaise, marquant la prise de contrôle complète du domaine. "L'effet de surprise a été total", se félicite Lucie. Au petit matin, le directeur du site trouve porte close. "Il nous a demandé pourquoi on bloquait et nous a dit qu'on pouvait discuter autrement, poursuit Lucie. Mais cela fait dix ans que les gens font autrement et il n'y a eu aucun résultat..." Depuis, des banderoles en forme de profession de foi barrent l'entrée principale : "Moins de béton, plus de moutons", "Crime contre la biodiversité" ou encore "Parce que Grignon est notre patrimoine national, un haut lieu de biodiversité, un symbole de l'agroécologie, ne le sacrifions pas sur l'autel du profit".

Du PSG aux promoteurs immobiliers

Cette occupation, toujours en cours mardi 30 mars lors de notre visite, est le paroxysme d'un bras de fer engagé depuis 2015. Cette année-là, le conseil d'administration d'AgroParisTech vote le déménagement de Grignon, un site historique où se sont succédé chercheurs et étudiants de cette prestigieuse école d'ingénieurs depuis 1826, année de la fondation par Charles X de l'Institution royale d'agronomie. L'école doit regrouper ses sites franciliens sur le futur campus Paris-Saclay (Essonne), le projet de Nicolas Sarkozy de constituer "un ensemble de classe mondiale dans le domaine scientifique et technologique". Propriétaire des lieux, l'Etat affiche son intention de vendre pour financer le nouveau campus.

Des étudiants d'AgroParisTech dans le parc du domaine de Grignon (Yvelines), le 30 mars 2021. (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Depuis cette date, une partie de "la communauté AgroParisTech" – étudiants, enseignants, anciens – et des associations locales bataillent pour que le site ne soit pas simplement vendu au plus offrant, mais à un repreneur qui conserve ses qualités environnementales, patrimoniales, éducatives et agricoles. En 2016, l'intérêt du PSG, qui voulait y installer son centre d'entraînement, suscite un premier vent de panique. Aujourd'hui, ce sont les appétits de grands promoteurs immobiliers qui inquiètent les étudiants comme les élus locaux, non consultés dans le processus. La première mouture de l'appel à projet, seul document rendu public, semble taillée pour ces acteurs privés : le propriétaire y laisse carte blanche sur la nature du projet et ses critères de choix – capacité financière, capacité technique et la prise en compte des "enjeux urbains, patrimoniaux et économiques" – oublient la dimension environnementale et agricole de Grignon.

Appel à projet en vue de la cession de Grignon by Franceinfo on Scribd

Soumise à une clause de confidentialité, la suite de la procédure n'a pas été rendue publique. Mais franceinfo a pu consulter le "règlement de la consultation et modalités de présentation des offres" présenté par l'Etat aux candidats pré-sélectionnés. Long de 35 pages, ce texte est un peu plus complet sur la partie prescriptions, puisqu'on peut y lire qu'"une attention particulière sera portée à la dimension environnementale du projet" et qu'une "réflexion approfondie" sur ce thème est attendue. Lorsque le document entre dans le vif du sujet, en listant les critères qui serviront à trancher, la préoccupation environnementale – libellée ainsi : "intégration des enjeux urbains et environnementaux" – n'est qu'un élément parmi quatorze. Aucune pondération ne permet de savoir quel poids a ce critère par rapport à d'autres, comme le prix proposé par chaque candidat.

Le jury, dont la composition nous a été communiquée en version anonymisée par la Direction de l'immobilier de l'Etat, est un autre motif d'inquiétude pour les étudiants. Il est majoritairement composé de hauts fonctionnaires spécialisés dans les finances et l'immobilier. Selon les informations récoltées par les étudiants, les deux personnes restantes sont la directrice générale adjointe d'AgroParisTech, chargée du déménagement à Saclay, et le sous-directeur de la logistique et du patrimoine au ministère de l'Agriculture.

"On ne priorise toujours pas l'environnement"

"Grignon, ce n'est pas un bête terrain. On ne peut pas le vendre à la légère à quelqu'un qui ne le valorisera pas à sa juste valeur", tempête Elias Chouli, un étudiant de deuxième année revenu sur place pour l'occupation. Outre le château Louis XIII, l'arboretum et la fosse à fossiles de la Falunière, le jeune homme de 21 ans vante la diversité des sols du site, les champs exploités par la ferme expérimentale voisine et l'exceptionnelle longévité des expériences menées depuis 1875 sur les parcelles Dehérain, non concernées par la vente, mais menacées, selon les étudiants, par le départ de l'école et des chercheurs de l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), autres travailleurs du lieu. "Ici, il y a des terres agricoles pour construire l'agriculture de demain", estime-t-il. Plus que la forêt, jugée suffisamment protégée, c'est le devenir de ces champs cultivés dans le futur projet qui inquiète.

Pour les occupants du site, le combat est plus large que cette école où René Dumont, premier candidat écologiste à une élection présidentielle, a enseigné. Le 29 mars, une délégation de Grignon a d'ailleurs participé à la manifestation pour une "vraie loi Climat" à Paris. "Ce qui se passe ici, c'est bien plus que des étudiants qui veulent défendre leur campus, resitue Julie Perrin, 20 ans. C'est un exemple parmi d'autres du fait que, bien que l'on parle beaucoup d'écologie, on reste sur les mêmes schémas de rentabilité lorsque l'on regarde dans les détails, on ne priorise toujours pas l'environnement." L'artificialisation des sols est une conséquence possible du rachat du domaine par des promoteurs immobiliers. Et cette possibilité devient certitude en ce qui concerne la construction du campus de Saclay, qui va entraîner la disparition de terres agricoles. Or l'artificialisation "est aujourd’hui l’une des causes premières du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité", rappelle pourtant le ministère de la Transition écologique sur son site. Et la loi Climat actuellement en discussion à l'Assemblée réaffirme l'objectif officiel de "zéro artificialisation nette".

Cette préoccupation climatique est partagée par Alain Havet, chercheur à l'Inrae, l'institut de recherche présent sur le site, et membre du conseil d'administration d'AgroParisTech pendant huit ans, jusqu'en décembre 2020. Pour ce syndicaliste CFDT, cette affaire est représentative d'une forme de double langage gouvernemental sur l'écologie. "On a une politique affichée en faveur de l'environnement, mais dès qu'on entre dans les cas pratiques, on préfère le carnet de chèques", résume-t-il. Après avoir bataillé sans succès pendant des années pour obtenir des informations et des garanties sur la vente, celui qui est également membre du Collectif pour le futur du site de Grignon soutient, comme l'intersyndicale de l'école, les étudiants : "On a vraiment essayé tout un tas de choses et on n'a pas pu avancer. Le blocus est une voie intéressante : ils obtiennent des rendez-vous que nous n'avons pas eus." A la communauté de communes Cœur d'Yvelines, Bertrand Hauet, en charge du dossier, abonde : "Si le niveau d’écoute qu’ils ont eu est le même que le niveau de consultation que nous avons eu, je peux comprendre qu’ils soient déçus de la façon dont ils sont traités."

Un ancien élève ministre de l'Agriculture

Depuis le 16 mars, grâce à l'entremise de la direction de l'école, des représentants des étudiants ont été reçus virtuellement par des conseillers du ministre de l'Agriculture et des représentants de la Direction de l'immobilier de l'Etat (DIE), l'organisme qui pilote la vente. "Ils nous ont dit : 'Faites-nous confiance'", résume Elias Chouli, qui a participé aux échanges. Une garantie bien faible pour les occupants. "Il y a une phrase du directeur de la DIE qui nous a fait tiquer, raconte le jeune homme. Il nous a dit : 'On prend toujours en compte les enjeux environnementaux, on exige l'isolation des bâtiments'. Si pour eux, c'est simplement ça, la transition écologique... Si on ne met pas le même sens derrière les mots, c'est compliqué."

Pour le ministère de l'Agriculture, les "aspects environnementaux sont traités" et les inquiétudes des étudiants infondées. "Le règlement d’appel à candidatures précise que tout dossier doit comporter une note d’intégration paysagère pour s’assurer que le projet n’impacte pas la nature de la zone", assure le cabinet du ministre, en soulignant que le Plan local d'urbanisme, "non modifié par le processus de cession",  protège la forêt et les terres agricoles. De son côté, la Direction de l'immobilier de l'Etat, qui assure la présidence du jury de sélection, promet que ce dernier "étudie avec attention la qualité de la programmation envisagée par les candidats, dont le respect de l'intégrité patrimoniale du site, la démarche environnementale ou encore la valorisation paysagère de l'espace naturel". "Les auditions avant la remise des offres finales ont d'ailleurs permis au jury d'interroger les candidats sur ces points", insiste-t-on.

Des étudiants profitent du soleil sur le site d'AgroParisTech, à Thiverval-Grignon (Yvelines), le 30 mars 2021. (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Pour sortir de cette impasse, les bloqueurs d'AgroParisTech demandent à rencontrer Julien Denormandie, ministre de l'Agriculture depuis juillet 2020 et... ancien pensionnaire de Grignon. "C’est plus dur pour lui de faire la sourde oreille à son ancienne école. C'est un appui dont on se sert. L'an dernier, il était venu nous voir au Salon de l’agriculture pour dire qu’il avait passé sa meilleure année ici et qu'il y a rencontré sa femme", raconte Elias Chouli, qui tient à préciser que Julien Denormandie n'est pas à l'initiative du processus de vente. Le 23 mars, le ministre a écrit à ses lointains successeurs pour leur proposer une rencontre, à condition que le blocus soit levé. Inacceptable pour les étudiants. "Si on le lève, on perd notre rapport de force et on risque de ne pas avoir de suite", justifie Julie Perrin.

Des échanges directs avec les candidats

Ce rapport de force, les étudiants comptent bien en profiter le plus longtemps possible pour influencer le jury. Les conditions pour la pérennité de leur mouvement sont réunies : peu de présence policière, un certain confort puisqu'ils vivent déjà sur le campus en temps normal et un soutien, sur le fond, de leur direction, qui souhaite que la ferme expérimentale, rattachée à l'école, puisse continuer à exploiter les terres agricoles du domaine après la vente... Dans sa première prise de parole publique depuis le début du mouvement, le directeur d'AgroParisTech confirme à franceinfo qu'il ne demandera pas l'évacuation du site par les forces de l'ordre. "Je suis dans un entre-deux, explique Gilles Trystram, "plutôt fier" que ces étudiants défendent l'environnement et l'agroécologie. Je ne trouve pas que le blocus soit la meilleure action. Cela pénalise le personnel et les activités du site. Mais s'ils en sortent par le haut, en exprimant bien leurs arguments et que leur point de vue est considéré, c'est une bonne chose." Seul écueil à l'horizon : le départ en stage des étudiants en première année, prévu mi-avril.

Lundi 29 mars, le maintien du blocus a été voté, via une application mobile permettant l'anonymat des 279 votants, à 69%, pour une semaine supplémentaire. Outre le dialogue avec l'Etat, cette mobilisation leur a déjà permis d'attirer l'attention des médias sur la situation. Elle a aussi rassemblé autour d'eux un aréopage de soutiens divers allant de Julien Bayou, tête de liste écologiste pour les régionales en Ile-de-France, à l'animateur télé Stéphane Bern, en passant par l'ancien macroniste Cédric Villani, "l'insoumise" Clémentine Autain, également candidate aux régionales, ou le membre du Haut Conseil pour le climat Jean-Marc Jancovici.

Dans les prochains jours, elle va leur permettre d'échanger directement avec les quatre candidats ayant émis une offre finale : deux promoteurs immobiliers, Altarea Cogedim et Novaxia, une alliance d'anciens élèves, de riverains et de la collectivité de communes, Grignon 2026, et un aménageur public, Grand Paris Aménagement. Parmi ces acteurs, Altarea Cogedim, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, fait figure d'épouvantail. D'après les informations glanées par les étudiants, son projet prévoit de modifier le Plan local d'urbanisme pour construire des logements sur une partie des terres agricoles. Pour les étudiants, cette modification possible illustre la fragilité de cette garantie, mise en avant par le ministère de l'Agriculture et défendue par la maire de Thiverval-Grignon, Nadine Gohard – "Tant que je serai là, cela ne bougera pas". "Dans cinq ans, cette garantie n'existe plus. La maire n'est élue que pour six ans", rappelle Lucie Latrive.

Un champ du domaine de Grignon (Yvelines), sur lequel un des candidats projette de construire des logements, photographié le 30 mars 2021. (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

A l'opposée d'Altarea Cogedim, l'offre de Grignon 2026 semble la plus proche des préoccupations des étudiants, même s'ils refusent de soutenir officiellement un candidat. Ce projet prévoit de reprendre les bâtiments en l'état pour en faire un centre de séminaire basé sur la transition écologique, des bureaux d'entreprises et une école, sans morcellement du site et avec ouverture du parc au public. Résident du domaine où se trouvent quelques logements de service, Pascal Clerc, président du Collectif pour le futur du site de Grignon, l'une des associations derrière Grignon 2026, observe avec admiration la mobilisation des étudiants. "Ils sont motivés, organisés et clairs sur leurs revendications. Vu qu'ils sont structurés, ils obtiendront quelque chose, estime cet ancien directeur de l'Environnement au département des Yvelines. Officiellement, rien ne change avec leur mouvement, mais officieusement, cela fait réfléchir au ministère, j’en suis persuadé." La désignation du projet lauréat est prévue, selon la DIE, "dans le courant du mois de mai".

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