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Pourquoi le projet de loi de programmation de la recherche fait grincer des dents le monde universitaire

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des étudiants manifestent contre le projet de loi de programmation de la recherche (LPR), le 17 novembre 2020 à Paris. (PHILIPPE LABROSSE / HANS LUCAS / AFP)

Le projet de loi de programmation de la recherche, voté définitivement par le Parlement vendredi, entend requinquer un système anémié. Mais plusieurs points fâchent les chercheurs, mobilisés depuis plusieurs semaines.

"Un investissement historique", selon le gouvernement. Une "réforme en trompe-l'œil" pour les enseignants-chercheurs qui y sont opposés. Le Parlement a définitivement adopté, vendredi 20 novembre, le projet de loi de programmation de la recherche (LPR) pour les années 2021 à 2030. Si le préambule du texte repose sur un constat largement partagé, à savoir que la France souffre d'un "déficit croissant d'investissement" dans sa recherche et que "les carrières scientifiques attirent de moins en moins", la majeure partie du texte se heurte à la défiance accrue de la communauté universitaire et scientifique. Franceinfo vous explique les raisons de cette contestation.

Parce que les moyens supplémentaires annoncés sont jugés insuffisants

Avec cette loi, le gouvernement promet de réinjecter "25 milliards d'euros" dans la recherche publique, étalés par marches progressives sur les 10 prochaines années. L'objectif est qu'en 2030, le budget annuel de la recherche publique atteigne 20 milliards d'euros par an, contre 15 actuellement. Tout au long des débats, la ministre de la Recherche, Frédérique Vidal, ancienne chercheuse et présidente d'université, n'a cessé de louer un "investissement inédit". "Le message, c'est qu'il y a un avenir, il se prépare en redonnant de l'attractivité aux métiers de la recherche", souligne-t-elle auprès de l'AFP.

Mais de nombreuses critiques jugent l'enveloppe globale, présentée comme "historique", trop faible au démarrage, et sans garanties au cours des prochains quinquennats. Le fait de prévoir une programmation sur 10 ans est pointé du doigt, car la période est longue et les incertitudes demeurent sur les investissements futurs, selon les opposants. "Dans une loi qui plus est, lorsqu'elle est prévue pour dix ans (2021-2030), il faut tabler sur le long terme et pas seulement sur le court terme. Il faut à la fois embaucher du personnel permanent, promouvoir la partie projets mais aussi valoriser la recherche de fond", pointe à France 3 Paris Ile-de-France Benoît Mosser, enseignant-chercheur et membre de la CPCN, une instance chargée entre autres du recrutement pour le CNRS.

Le Sénat, en commission, a noté que compte tenu de l'inflation, l'augmentation annuelle d'au moins 5 milliards par an n'équivaudrait en 2030 qu'à un milliard, rappelle Le Monde (article pour abonnés). Le quotidien cite aussi les estimations du collectif RogueESR, fermement opposé à la politique gouvernementale en matière de recherche depuis 2017, qui "a montré que la pente de progression entre 2021 et 2030 serait finalement la même que ces dernières années, moins de 500 millions d’euros par an". 

Insuffisant, donc, selon les opposants au texte, pour consacrer 1% du PIB à la recherche publique, alors que la France avait pris cet engagement à Lisbonne il y a vingt ans, comme les autres pays développés. "Il y a urgence pour la recherche, nous explique-t-on, mais le gouvernement préfère faire peser l'essentiel de l'effort financier sur les quinquennats suivants et ne peut 'garantir' que 400 millions de plus l'an prochain. Ça n'est pas sérieux", souligne auprès de France 3 Kevin Belkacem, astrophysicien à l'Observatoire de Paris, chargé de recherche au CNRS

Parce que deux amendements déposés au Sénat ont mis le feu aux poudres

La contestation contre le projet de loi s'est aiguisée ces dernières semaines, à la faveur d'amendements votés au Sénat. Le premier crée un délit d'entrave, qui vise à pénaliser les intrusions de personnes extérieures dans les universités, si elles troublent la "tranquillité ou le bon ordre" de l'établissement. Ce délit d'entrave sera puni d'un an d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende, une peine portée à trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende dès lors qu'elle est commise "en réunion". "C'est sans précédent", a affirmé, le 10 novembre sur France Culture, l'enseignante-chercheuse Christelle Rabier, spécialiste de l'histoire des sciences à l'EHESS. Sur la même antenne de radio, Sylvie Bauer, présidente de la commission permanente du Conseil national des universités, estime que "c'est donc une façon de couper tout ce qui relève du débat politique polémique".

Le délit d'entrave "n'est en rien une entaille dans la liberté de manifester des étudiants ou des personnels", a tenté de rassurer Frédérique Vidal, mardi à l'Assemblée. Et la ministre d'affirmer : "Le dispositif introduit dans le texte n'apporte rien de plus qui n'existe déjà dans notre arsenal juridique et pénal." "Pourquoi introduire cette disposition si elle ne change rien ? La conclusion qu'on en tire, c'est bien que ça change quelque chose et que c'est très problématique, car ça pourrait signifier la fin de la franchise universitaire, grâce à laquelle les forces de l'ordre peuvent uniquement intervenir sur les campus à la demande des présidents d'université", rétorque Sylvie Bauer à 20 Minutes.

Un second amendement, ajouté in extremis en séance nocturne, attise les critiques. Il consiste à minorer le rôle du Conseil national des universités (CNU) dans le recrutement des enseignants-chercheurs. Actuellement, cette instance, constituée d'élus et de nommés, organisée en sections disciplinaires, valide les dossiers avant leur examen par des commissions. Avec l'amendement des sénateurs, validé en commission mixte paritaire le 9 novembre, le recrutement se fera directement par les universités. Ce changement fera d'abord l'objet d'une expérimentation.

"Rien ne garantit qu'à la faveur de quelques 'services rendus' ou de quelques 'copinages', de tels dossiers ne permettront pas à leurs auteurs de décrocher demain le statut d'enseignant-chercheur", s’inquiète Arnaud Martinon, président de la section droit privé du CNU, sur le site Dalloz. Cela risque de favoriser les "recrutements locaux", abonde la professeure de droit Véronique Champeil-Desplats, opposée à la loi. "Alors que les gens étaient plutôt résignés, les amendements du Sénat ont exacerbé la colère et réveillé les collègues", estime-t-elle auprès de l'AFP. Y compris dans des disciplines peu enclines à la contestation. Car le gouvernement expliquait depuis des mois que la LPR ne toucherait pas à ce rôle de filtre que joue le CNU. La ministre de l'Enseignement supérieur a finalement promis une "phase de concertation", pour "rédiger le décret" sur le CNU.

Parce qu'"une explosion de la précarité" est redoutée à cause des nouveaux types de contrats 

En plus de cet amendement sur les modalités de recrutement des enseignants-chercheurs, le projet de loi de programmation de la recherche instaure des voies parallèles aux recrutements statutaires, pour rendre les métiers scientifiques plus attractifs. Sur le modèle américain, 1 400 chaires de "professeurs junior" seront créées, permettant, au bout de trois à six ans, d'intégrer plus directement le corps des professeurs des universités ou directeurs de recherche. Un "CDI de mission scientifique" sera créé, qui prendrait fin avec la réalisation du projet. 

Pour plusieurs syndicats et collectifs, cela ne passe pas. Ils fustigent une "attaque" contre les postes statutaires, déjà raréfiés pour les jeunes, et craignent une "explosion de la précarité". Dans un avis rendu en juin, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) avait regretté que seulement "5 200 postes pérennes soient créés d'ici à 2030 et trois fois plus de contractuels recrutés", alors qu'"un quart des effectifs sont déjà non permanents""On a perdu en quelques années quasiment un tiers des postes, qui seront remplacés par des postes précaires", alerte sur franceinfo Hélène, chercheuse au CNRS. Le statut de professeur junior inquiètent les entrants dans le domaine de la recherche. "La solution proposée pour revaloriser la recherche, c'est de nous proposer des contrats sur le modèle anglo-saxon, dénonce sur franceinfo Jules, normalien et agrégé de chimie. J'ai peur que cela allonge encore le temps de précarité des jeunes chercheurs. La précarité n'est pas compatible avec une bonne recherche."

Parce que le rôle de l'Agence nationale de la recherche est renforcé

Autre mesure phare du projet de loi : le renforcement de la recherche par appel à projets, en fléchant l'essentiel des financements vers l'Agence nationale de la recherche (ANR), créée en 2005. Faute de moyens suffisants, elle sélectionne trop peu de projets (16% seulement sont retenus, bien en deçà des standards internationaux). La LPR vise un taux de réussite de 30%, pour soutenir une recherche "de qualité", notamment les projets les "plus risqués et les plus originaux", et mieux "rayonner". Il est prévu d'accroître son financement d'un milliard d'euros, en complément des financements "de base" des laboratoires, dont les montants seront augmentés de 10% dès 2021, et de 25% à l'horizon 2023.

Ce choix est au cœur de la contestation. Les opposants au texte regrettent une enveloppe insuffisante pour les crédits de base des laboratoires, dont les moyens n'ont cessé de décliner au fil des ans. Les opposants y voient la promotion d'une recherche sélective et de court terme, au détriment de la liberté académique. L'innovation, arguent-ils, est souvent le fruit du hasard et nécessite du temps long. "Cette priorité à l'ANR a irrité également une partie de la communauté universitaire, qui depuis longtemps pointe les défauts de cette agence, accusée de lourdeur administrative, de privilégier le court terme ou de stériliser la prise de risque", résume Le Monde (lien pour abonnés). 

Dans une lettre ouverte à la ministre, notamment déclinée sur son compte Twitter, Patrick Lemaire, président de la Société française de biologie du développement, raille un "tour de passe-passe sémantique" qui conduit à inventer le "financement récurrent sur projet".

Une lettre dans laquelle Patrick Lemaire évoque aussi, mais surtout, le sentiment d'un rendez-vous manqué avec cette loi.

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